La crise du travail

Le fait que la crise d’aujourd’hui touche la notion même du travail modifie-t-il la doctrine sociale de l’Eglise ?

L’enseignement social de l’Eglise répond aux questions d’une époque. Dans Rerum Novarum, Léon XIII faisait face aux injustices et aux très mauvaises conditions de travail de la société industrielle. Ces situations d’exploitation nées aux débuts de la révolution industrielle sont de moins en moins fréquentes, mais elles existent encore et Jean-Paul II le rappelle dans Centesimus annus (CA, 42, 3). Aujourd’hui, avec la mondialisation et la concurrence généralisée, nous devons faire face, plus encore qu’à l’exploitation, à la marginalisation de groupes nombreux et de pays entiers (CA, 33).

L’enseignement social de l’Eglise doit donc tenir compte de l’évolution des formes de travail - et de chômage - pour voir et dire en quoi ces nouvelles formes contribuent à l’humanisation ou à la déshumanisation, au respect de la dignité de l’homme ou à son mépris.

La crise de la notion de travail vient de la crise de l’emploi, dans une société où nous avons de plus en plus limité la notion de travail à l’activité salariée, à l’emploi rémunéré et, de préférence, salarié. L’incapacité actuelle de nos sociétés à fournir un emploi à tous oblige à réfléchir sur le travail, sur la signification anthropologique du travail. Les évêques membres de la Commission sociale de l’épiscopat français ont distingué, en 1993, l’emploi et le travail .

Plusieurs chantiers sont ouverts, ou restent à ouvrir d’après l’enseignement social de l’Eglise sur le travail :
 le rapport du travail au temps : la durée du travail, la répartition des temps de travail dans la vie ;
 le travail et le développement durable, respectant l’environnement pour le bien des générations futures ;
 le travail et l’exclusion [1] ;
 le lien entre travail et revenu ; - la protection sociale [2]. Ce problème est évoqué dans "L’écart social n’est pas une fatalité" (III, 2). Or dans le débat actuel autour de l’allocation universelle, l’Eglise n’a pas dit assez clairement pourquoi c’est une solution difficilement acceptable.

Quel est le rôle de l’Eglise (au niveau national, diocésain, paroissial...) dans l’effort que fait le pays pour sortir de cette crise ?

L’Eglise, ce sont d’abord les chrétiens, qui sont très actifs sur le terrain, que ce soit dans les syndicats, dans les associations, dans les instances politiques aux divers niveaux, ou comme employeurs et acteurs économiques. Combien d’associations intermédiaires, d’entreprises d’insertion, d’associations avec et pour les chômeurs sont peuplées de chrétiens, même s’ils ne font pas valoir 1 étiquette chrétienne ; le plus souvent, ils oeuvrent au sein de structures non confessionnelles avec d’autres femmes ou hommes soucieux du sort de ceux qui sont atteints par le marasme.

Cette présence sur le terrain s’exprime parfois publiquement, par exemple lors du dernier Forum des communautés chrétiennes, à Paris, les 11 et 12 octobre 1997, qui avait pour thème " Le travail en révolution - Vivre autrement ?".

Cette action multiforme, cette présence et l’intérêt porté à ceux qui sont démunis, rendent crédible une parole "prophétique" de l’Eglise quand elle dénonce un "économisme" qui ferait admettre les lois du marché comme des lois économiques naturelles qu’il serait vain de vouloir infléchir.

L’Eglise joue aussi un rôle en encourageant tous ceux qui ne se résignent pas à l’écart social grandissant, quelle que soit leur place dans la société.

Que dire comme pasteur ou comme frère à ceux qui sont accablés par le chômage ou l’exclusion ?

La première réponse est sans doute un comportement de proximité et d’écoute silencieuse. C’est la réponse donnée par les chrétiens actifs sur les multiples chantiers de lutte contre le chômage.

