Migrations - Des fantasmes aux réalités

Texte d’une conférence donnée par le père Christian Mellon, sj, du CERAS à Lille le 22 mars 2010, invité par les Semaines Sociales du Nord.
Le CERAS, centre de recherche et d’action sociales, contribue à la réflexion des chrétiens sur les questions sociales, économiques, politiques et internationales et publie la revue PROJET. (www.ceras-projet.com)

Il faut commencer par s’informer avec sérieux [1]. Il y a sur ce dossier des ignorances, des confusions, des simplifications affligeantes : on fantasme sur les chiffres, on confond « étrangers » et « migrants », ou « sans papiers » et « clandestins » ; on amalgame immigration et islam, ou immigration et criminalité, etc. Rassemblons donc quelques données factuelles, telles qu’on les trouve dans ce que publient des experts reconnus comme Catherine de Wenden (voir notamment son article dans Projet 297 et surtout son dernier livre, La globalisation humaine) ou le directeur de l’INED, François Héran, dans Le temps des immigrés (Seuil, 2007).

Monde

Il faut d’abord s’accorder sur le sens du mot « migrant ». Il désigne une personne « qui est née étrangère dans un autre pays que celui dans lequel elle vit ». A distinguer des « déplacés » qui sont ceux qui ont quitté leur lieu de vie, mais sans franchir une frontière.

En 2006, le « stock » de migrants, sur la planète, était estimé à 191 millions (soit 3 % de la population mondiale).
Ces 191 millions se répartissaient ainsi :
Sud/Sud : 61
Sud-Nord 62
Nord-Nord 53
Nord-Sud 14

C’est peu, mais c’est en augmentation. Dans les années 70, c’était seulement 2 % de la population mondiale.

Plusieurs facteurs expliquent cette augmentation constante de la mobilité :

  • La chute des régimes qui enfermaient leurs citoyens. Aujourd’hui, tous les pays (sauf Cuba, la Corée du Nord, la Birmanie et, à un moindre degré, la Chine) laissent leurs ressortissants sortir librement. Les passeports se sont généralisés. Selon Catherine de Wenden, le « droit de sortie » est devenu universel. C’est d’ailleurs conforme à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, qui dit que chacun a le droit de quitter un pays, y compris le sien. Cet article ouvre un « droit à la migration ». Le problème, c’est que le corollaire logique - le droit de s’installer dans un autre pays - n’est pas mentionné. Il y a donc un « droit de sortie », sans « droit d’entrée » correspondant. Si le droit de sortie est de mieux en mieux respecté, le droit d’entrée dans un autre pays reste soumis à la souveraineté des Etats.
  • Les moyens de transport se sont développés considérablement. Le tourisme s’est mondialisé. 800 millions de personnes, chaque année, franchissent une frontière, dont la moitié au moins pour des vacances ou du tourisme.
  • Les conflits armés continuent à jeter sur les routes de l’exil des populations victimes ou menacées. On voit affluer en Europe, ces temps-ci, les irakiens, les afghans... Il y a quelques années les tchétchènes.
  • Bientôt il faudra compter avec les « réfugiés environnementaux ». Selon certains rapports de l’ONU, 50 millions de personnes, dès 2020, pourraient être contraintes de quitter leur pays parce que leur terre sera devenue invivable (trop sèche, ou trop inondée)
  • Economie : les pays de départ peuvent favoriser le départ de leurs ressortissants, car les sommes renvoyés à leurs familles sont importantes : 232 milliards d’euros sont expédiés par les migrants vers leurs pays d’origine. Somme supérieure à celle de l’aide publique au développement. Les Philippines, par exemple, encouragent la migration : 1 philippin sur 11 vit à l’étranger.
  • Le « mal-développement » est souvent souligné comme cause des migrations. On se souvient de la phrase de Michel Rocard sur « la misère du monde ». Mais toutes les études soulignent que ce ne sont pas les plus pauvres qui migrent. Il faut pour migrer avoir quelques ressources, des relations, un minimum d’éducation... Un début de développement, dans un pays très pauvre, augmente plutôt les possibilités de migrer. Le facteur qui provoque le désir de partir, ce n’est donc pas la misère, mais le « différentiel de développement » : grâce aux médias, désormais, la plupart des habitants des pays mal développés (ce qui signifie autant : corruption, manque de démocratie, tensions ethniques, absence de débouchés pour les diplômés, que pauvreté) voient comment on vit dans les pays riches. Il faut donc récuser les discours qui présentent le développement comme un « remède » au « mal » que serait la migration. Ce n’est vrai qu’à moyen et long terme.

