L’énigme de la différence

En nous disant, en langage mythique, d’où vient la différence sexuelle, la Bible montre qu’il s’agit d’un élément fondamental de la nature humaine. Cette différence énigmatique dit beaucoup de Dieu. C’est parce que nous sommes homme et femme que nous sommes à son image et ressemblance. C’est ce que l’amour humain porte et révèle.

Que l’être humain soit sexué, homme ou femme, devrait nous surprendre. On me dira que les animaux, et même quelquefois les plantes, sont sexués, que tout cela est normal. Eh bien, moi, j’en suis étonné, qu’il s’agisse d’animaux, de plantes ou d’hommes. Je connais les explications scientifiques à ce sujet. Elles partent toutes de l’expérience, du “c’est comme ça”. Elles ont raison, car telle est la logique de leur démarche. Mais la question “pourquoi est-ce comme cela ?” relève d’un autre type de curiosité.

Homme et femme il les fit

Comment se fait-il que ce “semblable" présent en face de moi soit en même temps le “différent” par son sexe ? Cette coïncidence du semblable et du différent dans le même être est pour chacun mystère. Contradictoire, elle est source de réflexes contradictoires. Curiosité, bien sûr, mais aussi réflexe de défense et attrait. Disons tout de suite que “différence sexuelle” ne désigne pas seulement les particularités physiologiques de chaque sexe, mais des manières différentes de sentir, de penser, d’habiter le monde. En fait nous sommes sexués de la tête aux pieds et de A jusqu’à Z. Nuance : il y a en chacun comme des vestiges de l’autre sexe, une composante féminine chez le mâle, une composante masculine chez la femme, tout cela plus ou moins accusé et relevant d’une autre réflexion. Nuance encore : notre manière d’être homme ou femme se vit à l’intérieur d’une culture qui peut avoir artificiellement déterminé les rôles et les manières d’être. Pour une part, c’est à l’encontre de ces déterminations, souvent inégalitaires, que Paul écrit que, dans le Christ, il n’y a plus ni homme ni femme, comme il n’y a plus d’esclave ni d’homme libre. Cela dit, voyons comment la Bible parle de l’homme et de la femme.

Au commencement, l’Adam est seul

Les auteurs bibliques n’ont pas été épargnés par l’étonnement qui devrait nous saisir quand nous découvrons que nous sommes homme ou femme. Les petits enfants eux-mêmes ne sont-ils pas surpris, et curieux, quand ils constatent la différence de leurs camarades ? Si la Bible prend la peine de nous dire, même en langage mythique, d’où vient la différence sexuelle, c’est parce que ses auteurs voient là une énigme. Au verset 22 du chapitre 1 de la Genèse, la fécondité est donnée aux animaux, mais sans qu’il soit question de différence sexuelle. Celle-ci n’est mentionnée qu’à propos de l’être humain, comme si pour nous elle revêtait une importance particulière (verset 27). Décalée de la fonction de reproduction, puisqu’on n’en parle pas à propos des animaux, la différence sexuelle est avant tout reliée à l’image et ressemblance de Dieu.

Remarquons au passage que la langue française pose un problème : nous employons le mot “homme” pour désigner aussi bien l’être humain que le représentant mâle de l’espèce. Si espèce il y a, car notre texte ne parle d’espèces que pour les plantes et les animaux : l’être humain n’est pas une espèce, il est “image et ressemblance”, et cela en étant mâle et femme.

Au chapitre 2, issu d’une tradition différente, l’être humain, l’Adam (le Terrestre, parce que tiré de la terre), est créé sans qu’il soit question d’homme et de femme. Cet humain indifférencié reçoit, au verset 17, l’interdit à propos de l’arbre de la connaissance. Mais Dieu n’est pas satisfait : alors qu’au chapitre 1 il avait constaté que ce qu’il avait fait était “bon”, et même “très bon” quand il s’agissait de l’homme et de la femme, ici il déclare : Il n’est pas bon que l’homme soit seul, je lui ferai un vis-à-vis (on peut traduire “une aide”) semblable à lui. Suit la création des animaux. Sont-ils des “vis-à-vis semblables” ? Non, puisque l’homme leur donne un nom par lequel il pourra les appeler, signe évident de supériorité. Face au monde animal, l’Adam est seul. Or, la création n’est pas “bonne”, tant que l’Adam n’est pas unité d’une diversité, tant qu’il n’est pas “société”.