à ceux qui sont écrasés par le chômage, dans une société où l’on n’existe socialement que si l’on a un emploi rémunéré, il convient de dire : l’homme ne se réduit pas à l’emploi qu’il occupe. Le travail indique ce qu’il fait, mais on ne peut le réduire à son emploi ou à son non-emploi. Aux chômeurs tentés d’intérioriser le jugement qu’ils sentent peser sur eux, "Je ne suis rien parce que je ne fais rien ", des associations disent : "Ce n’est pas parce que vous n’avez pas de travail que vous n’êtes rien. Nous allons retrouver ensemble qui vous êtes, et du coup vous pourrez retrouver plus facilement du travail ". Il importe de délivrer les chômeurs du jugement culpabilisant intériorisé et destructeur, par une attitude active de confiance et de révélation-restructuration de la personnalité.

L’important n’est peut-être pas tant de savoir que dire des chômeurs, aux chômeurs, que de savoir comment les laisser dire, et se demander comment les sans-travail peuvent reprendre la parole eux-mêmes et s’exprimer.

On parle beaucoup de la réduction du temps de travail, mais beaucoup moins du sens du travail - et encore moins du sens du temps libre. Est-ce que ce manque de réflexion sur le sens risque d’être nuisible aux individus et à la société à moyen et long terme ?

Nous sommes ramenés à la réflexion sur le travail et le temps. La réduction du temps de travail est à considérer non pas du seul point de vue de la lutte contre le chômage, mais aussi comme une question de style de vie ; c’est une question de choix de société. L’unique but de la société serait-il de produire et de créer des biens pour consommer et produire, et ainsi "créer des emplois" ?

Selon la Commission sociale le travail est une activité humanisante, distinguée de l’emploi. Cette même Commission affirme que le temps libre est aussi une occasion possible d’humanisation, d’initiatives à travers lesquelles l’homme se construit [3]. L’homme n’est pas ordonné à la seule production de biens et de services qui, certes, peuvent et doivent contribuer à son humanisation ; il est appelé à un développement de sa personnalité qui passe par d’autres voies, plus gratuites, qu’elles soient privées ou sociales.

Le temps libre, ce peut être la participation à des activités associatives, culturelles, politiques, qui contribuent à l’existence même de la société humaine.

Quelle est la pertinence de l’Evangile devant les problèmes socio-économiques qui semblent parfois dépasser les possibilités que nous avons de les résoudre ?

Il y aurait danger à vouloir tirer de l’Evangile des recettes, des maximes venant s’appliquer utilement à des situations actuelles. Pas de concordisme ! Le monde économique et politique du temps de Jésus n’est pas le nôtre, et il serait insensé de vouloir ignorer cette différence.

Cependant l’Evangile intervient comme interrogation, comme horizon ouvert. C’est une invitation à suivre Jésus, c’est-à-dire à inventer des voies nouvelles sous l’impulsion de son Esprit. Jésus a une manière neuve de se rapporter à la Loi, au Sabbat, d’être en relation avec les pécheurs ; et cette manière neuve est source de recréation, de vie, de pardon. Il n’y a pas de situation sans issue, fermée par un système social, culturel et politique ; au milieu de ces contraintes, Jésus ouvre un espace de liberté et de vie. Au milieu de nos problèmes de chômage, de restructuration d’entreprises, de mondialisation, l’Evangile ne nous donne pas de solution directe ; mais il nous détourne de la résignation ou du désespoir, il incite à la recherche active, à l’espérance qui soutient l’effort d’invention et d’action. Il nous garde de nous laisser fasciner par l’exclusion croissante, par les structures de mort ; il nous donne la force d’avancer.