Notons de grands changements qualitatifs, qui vont dans le sens d’une forte diversification des migrants. Hier, le migrant type était un homme, peu qualifié, allant offrir sa force de travail, avec le désir de revenir chez lui ensuite. Aujourd’hui, les migrants ont des profils très divers : des demandeurs d’asile, des femmes et enfants plus nombreux ; des élites qualifiées (voire très qualifiées).

Les divers types de migrations :

  • migration d’établissement
  • migration de travail
  • migration familiale (regroupement et mariage)
  • étudiants : en 2000, il y avait 2 millions d’étrangers dans les universités des pays développés
  • réfugiés et demandeurs d’asile : 13,5 millions en 2005
  • migrants illégaux : 12 millions aux Etats-Unis

Europe

L’Europe est aujourd’hui la région du monde où arrivent les plus importants flux de migrants : il y entre chaque année plus de migrants légaux (1,4 million) que dans l’ensemble Etats-Unis plus Canada plus Australie (850.000).

Jadis, l’Europe (sauf la France) était une terre de départ : vers les nouveaux continents, vers la colonisation. Dans les Etats européen, l’immigration d’accueil ne fait donc pas partie de l’identité nationale, alors qu’elle est constitutive de l’histoire des Etats-Unis, de l’Australie, du Canada. Cela explique le malaise des européens aujourd’hui : ils ont le sentiment que les migrants modifient « l’identité » européenne.

Or l’Europe a besoin de migrants. Un rapport de l’ONU, publié en 2001, a suscité un certain émoi : il établit que si l’Europe (Russie comprise) veut avoir au milieu du siècle le même ratio actifs/inactifs qu’aujourd’hui, il lui faudra accueillir 161 millions d’étrangers, dont 80 dans les pays de l’Europe des 15. Si l’objectif est « seulement » de maintenir la population au niveau actuel, il suffira d’accueillir 100 millions de migrants, dont 47 pour l’Europe des 15.

Cela est moins vrai pour la France, qui a le taux de fécondité le plus haut d’Europe (avec l’Irlande). Mais c’est particulièrement vrai pour des pays comme l’Italie (qui devrait accueillir 13 millions de migrants), l’Allemagne (18 millions) et la Russie (28 millions).

France

Dans notre pays, les migrants sont aujourd’hui 4,9 millions, soit 8 % de la population. Cette proportion, très stable, n’augmente pratiquement plus depuis longtemps. Parmi eux, 3,5 millions sont étrangers, les autres sont français. En effet, chaque année, 150.000 étrangers environ deviennent français, soit par naturalisation, soit par mariage, soit par arrivée à l’âge de 18 ans des jeunes nés en France de parents étrangers.

La composition de cette population est désormais très proche de celle de la population française, ce qui n’était pas le cas hier. Ainsi, le ratio hommes/femmes est maintenant de 50/50, et la pyramide des âges est en train de se rapprocher de celle des français nés en France. Quant à la fécondité des femmes de la première génération, elle reste supérieure à celle de la moyenne des françaises ; mais dès la deuxième, elle se rapproche de celle des françaises. Et comme elles sont en proportion peu nombreuses, cela joue peu sur le taux de fécondité global : il est de 2 enfants par femme, et serait de 1,9 sans les femmes migrantes.

