Un papier pour Enfants de Babel

Des discussions animées le même jour au Conseil interdiocésain des laïcs et au Conseil pastoral de Bruxelles invitent à creuser quatre questions et à proposer des pistes éclairées par des pratiques de terrain. On y retrouvera les accents d’une théologie narrative et pascale, d’une théologie interrogative et pratique. D’autres voix, d’autres lectures seraient un enrichissement.

1. La Tour de Babel

1.1. Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

Enfants de Babel, vous êtes venus de partout en rêvant d’une terre de promesse et de fraternité. Pour fuir l’oppression, la menace ou la pauvreté. Pour vivre la liberté. Pour gagner votre vie et assurer un avenir à votre famille d’ici ou là-bas. De votre impuissance initiale, vous avez traversé déserts, mers et frontières comme des explorateurs d’ espérance en suivant une étoile. Les lendemains ont déchanté, pour l’araméen errant en terre étrangère et ceux qui lui ressemblent : files, contrôles, procédures, interrogatoires. A répétition. Au solde : réponses sans délai ou évictions sans préavis. La peur s’est insérée : demain existe-t-il ? Le doute a percolé : l’argent mis de côté pour émigrer s’est envolé au lieu de devenir pactole.

Tout le monde ne réalise pas le rêve d’Abraham, de Joseph, de Moïse. On en sort fatigué, épuisé. On s’installe quand même dans les marges entre les copains et les cousins, parfois pour longtemps. On a des droits qu’on n’avait pas toujours au pays d’origine : l’aide en justice, le soin, l’école, le mariage, même « sans permis ». On n’attend pas le jubilé pour faire une campagne de régularisation. Aussi quelques réfugiés ont été reconnus. Une femme et ses enfants, pas le mari qui attend depuis 11 ans de sortir de la clandestinité. Cinquante à Ixelles. Combien à Cureghem ou Louvain-la-Neuve ? Combien à Anvers pour remplacer ceux qui ont été tués ?

Sur le site de la « Coordination et Initiatives pour et avec les Réfugiés et étrangers » (CIRE), on apprend que 10000 dossiers prioritaires en raison de la « longue procédure » ont été régularisés. On ne dit pas en combien de temps. Il en resterait 1730 répondant aux critères mais pour lesquels aucune demande du bénéfice de l’article 9§3 n’est introduit. Les déboutés d’autrefois ont peu de chance d’être retenus. Les fonctionnaires privilégient ceux qui sont arrivés depuis 2000. Un second train est prévu pour 3000 dossiers d’après 2002, avec un retard probable : le délai n’est affiché dans aucune gare. Les multirécidivistes hyperactifs ont des chances d’accélérer le traitement : c’est pourquoi ils font le tour des églises.

Le Relais social du Pays de Liège note que beaucoup de situations réputées illégales sont « inacceptables en terme de dignité humaine » et que les services sont placés devant des contradictions inextricables car « on peut s’attendre à ce que la pression migratoire ne diminue pas dans les prochaines années. » La réponse est donc autant du côté de l’économie mondiale que sur notre territoire.

1.2. Que faire ?

Les droits nommés ci-dessus ne suffisent pas à faire un état de droit. Entretemps, l’ennui et l’inactivité tuent à petit feu les ombres qui doivent cacher leur illégalité. Les problèmes de santé mentale suivent. D’accueil de jour en accueil de nuit, de service sanitaire en restaurant social ou dépôt de vivres, les problèmes de cohabitation se posent : « concurrence pour les places disponibles pour manger, pour dormir, pour s’abriter » mais aussi « conflit d’intérêt, de besoin, de projets. » Rejets, conflits, violences, racismes, désespoirs, deals et trafics illégaux se développent. Les services accueillent sur fonds propre avec l’aide de bénévoles cantonnés dans l’humanitaire avec la menace du judiciaire : est-ce criminel d’aider à la survie ? est-ce criminel de demande de l’aide.

