Le développement durable : une provocation pour les chrétiens ?

Texte d’une conférence donnée le 26 mars 2008 à l’Université Catholique de Lille par Jean-Claude Lavigne, op. ; à l’occasion de l’assemblée générale des Semaines Sociales du Nord-Pas de Calais

Le titre de cette conférence pose une question qui ne doit pas surprendre. Car, tout bien pesé, le développement durable s’offre comme un « lieu » où se joue la tentative de réarticuler à frais nouveaux la foi chrétienne et le devenir de l’homme.

De la question sociale au développement durable

Dès l’origine, la foi chrétienne a été agissante dans le champ social par des œuvres multiformes, au point que longtemps le social et le religieux étaient confondus. En traitant de la question ouvrière en 1891, Léon XIII jetait les bases de l’enseignement social de l’Eglise pour que l’homme construise une société juste. On travailla la question sociale. Mais, en même temps, on assista peu à peu à une prise de conscience plus large, à savoir que la foi chrétienne a une dimension bien concrète concernant l’histoire humaine et son devenir. Cela est éclairé par la relecture de l’expérience croyante confrontée à trois données majeures de la révélation : la création du monde par Dieu, l’Incarnation qui donne du poids à la vie des humains, la promesse d’une nouvelle terre et de nouveaux cieux comme visée eschatologique.

Cette confrontation, mise en valeur par Vatican II, invite à une relecture de l’histoire individuelle et collective où la responsabilité humaine est prise en compte. Cette réflexion va donner une impulsion à l’enseignement social de l’Eglise. Celui-ci se déploie alors, non pas en vue de l’élaboration d’un programme, mais comme une recherche de mise en perspective entre d’une part le monde et sa complexité et d’autre part l’Evangile et la Tradition de l’Eglise.

Cette mise en perspective a conduit les chrétiens à s’interroger sur le développement en déplaçant la réflexion au-delà de la seule croissance à court terme et en prenant en compte les situations d’inégalité et les mécanismes d’exclusion. Paul VI, François Perroux, Pierre-Marie Lebret sont des grandes figures de cette réflexion. L’encyclique Populorum progressio paraît en 1967. Les exigences mises en avant sont la promotion d’un développement qui concerne tout homme et tous les hommes et l’organisation de coopérations pour un avenir solidaire entre Nord et Sud. Le développement ne relève plus seulement de l’économique. Il est une tentative d’humanisation du monde et une œuvre de justice et de paix. C’est à cette époque que Paul VI crée la Commission Justice et Paix.

L’utopie du développement s’est vite trouvée confrontée au réel et à des projets infructueux. L’analyse de ce qui se passe sur le terrain fait apparaître la désillusion d’un « mal-développement » qui se traduit par des dégradations dans la qualité de vie, l’extension des pollutions, les problèmes liés aux ressources d’énergie. Cela est vrai non seulement au Sud mais aussi au Nord où se répandent le mal-être, la mal-vie, la précarisation, les dégradations diverses. Nord et Sud se mêlent de plus en plus pour n’être qu’un seul monde où le B(onheur) N(ational)B(rut) ne semble pas être au rendez-vous, même si sur certains points des progrès spectaculaires ont été faits, notamment dans les domaines de la santé et de l’espérance de vie.

C’est en constatant que les résultats n’étaient pas à la hauteur des espérances à attendre du développement tel qu’il était conçu dans les années 60 que des penseurs comme Ignaci Sachs, Ivan Illich, Jacques Ellul, …ont contribué à l’émergence d’un nouveau discours sur le développement plus ambitieux dans ses objectifs. C’est ainsi que s’est forgée l’idée de l’éco-développement dont les enrichissements successifs devaient aboutir à la notion de développement durable.

La notion de développement durable reçoit sa forme canonique dans le rapport de Mme Gro Brundtland en 1987 « Our Commun Future » (traduction en français aux Editions du Fleuve, Québec). Le rapport a mis en valeur les trois piliers du développement durable, à savoir la protection de l’environnement, la croissance économique et l’équité sociale. L’environnement doit être protégé et notre base de ressources améliorée, en changeant progressivement les façons dont nous développons et utilisons les technologies. Par ailleurs, le développement durable fonctionne sur un axe temporel double. L’équité sociale est à instaurer entre tous les vivants de « maintenant » : c’est l’axe de la synchronie. Elle est à penser avec les générations à venir : c’est l’axe de la diachronie. Synchronie et diachronie sont à tenir ensemble dans toutes les décisions à prendre, qu’elles soient collectives ou individuelles. Attention à ne pas oublier la diachronie et à ne faire que du verdissement qui est une caricature du développement durable.