Le chiffre à prendre en compte, c’est celui du « solde migratoire » : les entrants moins les sortants. L’INED l’estime à 100.000 en comptant large (un chiffre plus récent dit : 71.000). Ce solde est parmi les plus faibles d’Europe, en pourcentage : 1,7 pour mille. Même en le mettant à 2 pour mille (pour aller au devant des critiques des sceptiques qui prétendent que l’on minimise ce chiffre et pour tenir compte des entrées irrégulières), on reste très en dessous de tous nos voisins : Espagne 14 pour mille (avant la crise) ; Italie 10 ; Royaume-Uni 4 ; zone euro 5,1 ; Union Européenne 4, Europe du Sud 10,3. Seul le chiffre de l’Allemagne est proche du nôtre (2), mais ce pays était à 10 il y a peu.

Si l’on se rapporte à l’histoire récente, on constate que le solde migratoire, dans la France d’aujourd’hui, est plus bas qu’hier : il était de 3,3 pour mille dans la décennie 1955-1964 (sans les rapatriés d’Algérie) et de 2,7 pour mille entre 1969 et 1973. On peut résumer ces données chiffrées par la formule suivante : pour la France, les grands flux d’immigration, c’est ailleurs et c’était hier.

D’où vient que nous avons l’impression contraire ? Car il n’est pas question de nier que de vrais problèmes sont liés à la présence parmi nous de populations d’origine étrangère. Rappeler la réalité des chiffres concernant l’immigration, ce n’est pas nier ces problèmes, ni s’aveugler sur le fait qu’il y en a surtout dans les quartiers où est concentrée cette population. Mais, pour affronter ces problèmes, il importe de ne pas se tromper dans le diagnostic : ils ne viennent pas de ce qu’il y aurait aujourd’hui trop d’immigration « subie », mais de la manière dont notre société a géré (et continue à gérer) l’intégration des générations issues des migrations d’hier. La situation française – très différente, répétons le, de celle de ses voisins - se caractérise par cette formule empruntée à François Héran, directeur de l’INED : « Pas d’intrusion massive, mais une infusion durable ».

Pas d’intrusion massive : on vient de le montrer avec les chiffres sur les « flux ». Mais une « infusion durable » : la France étant un vieux pays d’immigration - depuis le milieu du 19ème siècle – elle a un nombre très élevé de citoyens dont un ancêtre est né ailleurs. On estime que presqu’un français sur 4 (22,5 % exactement) a au moins un de ses 4 grand parents qui est né étranger, et un sur trois si l’on prend en considération les 8 arrière grands parents. Aucun pays d’Europe n’approche, même de loin, de tels chiffres.

Ceux qui sont nombreux en France, ce ne sont pas les étrangers récemment arrivés (il y en a plutôt moins qu’hier, et moins qu’ailleurs) mais les français « d’origine étrangère », qui sont 13,5 millions (22,5 %). Ce chiffre se ventile ainsi, par origine : 3 millions d’origine maghrébine, 2,6 italienne, 1,5 espagnole, 1,1 portugaise. Le chiffre est faible pour l’Afrique noire et la Turquie (1 million) car l’immigration venant de ces régions est récente : il n’y a donc qu’une génération à compter, la deuxième ne faisant que commencer. Remarque : les populations auxquelles certains hommes politiques attribuent volontiers nos difficultés (populations originaires de Maghreb plus Turquie plus Afrique sub-saharienne) constituent 4 millions de personnes : c’est 30 % de la population d’origine étrangère, moins de 7 % de la population totale de la France.

Autre chiffre utile à préciser, celui des musulmans, car des estimations très fantaisistes ont été avancées : jusqu’à 6 millions ! Il faut d’abord préciser ce qu’il est possible de mesurer : certainement pas le nombre de « musulmans », mais bien le nombre de « personnes originaires de pays musulmans ». Ce n’est pas du tout la même chose, car bien plus nombreux qu’on ne le croit sont parmi eux les indifférents, voire les agnostiques. Selon la meilleure spécialiste de la question, Michèle Tribalat, vivent aujourd’hui en France 3,7 millions de personnes « originaires de pays musulmans ». Elle concède qu’on puisse, à la rigueur, avancer le chiffre de 4 millions, mais certainement pas plus.