Certes, il n’y aura pas de place pour tous : même Moïse est mort avant la terre promise. Les Belges témoins de cela disent aujourd’hui sans fard qu’ils demandent à l’Etat de mobiliser les moyens adéquats à un accueil respectueux, sérieux. L’apprentissage de la langue, l’accès aux ressources suffisantes par un travail, des critères précis, des procédures raccourcies doivent être au programme ici. Plus au Sud, plus à l’Est, la coopération internationale doit travailler à revoir la dette, l’accès aux ressources naturelles et à la démocratie : pour quoi peut-on mourir de faim, être malade et sans soin, emprisonné sans raison, être rejeté par les siens parce qu’on est homosexuel ? Nous sommes malades chaque fois qu’un des nôtres, un autre humain est exposé à la barbarie et à l’indifférence. Nous sommes opposés à tous les trafics d’êtres humains.

Faute d’aller là-bas, nous travaillons ici : nous voulons apprendre les procédures [1] car nous connaissons mieux la route du Sud que celle de la régularisation. Nous pouvons aider les personnes à être recensées, accompagnées par une association ou un avocat pro deo. Les uns, toi j’espère, en sortiront avec un espoir concret dans un délai raisonnable. Les autres, toi aussi peut-être, devront entendre qu’il n’ y a pas place pour le monde entier dans un petit pays. La pédagogie de la solidarité pour qu’un maximum y arrive doit se compléter d’une pédagogie de la frustration : la solution est parfois ailleurs chez les voisins ou en rentrant chez soi plus réaliste et plus fort, en ayant appris qu’on s’en sort en se battant soi-même et en cherchant des alliés. Les gens d’ici apprendront sans doute qu’on ne peut être société de l’image et de la réussite, société de la communication et de la connaissance sans assurer un service après vente digne pour les images qu’on exporte ; le débordement migratoire est fruit de l’inégalité, l’effet collatéral de la publicité. Les gens d’en bas diront à d’autres que le chemin de la réussite passe par la procédure, l’apprentissage des langues pour comprendre, la syndicalisation des demandeurs par l’UDEP ou les grands syndicats (CSC et FGTB). Une action collective s’organise et se construit : c’est à ce titre qu’elle progresse. Un de nos textes sacrés nous le rappelle : « Frappez et l’on vous ouvrira ! »

Vous qui occupez nos églises ou squattez nos maisons, demandez nous ce qui nous anime dans l’action. Nous vous parlerons de notre indignation chaque fois qu’un homme est victime de l’homme. Nous vous dirons aussi que dans ce livre qui est pour nous bonne nouvelle (évangile) on nous dit que si on ne veut pas t’entendre, il faut y aller à deux, puis à trois, et qu’on finit par être entendu. On pourrait appeler cela la parabole de l’entêté.

On pourrait inventer celle de la mer : chaque vague aménage la plage de chaque côté de la mer. La mer de Babel n’a pas fini de préparer la plage des droits de l’homme. Il y a deux siècles on a vaincu l’esclavage. Au siècle dernier l’apartheid. Peut-être devons-nous rêver à résister à la globalisation et vaincre l’apathie.

2. La Pentecôte des « sans papiers »

2.1. Qu’est-ce qui nous est arrivé ?

Le feu a pris à Ixelles : une grève de la faim longue et digne a occupé les esprits et une église. Ce n’était pas la première fois qu’il était question des droits de sans papiers. Mais ici, pour la première fois, la négociation discrète ou officielle et les hésitations des pouvoirs en place ont fait tache d’huile .

Le mot d’ordre était « régularisation » chez ceux qui parlaient de « résurrection ». Les uns y croyaient et d’autres pas ; l’église occupée serait-elle profanée ? Les uns le croyaient, d’autres pas. Pouvait-on planter trois tentes dans l’église ou devant ? Les uns se souvenaient de Jésus qui faisait planter trois tentes l’une pour lui, l’autre pour Moïse et l’autre pour Elie, ou d’Abraham qui aurait accordé l’hospitalité à des anges étranges ou étrangers… Mais on dit tant de choses dans les écrits qu’on oublie parfois de les vivre.