A partir de là, ont lieu sous l’égide de l’ONU, les grands rassemblements de Rio en 1992, puis de Johannesburg en 2002. Ce dernier est largement consacré aux changements climatiques, sur la base des travaux des experts du GIEC qui a reçu mission de recueillir des données et d’affiner les prévisions sur les évolutions du climat. Le plus souvent, les discours ne débouchent pas sur des plans d’action. Toutefois naît une prise de conscience à la fois de l’urgence et de la planétarisation des problèmes, de la nécessité d’économiser des denrées rares (eau, pétrole..), de l’exigence de mieux valoriser la nature et de la conserver. Il en résulte quelques réalisations, telles que les maisons bioclimatiques ou l’intérêt pour le solaire, mais aussi des dérapages comme avec les biocarburants. Ces rassemblements exercent aussi une fonction critique des styles de production et de consommation. Le développement durable est en effet une manière de repenser les systèmes de production et de consommation, d’articuler ensemble écologie et éco-social : c’est un des aspects les plus connus et les plus novateurs surtout à l’échelle locale. Mais les réalisations tardent à prendre corps à l’échelle souhaitable, malgré le spectre de l’irréversibilité de certains processus de dégradation de l’environnement. En outre, la diversité des innovations conduit à rendre moins lisible ce qu’est le développement durable et à en faire en définitive un slogan trop large. Qu’est ce qui n’est pas labellisé ainsi ? Lisibilité d’autant plus difficile à repérer que la traduction française en durable est notablement en retrait par rapport à la signification du terme sustainable utilisé par Gro Brundtland.

Même affaiblie par des réalisations qui en sont des détournements ou des mises en pratique insuffisantes, la problématique du développement durable rassemble des réflexions que rejoignent des interrogations appartenant à la foi chrétienne. Mais, malgré l’admiration qui est demeurée pour St François d’Assise ou la redécouverte récente d’Hildegarde von Bingen, ces questionnements ont parfois été oubliés. Sur ce point, on peut parler d’un véritable réveil. Il est venu d’abord du monde protestant et des critiques vives de Lynn White qui en 1968 accusait la doctrine judéo-chrétienne d’un aveuglement sur la nature. Son discours était relayé par Eugen Drewermann dans son livre Le Progrès Meurtrier (chez Stock en 1993). Ce sont les protestants qui ont poussé le thème de Paix et Justice pour la création tout entière à Bâle en 1989, Séoul en 1990, puis à Graz en 1997, en appelant à une responsabilité écologique pour aujourd’hui et pour les générations futures. Ce réveil est venu aussi du bouddhisme et d’un grand nombre de mouvements du New Age, qui voient une continuité entre tous les êtres vivants, tous ayant la même valeur, à la différence des chrétiens pour qui il y a une rupture en faveur de l’homme, centre, sinon sommet, de la Création. Cependant, le réveil n’est pas encore partagé par tous les chrétiens. Certains ne voient qu’un habillage vert du développement. C’est le cas des partisans de la décroissance : cf. l’œuvre de Latouche Le pari de la décroissance (chez Fayard en 2006). D’autres n’y voient qu’une douce rêverie d’écologistes. Le réveil des catholiques peut être daté de l’encyclique Sollicitudo rei socialis, écrite en 1987 pour le vingtième anniversaire de Populorum progressio. Jean Paul II y évoque qu’une juste conception du développement doit prendre en compte la relation au cosmos (§34). Ceci est rappelé à nouveau dans le discours pour la Journée de la Paix du 1.1.1990 : La Paix avec Dieu Créateur et la Paix avec toute la Création. En juin 2002, la déclaration de Venise signée entre Jean Paul II et Bartolomeos I place la démarche environnementale au cœur de la foi et en fait une préoccupation commune aux catholiques et aux orthodoxes. Benoît XVI, pour sa part, a consacré quelques lignes à évoquer la Maison Terre dans son discours pour la Journée du 1.1.2008 : Famille Humaine et Communauté de Paix. On attend une encyclique sur ce sujet.

5 interpellations pour se laisser provoquer

Même rapide, le survol de la première partie était nécessaire. Il a rappelé de quelles évolutions la notion de développement durable est le fruit et de quels défis elle est porteuse. Il a montré que la pensée chrétienne, un temps oublieuse des questions sur la place de l’homme au sein du cosmos et de ses responsabilités au centre de la Création, vit elle-même un réveil, sans doute encore peu perçu par les croyants. On rejoint ainsi l’ objectif de cette conférence : en quoi le développement durable est-il une provocation pour les chrétiens ?

Si l’on cherche à confronter la réalité du développement local et global, la Parole de Dieu et les éléments de la Tradition qui appartiennent à l’enseignement social, on peut repérer aisément plusieurs problématiques qui constituent pour les chrétiens ce qu’il convient vraiment d’appeler des provocations. Il s’agit de « points critiques » où la foi est invitée à devenir active et qu’elle ne peut esquiver sous peine de se perdre dans l’idéologie. Ils sont aussi « points critiques » parce que ceux-ci provoquent une relecture de notre manière de dire Dieu.