Quatre débats

1. Accueil et intégration

Revenons au constat de François Héran : il y a, dans le cas français, non pas intrusion massive d’étrangers, mais infusion lente. Donc les problèmes ne viennent pas de ce que nous ne réussirions pas à limiter le nombre des nouveaux arrivants mais de ce que nous avons laissé, depuis des décennies, en panne d’intégration (pas totale, cependant : ne pas noircir le tableau) une forte proportion des enfants, petits enfants, voire arrière petits enfants de migrants. En somme, notre société n’a pas bien géré cette « infusion lente ». Les problèmes qui nous sont présentés comme liés à la présence de grands nombres de personnes d’origine étrangère ne viennent pas de ce que nous avons eu une immigration « subie » alors qu’il aurait fallu la « choisir », mais de ce que nous l’avons mal « accueillie ».

Parmi les principales erreurs ou négligences, mentionnons :

  • la concentration géographique (en Île-de-France : 1 habitant sur 6, et surtout dans quelques zones sensibles (les « quartiers »)
  • le chômage dans un contexte de crise économique
  • les discriminations : à l’embauche, les contrôles « au faciès »...
  • la trop faible mixité sociale à l’école, dans l’habitat, etc...

La question la plus importante posée par les populations étrangères ou d’origine étrangère n’est donc pas celle de l’identité nationale, peu menacée par elles ; elle est celle des conditions de leur intégration : logement, école, travail, respect des droits.

Les pouvoirs publics ont une double responsabilité :

  • intégrer ceux qui sont là
  • contrôler les flux de ceux qui veulent entrer

En fonction de tout ce qui vient d’être dit, où devrait être leur priorité ? Évidemment sur le premier point. Or beaucoup d’énergie est concentrée sur le deuxième, ce que déplore le rapport de la cour des comptes de 2004, qui constate que la politique d’intégration n’a pas bénéficié des mêmes efforts que la politique de contrôle des flux. Elle calcule qu’une reconduite à la frontière coûte en moyenne 13 000 euros.

2. Choisir nos immigrés ?

Partout en Europe, on commence à assouplir la politique de fermeture totale de l’immigration de travail. Pourquoi ?

  • Pour les raisons démographiques et économiques évoquées plus haut
  • À cause de la forte compétition internationale autour du recrutement des élites et des personnes très qualifiées. Les européens ne veulent pas rester à la traîne des Etats-Unis ou du Canada. C’est le cas de la France qui, avec la loi de 2006, vise à développer une « immigration choisie ».

Cette évolution a un aspect positif : elle rompt avec l’idée selon laquelle l’idéal serait une « immigration zéro ». Il est enfin reconnu officiellement qu’il n’est ni possible ni souhaitable de tendre vers une « immigration zéro ».

Pourtant deux problèmes éthiques sérieux se posent à propos de la volonté de « choisir » les immigrés à accueillir :

  • Sur quels critères va-t-on faire ce choix ? En considérant nos seuls intérêts ? Les besoins de ceux qui demandent à entrer ne sont-ils pas légitimes ? Or la loi de juillet 2006, qui veut « trier » les candidats à l’entrée en France en fonction de leur utilité pour notre pays, occulte totalement le fait qu’il s’agit de personnes humaines, avec leurs désirs, leurs besoins.
  • Ne risque-t-on pas d’encourager un « exode des cerveaux » et de priver les pays en développement de leurs forces vives ? C’est une question difficile à trancher : faut-il privilégier les intérêts des États de départ ou ceux de l’individu, qui considère qu’il a davantage de chances en Europe que chez lui ? La réponse ne va pas de soi : bien des citoyens de ces pays, où l’État est souvent corrompu et autoritaire, considèrent qu’ils n’ont aucun devoir d’allégeance à un tel État et que le système politique leur interdit tout espoir d’être utile en restant sur place.