Puisque le feu s’est répandu de ville en ville, les évêques ont invité les politiques à agir sur leur terrain : faire des lois, c’est leur truc ; les faire appliquer ou les changer, c’est leur boulot ; assurer les droits des hommes, leur mission. De leur côté, il leur restait à comprendre avec leurs communautés comment soudain leurs églises vides devenaient symbole, asile et question « à celui qui croyait au ciel comme à celui qui n’y croyait pas ». [2] Les motions des uns, les manifestations des autres ont résonné de chants, de mouvements de foule d’université en en mosquée, de centre fermé en cœur de ville. Le courrier des lecteurs alterne les soutiens et les critiques. On est en plein débat démocratique. Faut-il laisser l’Eglise au silence de Dieu et des chrétiens, plutôt qu’elle ne serve de dortoir aux affamés, de parloir aux réfugiés habitués de l’expulsion. Quand la situation est grave, on transforme parfois une église en hôpital pourtant.

Le mouvement ample a pris les chrétiens de surprise, les autres aussi : les églises ne sont plus vides de jour ni de nuit. Que fait-on quand tant d’hommes, de femmes et d’enfants interrogent Notre Dame des sans papiers ou les paroissiens stupéfaits : « qui nous sauvera ? Par où est l’issue ? A qui irions-nous ? Aidez-nous ! » Loin du repli frileux des premiers, les seconds ont apporté couvertures, tentes, chauffage, boissons et l’assistance technique efficace des travailleurs sociaux et juristes. Certains se sont rappelés les premières manifestations des enseignants ou la grève des médecins : qu’est-ce qu’on est en train de faire, mais comment faire autrement ?

Mais combien de temps ? Comment célébrer la pâque au milieu d’un peuple en exil ? Peut-on honorer Dieu au milieu d’une foule d’autres convictions ? Comment parler de la résurrection dans le dortoir des paralysés ? Qui est vivant ? Où chercher le ressuscité. N’était-on pas persuadé qu’il appartenait aux paroissiens dociles, aux pratiquants accoutumés ? Une certaine Marie de Magdala demandait : « qu’avez-vous fait de mon Seigneur ? »

2.2. Qu’allons-nous faire ?

Aujourd’hui, cinquante jours ont passé ou même davantage. Une question surgit : comment achever cette occupation qui a commencé ? Comment rompre le jeûne et le silence sans tuer ce qui s’est vécu, alors que le politique s’est saisi timidement de la question en période pré-électorale. Renoncer ? Laisser passer l’été ? Des voix se sont élevées au cœur d’un évêché, comment célébrer un demi-succès ou un échec partiel entre le déjà là des premiers pas et le pas encore des cas insolubles et de tous ceux qui attendent aux frontières.

Peut-on s’asseoir, ensemble et lire à plusieurs voix ce qui s’est passé parmi nous et entre nous ? Ou nous arrêter et quelle route suivre à partir d’ici ? Ne nous sommes-nous pas trompés de jour pour la Pentecôte ou trompés de lecture des événements : « n’es-tu pas au courant de tous ces événements qui se sont passé à Jérusalem et dans toute la Samarie ? A St Boniface, au Blocry ou à St François ? » Nos cénacles ne sont plus envahis de Mèdes et d’Elamites mais d’Africains, d’Asiatiques et d’Européens venus de l’Est. Voisins depuis 10 ans, élèves de nos écoles, patients de nos hôpitaux, travailleurs de l’ombre, ils ont tous entendu que dans la maison de Jésus il y a place pour les brebis perdues.

Le plus étrange : certains se sont découvert hospitaliers, capables de solidarité, de créativité et de proximité : qui nous a faits prochains ? Quel esprit nous y a poussés ? Faut-il que ce soit bon pour une fois ou 77 fois 7 fois ? « Chaque fois que vous l’avez fait à un seul de ces tout-petits, c’est à moi que vous l’avez fait » , pourrait-on lire au chapitre 25 de l’Evangile de Matthieu. C’est comme si tout commençait par une rencontre qui rend sensible au problème des voisins, qui rend des sourds capables d’écouter et des repliés capables de partager du temps et de l’espace jusqu’à sortir de leurs gonds pour secouer la nation ou les paroisses voisines.