La première interrogation à laquelle nous provoque le développement durable est celle de la Création et la place de la nature dans nos décisions économiques et politiques. Ce qui est en jeu est la redécouverte de l’acte créateur de Dieu dont rendent compte, avec différentes perspectives et parmi beaucoup d’autres textes, non seulement les textes de la Genèse (dans leurs différences), mais aussi les Psaumes (Ps 8 et 104) et le prophète Isaïe.
L’acte créateur de Dieu opère dans un même mouvement trois créations : celle de l’espace habité et peuplé avec ses règles et ses lois (selon les espèces), celle de l’humain (homme et femme) qui a une relation privilégiée avec Dieu (parole, ressemblance, image) et reçoit une mission de cultivateurs donc de transformateurs, de jardiniers, dans un rapport au temps à accepter (>>Gn 2,15<<), et enfin la création du shabbat, le temps du regard sur le monde et de l’admiration de la Création.

Dans cette perspective, les humains sont inséparables de toute la dynamique de la Création. Ils ont pour mission de valoriser celle-ci, d’en déployer les potentialités : c’est bien la signification du développement. Dans cette approche, un vrai développement est donc le contraire d’une destruction de la base même de la vie, la Terre. Le vrai développement est ce qui va tirer parti de ce qui est mis à disposition par Dieu : la nature mais aussi l’intelligence des humains, les connaissances. L’humain devient humain dans cette relation fertilisante avec la nature.

Mais il y a un verbe qui vient tout travestir. Il est employé dans le premier texte de la Création en >>Gn 1,28<< (et pas dans la suite). C’est le verbe dominer. Dominer ne veut pas dire détruire mais la distinction est vite franchie. Le mot utilisé dans le texte hébreu vient d’une racine qui exprime une idée de force. Dominer la Terre est à comprendre comme une exhortation à « canaliser » la violence de la Nature pour organiser la vie. Il faut comprendre de la même façon la domination dans le rapport sexuel de >>Gn 3,16<<. De plus le shabbat vient mettre en déroute la toute puissance de l’homme. Dominer est donc introduire de la vie par l’ordre ce qui est le thème central de la Création, n’en déplaise à Drewermann… La provocation faite aux chrétiens c’est d’avoir à « tenir » cette triade : vivre au milieu de la Création, en l’admirant et en en tirant de la vie. On est là proche du développement durable.

La seconde interrogation à laquelle nous sommes provoqués est celle de la finitude que le développement durable invoque à partir des styles de production (en relation avec les questions de l’énergie) et de consommation (problèmes de l’eau...). La problématique est ici celle de l’eschatologie, le regard porté sur le futur. Les textes de référence sont le livre de l’Apocalypse qui présente le nouveau jardin où habitera l’humanité dans la paix et le bonheur, la seconde épître de Pierre en 3,13 mais aussi l’épître aux Romains en 8,18 qui est le texte majeur. On y parle d’un travail d’enfantement de toute la Création et de chacun de nous « en attente de libération ». L’humanité est ainsi replacée dans la dynamique globale de la Création qui s’achemine vers une plus grande liberté de chacun et de tous. Le développement, assimilé à un engendrement, un accouchement parfois douloureux, vise une libération : face à la pauvreté, aux manques, à la pénurie matérielle, spirituelle, culturelle et politique mais dans un mouvement commun avec tout le reste de la Création. Le développement est un don de Dieu et un accueil de celui-ci par les humains qui se laissent transformer. On a là un appel à ne pas considérer seulement l’aspect économique du développement, mais à insérer celui-ci avec le développement de la Création. Economie et Création ne s’opposent pas. Cette vision dynamique, non conflictuelle entre l’humain et la nature, met donc à distance les thèses de la conservation et les thèses de la deep ecology qui ne voient que de la prédation chez l’humain. C’est un risque mais pas un risque inéluctable. Notre responsabilité est en jeu. Voilà donc les chrétiens, loin d’un passéisme archaïque ou de la tentation de faire du monde un musée, provoqués à inventer des manières de produire et de vivre qui entraînent une dynamique de tous les éléments de la Création vers la liberté.