L’évangile est aussi un guide dans le discernement des réalités nouvelles qui surgissent dans notre monde. Des formes nouvelles de travail naissent, et aussi de nouvelles formes de management ; les frontières s’abaissent ou disparaissent ; les femmes ont de plus en plus une activité professionnelle. En toutes ces évolutions, l’Evangile guide notre réflexion, notre jugement, avec la question : cela conduit-il à un meilleur développement de l’homme, de tout homme’. Par exemple, on peut se réjouir que les managers aient (re)découvert la place centrale de l’homme dans l’entreprise ; bien, mais regardons de plus près : reconnaissent-ils la place possible et nécessaire de tout homme dans l’entreprise, ou seulement de ceux qui sont doués de certaines qualités directement utiles à la marche de l’entreprise ? C’est la démarche de discernement présentée par le Pape Jean-Paul II dans Centesimus annus (CM 32 et 33).

Un Colloque avec pour thème : "Aménagement du territoire et citoyenneté : Question pour notre Eglise" vient de se tenir à Paris. De quelle manière les questions du travail, de la dignité de la personne humaine ont-elles été évoquées ?

La réflexion sur les "territoires et la citoyenneté " est née des dysfonctionnements qui affectent l’espace rural où se poursuit, comme si c’était une fatalité, la désertification alors que les zones urbaines et périurbaines sont au bord de l’explosion sociale. Le déracinement, les difficultés de l’intégration, le chômage des jeunes et des femmes font que la société s’interroge, qu’elle ressent le besoin de repères, qu’elle cherche et attend les orientations porteuses de sens et l’on découvre une vérité d’évidence mais une vérité oubliée : la finalité de l’aménagement du territoire ne saurait être que l’homme. L’aménagement sera humaniste et solidaire ou il sera vain.

Au-delà des outils de planification territoriale et des outils financiers et fiscaux, l’aménagement apparaît, en effet, comme l’occasion, par une géographie volontaire, de restituer à l’homme la plénitude de la dignité de citoyen dans toutes ses dimensions :
 la dimension économique, car il s’agit de la mise en valeur et du développement équilibré du territoire afin d’assurer à chacun, où qu’il soit, l’égalité des chances et le droit au travail ;
 la dimension sociale, car il s’agit d’organiser un espace de justice et de solidarité ;
 la dimension culturelle. Pour les Corses, par exemple, la région est vécue comme un lieu d’histoire et de culture. Il s’agit d’assurer à chacun un égal accès au savoir et de permettre à chaque collectivité, dans le respect de son histoire propre, de promouvoir les éléments de son identité culturelle ;
 la dimension écologique, car l’écologie est d’abord reconnaissance de la solidarité étroite de l’homme avec la nature (paysage, faune et flore) et la prise de conscience de la responsabilité individuelle et collective dans la gestion de l’environnement ;
 la dimension politique, car il s’agit de créer un espace démocratique et de mettre debout des citoyens adultes et responsables.

La nécessité d’une vision et d’une prise en compte globales de toutes ces dimensions fait consensus. Les mutations profondes qu’a subies la société en quelques décennies appellent des réponses de fond qui relèvent d’options à moyen et long terme mais réclament souvent des réponses d’urgence.

Dans ce colloque, nous avons pris conscience que l’Eglise est directement interpellée par les profondes mutations de la société contemporaine. J’ai entendu ce souhait : "Que l’Eglise fasse prévaloir les valeurs fondatrices, valeurs sur la place de l’homme."

L’Eglise n’a ni compétence technique, ni pouvoir institutionnel, ni modèle à proposer. Mais elle a vocation à convoquer toutes les énergies spirituelles pour bâtir l’avenir des hommes, sur une terre vivante qui soit digne des hommes, fils de Dieu.

Nous avons rappelé cette parole du Créateur, rapportée par la Genèse et adressée à l’homme et à la femme : "Remplissez la terre, soumettez-là." Nous avançons, tels des semeurs d’espérance et des veilleurs d’aurore.

[1Voir par exemple "L’écart social n’est pas une fatalité", document de la Commission sociale.

[2Voir "La sécurité sociale et ses valeurs", Commission sociale, Centurion 1980.

[3Voir "Tourisme et loisirs, une question sociale", Centurion, mai 1997

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André LACRAMPE

Archevêque de Besançon, évêque d’Ajaccio, †2015

Publié: 31/01/1998