3. Le droit d’asile menacé

Quand on a partout fermé l’immigration du travail salarié, bien des migrants ont cherché d’autres voies pour entrer légalement, notamment celle du droit d’asile. Du coup, le soupçon s’est généralisé : tout demandeur d’asile serait a priori un « tricheur ». Ce soupçon ignore que la frontière entre immigration de travail et immigration d’asile n’est pas aussi nette que dans les textes juridiques. Mauvaise gouvernance, incurie des pouvoirs publics, chômage massif : ces « causes » ne sont certes pas prévues par Convention de Genève de 1951. Ne peut-on dire, tout de même, que ces personnes fuient des conditions de vie qui mettent en danger leur survie ?

La question est difficile et divise les militants des droits de l’homme. Pour les uns, si on ne respecte pas à la lettre les textes régulant le droit d’asile, on va nuire aux « vrais » demandeurs d’asile. Pour d’autres, il faut intégrer le fait que la plupart des causes poussant à l’exil ne sont plus individuelles mais collectives : des groupes entiers sont menacés en raison de leur appartenance ethnique, religieuse, voire sexuelle. Quand des femmes arrivent en Europe en disant : « En tant que femme, je risque ceci ou cela si je reste dans mon pays », on ne peut les accepter au titre de la Convention de Genève. Mais faut-il les repousser ?

Beaucoup de véritables demandeurs d’asile sont maintenant empêchés de pénétrer en Europe pour y déposer leurs demandes. C’est le résultat de la politique d’externalisation de l’asile, qui consiste à empêcher les demandeurs d’asile d’arriver en Europe, en demandant à d’autres pays de les retenir : Maroc, Libye, Ukraine, etc... Voir le dossier de Projet 308 (janvier 2009) sur les « camps pour les migrants ».

4. Les « sans papiers »

Ceux qu’on appelle « sans papiers » ne sont pas des « clandestins ». La très grande majorité d’entre eux sont entrés régulièrement sur notre territoire, mais ont décidé de s’y maintenir après la date d’expiration de leur visa ou titre de séjour. Ils sont donc « en situation irrégulière », mais pas « sans papiers ». Ils vivent dans la discrétion, pour ne pas se faire repérer, mais pas « clandestinement ». Parmi eux, bon nombre travaillent, paient des impôts, participent à la vie sociale et associative. Leurs enfants sont scolarisés.
Leur nombre exact est par définition impossible à connaître. Selon les estimations les plus courantes, ils seraient entre 200.000 et 400.000.

Chaque année, plus de 30.000 personnes sont enfermées en attente d’une expulsion, n’ayant pas commis d’autre délit que le défaut de titre de séjour valide. Plus de 20.000 sont « reconduites à la frontière » (le chiffre officiel, 29.000, comprend des roumains, qui ont maintenant le droit de revenir très vite...). À ce rythme il faudrait 12 à 15 ans pour les « éloigner » tous. C’est évidemment impossible, tant matériellement qu’humainement : quand on a vécu 5 ans quelque part, on a tissé des liens, sociaux, affectifs, familiaux. D’où l’inflation de cette étrange catégorie de personnes qui sont à la fois « non expulsables » et non régularisées... Elles alimentent les exploiteurs du travail clandestin, les mafias diverses...

Si l’on ne peut raisonnablement demander qu’elles soient toutes régularisées sans aucune condition, il importe de ne pas leur fermer tout espoir de régularisation. Avant la loi de juillet 2006, existait une porte de sortie comme horizon lointain : la perspective d’une régularisation pour ceux qui pouvaient prouver 10 ans de séjour sur le territoire. La suppression de cette possibilité est d’autant plus surprenante qu’elle va à l’encontre d’une opinion majoritaire : selon un sondage de décembre 2005, 76 % des français sont favorables à une « régularisation des sans papiers dans une situation stable (5 ans de résidence) ».