Dieu fait sortir de l’humain indifférencié la part féminine, pour lui donner existence propre. Ce qui reste de l’Adam après cette chirurgie est incomplet. Quand il dit : Celle-ci est chair de ma chair et os de mes os, il signifie que sa chair et ses os sont pour une part hors de lui, que pour être total, complet, il devra sortir de lui-même et aller vers une autre. A eux deux ils seront l’Adam, mais il y faudra un déplacement, une perte de soi. Pesons les mots : C’est pourquoi le mâle quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les deux deviendront une seule chair. En fait ils l’étaient déjà, dans le corps de l’humain non sexué.

Quand la femme paraît

Maintenant les voici face à face avec la tâche de retrouver une forme d’unité qui ne sera plus seulement naturelle mais voulue en liberté. Alors seulement l’humain sera totalement créé et, pour revenir au langage du chapitre 1, totalement “image et ressemblance”. C’est pourquoi il faut attendre l’apparition de la femme pour que l’homme accède à la parole. En 2,19-20, il est dit qu’Adam nomme les animaux mais il n’est pas cité en style direct : on ne dit pas ce qu’il dit. Maintenant, on l’entend parler et c’est pour dire que son vis-à-vis est avec lui une seule réalité. Unité, et pourtant distance : “celle-ci”, dit l’homme, la désignant comme extérieure à lui. Selon sa fonction fondamentale, c’est la parole qui fait le pont, qui voyage de l’un à l’autre pour franchir l’intervalle et faire l’unité. Sexualité humaine et parole apparaissent en même temps. Et voici que l’Adam, être humain indifférencié, prend des noms nouveaux : Isch pour le mâle, Ishshâ pour la femme, termes qui connotent à la fois l’unité et la différence. Charmant mais intraduisible : mâle-femme ne sont pas de même racine, époux-épouse introduisent un aspect juridique (le mariage) qui ne convient pas au niveau de ce texte. L’argot du 20e siècle parlait d’un Jules et d’une Julie, noms difficiles à utiliser dans un commentaire aussi sérieux que celui-ci. On remarquera la subtilité de la rédaction du verset 23 : il n’est pas dit, comme pour les animaux, que l’homme donne un nom à la femme, ce qui impliquerait supériorité et prise de pouvoir : “Celle-ci” est sujet d’un verbe au passif, “sera appelée”. Par qui ? Le texte ne le dit pas et on a envie de répondre “par Dieu lui-même”.

Le risque de la violence

Aux versets 23 et 24, la différence sexuelle n’est pas un lieu de violence mais de désir. Isch quittera son père et sa mère pour s’attacher à Ishshâ. En 3,16 c’est elle qui s’entend dire que son désir la portera vers son homme. Ce désir mutuel naît de la fascination de l’altérité. On l’a dit, l’autre est mystère. Il ou elle est à la fois ce que je suis et ce que je ne suis pas, ce qui me manque pour être l’humain intégral. D’où le désir de faire Un pour qu’advienne le Tout. L’union sexuelle semble combler au point qu’un “après” n’est pas imaginable et qu’on a pu parler de “petite mort”. Comment se fait-il que la différence, qui est terrain de l’amour, puisse devenir le terrain du contraire de l’amour, la violence ? L’acte sexuel présente des liens avec l’anthropophagie : désir d’absorber l’autre, de s’en nourrir, mais aussi de se donner soi-même à manger, de se faire dévorer, de se perdre en l’autre. Cela a été expliqué par des psychologues très compétents et ne connote pas forcément une violence perverse, mais peut s’y égarer.

C’est ainsi que le désir peut devenir très ambigu. Désirer l’autre peut se détériorer en volonté de le posséder, sans le laisser être lui-même. Tentative de l’obliger à se conformer à une image, un modèle rêvé. Il y a là quelque chose qui s’apparente au meurtre. Inversement, qui désire l’autre risque de se trouver dans la situation du quémandeur, donc en position d’infériorité : "Ton désir te portera vers ton homme, mais lui dominera sur toi." Le rapport homme femme est devenu conflictuel, construit sur le modèle maître-esclave. L’auteur de ce verset 16 de Genèse 3 vit dans une civilisation patriarcale. Constatant la domination de l’homme sur la femme, il pourrait se dire "c’est comme ça" et tourner la page. Au contraire, il se demande : "comment cela se fait-il ?" et, sans hésitation, il y voit une conséquence du péché, de la volonté perverse de s’approprier le “tout”.

