Pour une finance à dimension éthique

L’économie mondiale est secouée par une profonde crise financière. Les pays touchés en première ligne par cette crise ont mis en place des systèmes de financement exceptionnel pour calmer les marchés financiers [1]. Tout en mettant fin au cataclysme, ces mesures draconiennes ne s’attaquent pas aux problèmes fondamentaux du système financier mondial qui sont à l’origine de cette crise. A cet effet, d’autres initiatives seront nécessaires. Aussi les démarches visant une plus grande transparence des opérations financières et une régulation plus efficace des rouages complexes seront-elles plus lentes à être mises en place.

Dans les lignes qui suivent, nous posons le débat de la finalité : le développement de tout l’homme et de tous les hommes, dans le sens d’un développement durable de l’humanité, doit à notre avis être la finalité première de l’activité économique. Le secteur financier devrait être au service de cette même finalité. Une des causes essentielles de cette crise financière a été l’orientation (principalement à court terme) des activités de la finance poussées par la recherche d’un bénéfice trop gourmand, préjudiciable au fonctionnement normal de l’économie. La finance était guidée prioritairement, sinon exclusivement par la recherche de rendements exceptionnels, de l’ordre de 14 à 20% par année, soit un multiple du rendement normal dans l’économie réelle. Cette évolution devait forcément engendrer une bulle qui devait exploser un jour [2]. Cette recherche des gains financiers a touché tous les marchés. La flambée du prix du pétrole de même que l’augmentation dramatique du prix de certaines denrées alimentaires négociées sur les marchés internationaux, en début de cette année, traduisent une activité spéculatrice purement financière qui a malheureusement gonflé l’impact d’un déséquilibre entre l’offre et la demande dans le monde réel [3].

Si l’issue critique de cette évolution était prévisible, l’échéance et l’ampleur de la crise ne l’étaient pas. Les principaux acteurs financiers (responsables bancaires et spéculateurs) et politiques (dans leur fonction de régulateur) devaient en être conscients. Leur responsabilité conjointe ne peut plus être niée aujourd’hui. Leur absence d’anticipation ne devrait pas seulement être examinée sous des seuls aspects techniques et réglementaires, mais également dans une perspective plus large, en s’interrogeant sur la finalité de la finance. La tâche de régulation incombant aux responsables politiques inclut également la dimension sociétale voire éthique : Plus concrètement - et formulé de manière positive - la finance devrait être au service de l’économie, elle devrait prendre en considération l’impact à long terme de son modèle de gestion et assumer plus directement des responsabilités concernant les risques systémiques et les effets collatéraux. Comment les responsables politiques peuvent-ils laisser le secteur financier prendre des risques démesurés, dans le seul but de la recherche d’un rendement maximum, alors que ces risques financiers mettent en danger le fonctionnement du marché financier international et que la défaillance d’un ou de plusieurs grands argentiers de ce monde oblige les responsables politiques à intervenir avec des deniers publics parce que la faillite d’une grande banque créerait un risque systémique inacceptable pour l’économie dans son ensemble ?

Assurer une plus grande cohérence des politiques

Au-delà de ces considérations concernant plus directement l’activité financière, on ne peut pas isoler cette crise financière et les moyens utilisés pour s’en sortir des autres problèmes de la planète et des moyens mis en œuvre pour les résoudre. Pour réduire la pauvreté conformément aux objectifs arrêtés par la communauté internationale dans le programme des « Objectifs du millénaire » (millenium goals), il semble qu’il manque 35 milliards de dollar chaque année – soit 20 fois moins que les Etats Unis ont mis sur table en un coup pour subvenir aux banques ou encore 40 fois moins que les Etats européens sont disposés à investir pour sauver le système bancaire européen. Par ailleurs, moins de 3 milliards de dollars par an suffiraient pour assurer un traitement adéquat aux 19 millions d’enfants les plus gravement mal nourris dans le monde [4].