Sur ce sujet, entendre Jean Paul II :
« La situation d’irrégularité légale n’autorise pas à négliger la dignité du migrant, qui possède des droits inaliénables, qui ne peuvent être ni violés ni ignorés (...) Dans l’Église, nul n’est étranger et l’Église n’est étrangère à aucun homme ni à aucun lieu. En tant que sacrement d’unité, et donc signe et force de regroupement de tout le genre humain, l’Eglise est le lieu où les immigrés en situation illégale eux aussi sont reconnus et accueillis comme des frères. Les différents diocèses ont le devoir de se mobiliser pour que ces personnes, contraintes à vivre en dehors de la protection de la société civile, trouvent un sentiment de fraternité dans la communauté chrétienne. La solidarité est une prise de responsabilité à l’égard de ceux qui sont en difficulté. Pour le chrétien, le migrant n’est pas simplement un individu à respecter selon des normes fixées par la loi, mais une personne dont la présence l’interpelle et dont les besoins deviennent un engagement dont il est responsable. "Qu’as-tu fait de ton frère ?" (Jn 4,9). La réponse ne doit pas être donnée dans les limites imposées par la loi, mais dans l’optique de la solidarité. »
(Message du Pape Jean Paul II pour la Journée mondiale des migrants, 1996)

Pour le jubilé de l’an 2000, le pape propose une régularisation :
« (...) que se produise un geste de réconciliation, dimension propre au jubilé, sous la forme d’une régularisation d’une large partie de ces immigrés qui, plus que les autres, souffrent du drame de la précarité et de l’incertitude, c’est-à-dire des immigrés en situation irrégulière. »
(Jean Paul II, 9 octobre 1998, discours au Congrès mondial sur la pastorale des migrants et réfugiés)

Conclusion

J’aimerais avoir montré qu’il faut rompre avec une problématique souvent exprimée dans nos débats : la considération des faits nous amènerait à prendre des positions « réalistes » de contrôle et de fermeture ; l’éthique nous pousserait à faire des choix en sens inverse accueil, ouverture. C’est une opposition simpliste qu’il importe de dépasser.

La notion même de « réalisme » dans ce genre de débat est d’un usage délicat, chacun ayant tendance à présenter comme seules « réalistes » les options qui ont sa préférence (qui donc oserait se dire « irréaliste » ?), options qui reflètent simplement ses orientations politiques. Le recours au mot « réalisme », bien souvent, ne traduit qu’une difficulté à voir au delà du court terme : l’état de l’opinion selon les sondages, les prochaines élections...

Mais si l’on prend en compte le moyen (voire le long) terme, on peut démontrer que sont tout aussi « réalistes » les propositions du démographe extrapolant les courbes de la population, de l’économiste calculant nos besoins en emplois ou en financement de retraites dans 20 ans, de l’historien rappelant la part des étrangers dans la constitution du peuple français, du géopoliticien replaçant le débat national dans le contexte mondial de mobilité croissante des populations, etc... [2]

Ce n’est donc pas seulement au nom de l’Évangile, mais de l’intérêt national bien compris qu’il faut changer nos politiques actuelles. Il ne s’agit pas « d’accueillir toute la misère du monde », mais d’en « prendre fidèlement notre part » et, ce faisant, de préparer un avenir où l’on pensera moins en termes de « migrations » que de mobilités facilitées et harmonisées.

[1Voir le dossier « Quand l’étranger frappe à nos portes », réalisé par le Comité épiscopal des migrations, publié dans Documents-Episcopat (7/8 2004)

[2Voir le dossier « Migrations et frontières » de la revue Projet, n° 272 (www.ceras.com)

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Christian MELLON s.j.

Responsable du pôle formation du Centre de Recherche et d’Action Sociales. Secrétaire de Justice et Paix France (1997-2004).

Publié: 01/01/2014