La troisième interpellation est celle que symbolise la notion de maison (la planète) et d’intendant. Cette thématique est assez classique. Elle donne le sens du mot écologie, c’est à dire la science de l’habitat, du peuplement. C’est celle que déploie Benoît XVI dans son message pour la journée de la Paix du 1. 1. 2008 (n°7). La Terre est une maison qui doit être habitée, gérée, entretenue avec ordre, respect et responsabilité ce qui implique créativité et conscience des problèmes. C’est une notion qui est proche de celle soutenue par Edgar Morin dans le bel ouvrage, La Terre Patrie (Le Seuil, 1993, avec E. Kern). Dans cette maison, les humains ne sont pas des propriétaires mais des intendants, des gérants (thème si fréquent chez les évangélistes). La Création est prêtée aux humains pour qu’ils en vivent, mais ils doivent la rendre à Dieu et aux générations qui viennent ; ils ne peuvent pas la garder de manière égoïste ni la détruire. Cette attitude de l’intendant qui doit avoir le souci des affaires de son maître, même si celui-ci ne lui a rien demandé explicitement comme dans la parabole des talents, invite à être de manière permanente dans cette attitude de valorisation car nul ne sait quand le maître viendra. Elle nous invite aussi à ne pas prendre des risques insensés ou à jouer avec des biens qui ne nous appartiennent pas. Un principe de responsabilité, un principe de prudence s’impose, selon Hans Jonas. L’homme doit avoir le souci des affaires de son Dieu.

La quatrième provocation que demande de relever le développement durable est celle que suggère la notion de destination universelle des biens , notion si importante dans l’enseignement social. Dieu donne la Terre et la Vie à toute la race humaine, et non pas à quelques uns. Tous ont droit à cette terre, c’est-à-dire accès à ce qui leur permet de vivre de manière bonne. On trouve là un principe fort de dénonciation de l’exclusion, de la marginalisation des plus faibles, de la légitimité de la pauvreté. Parmi tous les humains actuellement vivants, nul ne peut être sacrifié pour assurer le bien-être de quelques autres. Pensons aux impacts sur les populations du Sud des changements climatiques engendrés par les modes de vie des pays développés. Mais le don de la Terre concerne toutes les générations, y compris celles qui ne sont pas nées et qui ont un droit comme les autres à la vie. L’environnement est ainsi un bien collectif, un bien patrimonial de l’humanité (Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise n°467). Le défi est alors d’organiser le monde pour que tous, maintenant et demain, aient de quoi conduire leur aventure d’humanité. Cela passe par une organisation du monde qui assure l’accès de tous à cette vie. Le marché montre là sa faiblesse, car la construction de la solidarité va au-delà de la seule économie et de la logique de maximisation du profit individuel (Compendium n°470b). La solidarité est une œuvre de justice. Le 3ème rassemblement œcuménique de Sibiu en 2007 parle de justice écologique.

La cinquième provocation est celle de la réconciliation. Elle a été évoquée par Jean Paul II ; elle est aussi présente chez Saint Paul dans l’épître aux Colossiens en >>Col 1,19<< : réconciliation avec tous les êtres sur la terre et au ciel. Il est nécessaire de renouer avec la Création, avec une alliance qui a été cassée ou oubliée, et à travers cela avec le Créateur. Les rapports que nous avons avec la Création, à travers la consommation, les pollutions… sont des rapports que nous avons avec Dieu le Créateur. Les dégradations de la nature sont des dé-créations, et donc, des actes de mépris à l’encontre du Créateur. On peut rapprocher cela de la notion de structure de péché explicitée par Jean Paul II dans Sollicitudo rei socialis. En sortir est donc entrer dans une dynamique de conversion-réconciliation. Le développement durable, en ce qu’il est souci de ne pas détruire mais de valoriser, est une manière d’honorer Dieu.

Pour conclure

Voici donc cinq interpellations fortes pour la foi des chrétiens. D’autres auraient pu être ajoutées. Pour autant, cela ne signifie pas que le développement durable soit un chemin de perfection et qu’il conduise au Royaume. A voir ce qui est concrètement mis en œuvre ou bien comment, en privilégiant la seule dimension écologique, on évite de s’attaquer aux inégalités, il est sûr que non. Mais la recherche qui est suscitée autour de cette notion dit qu’il n’y a pas qu’un seul chemin de prospérité et donc pas de « lois incontournables ». Des choix sont possibles et donc corrélativement des responsabilités à prendre. Le long terme doit être pris en compte contre l’immédiateté du marché. La variable environnementale doit être intégrée aux stratégies de développement. La foi chrétienne se retrouve dans tous ces aspects. En les replaçant dans la mission que Dieu nous donne et par là même en élargissant leurs perspectives, elle est appelée à œuvrer au devenir de l’humanité. Le développement durable est un champ à investir pour penser le monde et nos responsabilités autrement.

Cette mission se décline au quotidien selon différents axes, en tant qu’épargnants, consommateurs, citoyens et croyants. A ce titre, nous recommandons de réserver la période du 1er septembre au 4 octobre à la prière pour la protection de la Création et la promotion de styles de vie durables pour faire reculer notre contribution négative au changement climatique. C’est une recommandation du rassemblement œcuménique de Sibiu.

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Jean-Claude LAVIGNE o.p.
Publié: 01/12/2009