À vrai dire, l’ensemble de l’Ecriture n’insiste pas sur la position dominante de l’homme. On ne marie pas des femmes sans leur consentement, souvent elles prennent des initiatives déterminantes. Il faudrait un autre article pour traiter du statut de la femme dans la Bible. Notons simplement que si le parcours de l’homme aboutit à la mort ("tu es poussière et tu retourneras à la poussière"), le périple de la femme rebondit vers la vie : Alors l’homme appela la femme Eve (la vivante) parce qu’elle est la mère de tous les vivants. (Genèse 3,19-20)

A l’image de Dieu, qui est différence

On a dit que l’attrait sexuel est l’attrait du mystère, la fascination exercée par un être à la fois semblable et différent, que je ne comprends pas totalement parce qu’il est ce que je ne suis pas. Faire mien ce qu’il est devient un besoin, racine du désir. Chacun sent qu’il n’est pas tout l’humain et que l’autre lui est nécessaire pour réaliser l’humanité intégrale. On peut dire que, pour chacun, l’autre illustre la différence divine, la différence absolue du “Tout Autre”. Cette distance-différence est sans cesse à franchir pour que nous puissions émerger à la vie de Dieu, à Dieu qui est la vie. Ainsi l’homme et la femme sont l’un pour l’autre présence divine. “Chair de ma chair et os de mes os” peut s’appliquer au Dieu de l’incarnation. Les relations du Christ et de l’Eglise représentative de l’humanité s’expriment en termes nuptiaux et il ne s’agit pas d’une simple métaphore (voir Ephésiens 5,25-32), car l’Alliance biblique évolue vers une alliance de type matrimonial : elle réalise l’union la plus étroite possible en magnifiant la différence entre les partenaires.

Mais la communion de l’homme et de la femme prend une autre signification : au-delà de l’alliance Dieu-humanité, elle donne à pressentir ce qu’est Dieu en lui-même et c’est pourquoi Genèse 1 explicite “Il créa l’humain à l’image de Dieu par mâle et femme il les fit”. C’est donc parce que nous sommes homme et femme que nous sommes image et ressemblance de Dieu. Résumons, au risque de par trop schématiser. Si nous sommes différence sexuelle, c’est parce que Dieu est en lui-même différence.

Dans notre langage religieux, d’ailleurs hérité de l’Ecriture, nous disons que Dieu est Père, Fils, Esprit. Certes, nous ne parlons pas de différence sexuelle en Dieu, mais le fait de n’être soi-même que par la communion avec un autre concerne le couple humain aussi bien que Dieu lui-même. C’est pourquoi nous sommes conduits à voir Dieu et l’être humain comme tissu de relations. Saint Thomas disait déjà que le Père, le Fils, l’Esprit sont des relations subsistantes. Pour le théologien Paul Beauchamp, Dieu est unité sans cesse se faisant. En perpétuelle genèse. Nous ne disons pas autre chose quand nous répétons que Dieu est Amour ; ou qu’il est Vie. Ajoutons que la différence sexuelle et l’impératif d’union qu’elle comporte est significative de toutes les autres différences (raciales, culturelles, etc.). Nous rencontrons toujours et partout des êtres différents de nous. Chaque fois, nous sommes devant un choix lourd d’attitudes diverses : nous défendre, rejeter, dominer, aimer. Voilà pourquoi la seule Loi, qui récapitule toutes les autres, est le “commandement” de l’amour.

L’amour, vérité de la sexualité

On aura compris que parvenir, en nous laissant créer selon l’amour, à l’image et ressemblance divines est confié à notre liberté et qu’il y faut du temps. La relation entre les sexes se transforme au fil d’une histoire souvent mouvementée. L’amour de départ est la plupart du temps mêlé de non-amour masqué par l’effervescence initiale. On peut, par exemple, exclure résolument la perspective de la fécondité. On peut aussi s’adonner aux jeux érotiques sans véritable amour. Les premières rides, les premières misères physiques auront raison de cette parodie. En d’autres termes, il y a de la marge entre la sexualité vécue de façon vraiment humaine et la pratique toujours en deçà ou à côté de “l’idéal”. Peut-être l’activité érotique atteint-elle son but quand elle devient non nécessaire, quand l’amour peut se vivre et se dire sans elle. Cela n’enlève pas à la vie sexuelle son caractère de figure prophétique, ni sa valeur. Le Cantique des cantiques est à relire dans ce sens, non en donnant à ce texte un sens immédiatement et uniquement spirituel, mais en comprenant que spirituel et “charnel” sont d’un seul tenant et passent l’un par l’autre.

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Marcel DOMERGUE s.j.

Rédacteur à Croire aujourd’hui (†2015).

Publié: 01/06/2016