Faut-il renvoyer ceux qui nous réveillent dans leurs « Galilées » d’origine pour qu’ils y trouvent d’autres liens de solidarité ? Certains iront, d’autres pas. Allons-nous leur dire de nous préparer une place, celle de nos vacances ? Ou chercher les pistes d’une terre nouvelle même si elle bouleverse nos évidences ? Comment gérer le fait que l’église fasse signe, soit efficace en humanité plus qu’en spiritualité, à moins que cela ne passe par là ? Est-ce ainsi qu’on devient sacrement, rencontre de Dieu et de l’homme : le sacrement du Père passe-t-il par le sacrement du frère ? [3]

2.3. Bousculé le théologien s’assied

Déconcerté, le théologien s’est assis au milieu de ces questions. Il ouvre un livre, Jésus le Christ, d’un certain Walter Kasper [4]. Il y lit ce qui suit : « Dieu révèle sa puissance dans l’impuissance : sa toute puissance est en même temps toute souffrance. » (252) Vivre pareille incapacité de tout résoudre et de tout comprendre, de tout maîtriser n’est pas un problème quand Dieu assume la réalité en l’habitant de sa présence : il y révèle que tout homme est frère et compagnon. Comme le disait le juif Lévinas : seul le visage d’autrui me révèle qui je suis.

Dès lors si le droit est inachevé et en partie inaccessible, le combat doit continuer. Il ne s’agit pas que de régularisation mais d’humanisation de la ville, des états et de l’économie. Des laïcs qui ont le monde comme « lieu de ministère » (341) peuvent saisir que les églises sont faites pour être habitées même s’il est plus difficile de les habiter du soir au matin les autres jours que le dimanche pour nourrir une foule avec cinq pains et deux poissons, ou pour veiller une heure en attendant l’heure. Si les travailleurs sociaux et pastoraux sont fatigués, qui les relaiera ? La protection civile ou les paroissiens et les comités de voisins ?

Prenant du recul, on peut identifier quatre étapes :

  • Etre en souffrance et en impuissance (eux et nous, pas forcément au même moment)
  • Etre en confiance et en espérance
  • Etre en conscience
  • Etre en alliance, avec des plus, des moins et des plus ou moins

Nul d’entre nous n’a la vocation d’Atlas ni une gueule de ressuscité mais quand on relit autrement l’écriture, il se peut qu’on écrive autrement notre aventure. On n’est plus seul : on peut passer le relais et apprendre à être Eglise : « Le corps du Christ, l’Eglise, est plus grand et s’étend plus loin que les limites institutionnelles de l’Eglise. » (409) autrement dit, « l’Eglise appartient à tous ceux qui ont mis en elle leur foi, leur espérance et leur engagement par amour et par justice. » Ou encore « l’Eglise ne doit pas se comprendre comme un système clos. Elle doit accepter un échange spirituel et une rencontre d’idées avec le monde. Elle doit tenir compte de la prophétie extérieure apportée par le monde, mais affirme en même temps que c’est seulement en Jésus-Christ que les espoirs de l’humanité ont été réalisés de manière unique et surabondante » (410) Oserons-nous dire cela à nos hébergés du jour ou nos hébergeurs de la nuit ? Que c’est le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, le Dieu de Jésus-Christ et sans doute de Mahomet qui nous a rendus frères d’un jour et, si possible, de toujours ? Que nous aimerions que la pareille soit rendue à d’autres sur d’autres continents ? Que le combat des droits de l’homme sous le regard de Dieu a commencé et qu’il faut le poursuivre sur tous les continents ? Il arrive qu’on puisse se dire cela et qu’on reprenne la route. Ce n’est jamais fini. On téléphone au suivant ? On envoie un texte aux ministres ? On les aide à trouver des solutions. Problème de société cherche solution d’urgence.

[1Par exemple sur le site www.cire.irisnet.be

[2Comme l’a si bien dit le poète Louis Aragon dans La rose et le réséda.

[3Lumen Gentium nous y invitait à Vatican II, mais avons-nous vraiment compris ce que cela voulait dire, jusqu’où Dieu pouvait nous entraîner ?

[4Théologien devenu évêque. Son livre est paru dans (Cogitatio Fidei, 88), Paris, Cerf, 1977.

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Michel KESTEMAN
Publié: 01/07/2006