Les responsables politiques soucieux de mettre la finance et l’économie au service de l’homme et du développement durable devraient se sentir interpellés en termes de proportionnalité des moyens investis et en termes de cohérence politique. Au facteur de la cohérence vient aussi s’ajouter celui de l’efficience. La crise bancaire nécessite l’intervention massive des responsables politiques parce qu’il y a un risque systémique. La persistance voire l’aggravation des inégalités sociales et de la misère dans le monde recèlent également un enjeu systémique très réel pour l’humanité, même s’il est un peu plus latent. Une réduction de la pauvreté contribuerait certainement aussi à la paix mondiale et à la lutte contre le terrorisme international. De surcroît, une réduction de la pauvreté aurait un effet positif sur le pouvoir d’achat des plus démunis et contribuerait donc aussi à la croissance économique mondiale.

Réintégrer les questions éthiques dans l’action économique et financière

Au cours des dernières semaines nous avons régulièrement entendu les analystes et les responsables politiques et financiers évoquer la perte de confiance. De quelle confiance s’agit-il ? Quels sont les agents de confiance impliqués ? Comment la confiance s’est-elle ébranlée dans le secteur financier ? Quels sont les déterminants de cette perte de confiance systémique ? Les acteurs du secteur financier et les responsables politiques qui viennent maintenant en pompier à la rescousse du secteur bancaire devraient faire un diagnostic approfondi pour identifier les différents facteurs (y compris les excès) ayant conduit à cette perte de confiance. Certains marchés financiers se sont mieux comportés que d’autres et certains instituts financiers ont été plus sages que d’autres. Au demeurant, les secteurs financiers soumis à une forte surveillance des autorités publiques n’ont pas toujours bien évolué, et les instituts financiers dont le capital est détenu ou garanti par les autorités publiques n’ont pas toujours été mieux gérés que les banques soumises à la pression de leurs actionnaires privés. Aussi les acteurs du secteur financier et les responsables politiques devraient-ils explorer à quel point l’absence d’éthique a laissé se propager des comportements menant à cette perte de confiance.

Une fois ce diagnostic établi, il est clair que la confiance ne se décrète pas. Elle peut s’écrouler très rapidement (nous venons de le constater), mais elle ne se construit que très lentement. Réintroduire la confiance dans un système économique et financier, c’est aussi reconsidérer les finalités et les priorités des actions économiques et financières. A quoi sert la finance ? Que faut-il produire en priorité ? Comment voulons-nous utiliser les ressources - surtout les ressources rares (l’aspect écologique) ? Amartya Sen [5] et Peter Ulrich [6] et bien d’autres économistes ont fourni des apports très riches sur ces dimensions. Ces approches sous-entendent évidemment qu’il convient de réintégrer les questions éthiques dans la réflexion économique. Cette mise en relation de l’éthique avec l’économie est à considérer au plan global et structurel aussi bien qu’au plan personnel [7].

Pour intensifier ce processus il est dès lors indispensable que tant les responsables politiques que la société civile prennent en charge la nécessaire sensibilisation à la dimension éthique des décideurs en matières politiques, économiques et financières. Par ailleurs, chaque citoyen est appelé à considérer ses actions concrètes et la traduction de critères éthiques dans sa démarche et responsabilité individuelles et collectives. Dans le même sens, éthiEco voudrait attirer l’attention sur une conférence et un séminaire qui seront organisés par ErwuesseBildung et la Fondation Caritas Luxembourg les 9 et 10 janvier 2009 sur le thème : Eine andere Welt ist möglich (en langue allemande) ; orateur : Winfried Zimmermann.

Une alternative immédiate pour les épargnants : l’épargne alternative et les fonds éthiques

La complexité du monde financier effraie d’aucun à rechercher une alternative pour le placement de son épargne ou le déroulement de ses activités financières et pour s’orienter vers des options plus transparentes et plus ciblées. Parmi les nombreux choix proposés par le marché, certaines formules essaient de combiner éthique et rentabilité, d’autres, plus exigeantes, privilégient l’éthique et relèguent le rendement financier au second plan. Dans ces deux formules, on retrouve des logiques d’investissement en faveur de l’environnemental et/ou de groupes sociaux défavorisés. Toutes ces formules sont communément regroupées sous les termes « finance éthique » ou « investissement socialement responsable ». Il appartient évidemment à l’épargnant de bien s’informer avant d’investir, sans le laisser leurrer par des formules commerciales qui, sous le couvert d’un jargon d’éthique socialement responsable, cachent en fait un investissement financier assez traditionnel. En soi, ces formules sont incontestablement un puissant levier d’action, qui mérite d’être promu plus largement.

Depuis des années des produits dits éthiques existent sur le marché et sont même offerts au grand public par des banques à Luxembourg. L’association « Etika » (www.etika.lu), fondée en 1996 par cinq ONG luxembourgeoises (Association Solidarité Tiers Monde, Cercle de coopération des ONG de développement, Fondation Caritas Luxembourg, Stëftung Oekofonds et Veräin fir biologesch-dynamesch Landwirtschaft Lëtzebuerg), cherche à favoriser l’accès au crédit par des initiatives donnant la priorité à l’utilité sociale et culturelle, à la solidarité internationale et au développement durable au niveau national et international. Dans cette visée, elle a créé et gère conjointement avec la Banque et Caisse d’Epargne de l’Etat le « Compte d’épargne alternative ». En France, le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement (CCFD) a créé la société SIDI (www.sidi.fr) – Solidarité Internationale pour le Développement et l’Investissement. La SIDI est une société spécialisée dans l’appui financier et technique à des Structures Financières de Proximité de crédit à la micro entreprise (microcrédits).

Le European Social Investment Forum « Eurosif » (www.eurosif.org), une association réunissant un grand nombre d’acteurs du secteur financier dont l’association luxembourgeoise des fonds d’investissement (ALFI), a réuni une documentation très riche au sujet des possibilités d’investissement socialement responsables existant au niveau européen (11). Les personnes souhaitant placer leurs fonds dans des projets de micro-finance peuvent également consulter les informations réunies et publiées par « Luxflag » (www.luxflag.org), une association sans but lucratif de droit luxembourgeois créée avec l’appui des autorités luxembourgeoises.

Il existe donc des actions très concrètes qui donnent un signal et un message très clair pour une réorientation des activités financières avec une dimension sociétale et éthique. Les réformes structurelles nécessaires devraient s’inspirer de ces modèles, surtout pour ce qui est du message de base, à savoir une finance prioritairement au service de l’homme, c’est-à-dire du développement de tous les hommes et de tout l’homme, comme aimait à le revendiquer François Perroux [8].

[1Le montant des pertes sur des crédits accordés aux Etats-Unis (essentiellement des prêts hypothécaires) et détenus par des créanciers tant aux Etats-Unis que dans le monde entier a été estimé à 1 400 milliards $ par le Fonds Monétaire International. Les pertes reconnues à ce jour par des instituts financiers (banques, hedge funds, compagnies d’assurance et autres créanciers) sont estimées à environ 760 milliards $ (source : Economist, October 11, 2008, special report, p.4)

[2La Banque des Règlements Internationaux estime la valeur notionnelle de tous les engagements financiers en cours fin 2007 à 600 000 milliards $. Cet ordre de grandeur correspond à onze fois le produit intérieur brut du monde entier. (source : Economist, October 11, 2008, special report, p. 4)

[3Confronté à une explosion des prix des denrées alimentaires, en 1947, Harry Truman, le Président des Etats-Unis, a porté le « margin requirement » à 33% pour les opérations de négoce portant sur les denrées alimentaires, en déclarant que « food prices should not be a football to be kicked about by gamblers ». (source : Economist, October 11, 2008, special report, p. 4)

[4Action contre la faim, Dossier de presse

[5« Prix Nobel » d’économie en 1998 pour ses travaux sur la famine, sur la théorie du développement humain, sur l’économie du bien-être, sur les mécanismes fondamentaux de la pauvreté, et sur le libéralisme politique.

[6Directeur de l’Institut d’économie éthique de l’Université Sankt Gallen, Suisse

[7Ulrich Thielmann, Interview au DeutschlandRadio le 9/10/2008

[8Perroux, François (1981). Pour une philosophie du nouveau développement. Paris, Aubier : Presses de l’Unesco

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EthiEco

Groupe de réflexion sur l’éthique et l’économie au service de l’homme, Luxembourg.

Publié: 01/02/2009