De la solidarité à la fraternité

Intervention à l’Université Catholique de Lille le 25 septembre 2014

Pour pouvoir aborder cette question je suis amené à faire un détour afin d’expliquer pourquoi il faut poser cette question aujourd’hui.

Notre pays est un pays de vieille tradition, nous pourrions dire un pays vieux, lorsque l’on regarde le fonctionnement de nos institutions en regard de ce qui se passe dans des pays d’autres régions très dynamiques du monde. C’est à la fois une chance et un défi. Mais notre pays n’est pas, comme je l’entends trop souvent, un pays à bout de souffle.

Notre système économique et social repose sur des mécanismes de solidarité institutionnelle et donc sur des financements publics reposant sur des prélèvements sociaux. Il y a donc dans la tradition de notre pays une traduction du mot « solidarité » qui est très particulière puisqu’elle est très institutionnelle.

Mais notre société bouge, les besoins évoluent et les demandes augmentent. Pour y faire face notre système de solidarité institutionnelle était encore adapté pendant les 30 années après la guerre. J’ai le sentiment que c’est un système de redistribution univoque qui atteint ses limites. Pour répondre aux besoins nouveaux de notre société, ce système de solidarité est-il encore adapté ? Si ce n’est pas le cas, posons la question de « qui va payer ? » Et « payer quoi ». À cette double question, je réponds d’une part, que pour éviter que tout repose sur les puissances publiques et sur de l’argent public, de plus en plus de biens collectifs font ou feront l’objet de ce que j’appelle une « marchandisation ».

Il y aurait marchandisation du bien commun en ce sens que la réponse aux besoins liés à ce bien commun dépendrait d’une logique de marché. Or Il n’y a jamais eu de débats politiques sur cette question de l’évolution de la solidarité institutionnelle vers une marchandisation des biens collectifs.

Dès lors s’impose une réponse politique qui ne peut trouver sa solution que dans la réponse à une alternative : ou bien nous continuons à faire appel à un financement public pour faire face aux besoins exprimés, mais alors il faut accepter le poids croissant des prélèvements, ou bien nous entrons dans une logique de marché qui va provoquer des risques d’exclusion. Mais alors, afin d’éviter des trous trop importants dans la couverture sociale, on fera appel à des associations dépendante de la générosité du public grâce, en particulier, à des déductions fiscales qui, sans le dire explicitement, constituent quand même un financement public. Pour faire face à ces risques d’exclusion il sera de plus en plus fait appel à de nouvelles solidarités descendantes et le mot « solidarité » continuera à perdre de son sens. Dans cette hypothèse d’une solidarité descendante, le rôle des organisations non-gouvernementales s’inscrira beaucoup plus dans une logique de réparation que dans une logique de réciprocité, au sens
où nous l’entendons quand nous faisons référence à la tradition chrétienne.

Ceci m’amène à définir ce que j’appelle « solidarité » dans le monde d’aujourd’hui. En fait il s’agit de la traduction laïque d’une charité qui, dans l’histoire, a pris peu à peu le sens de « se pencher sur », ce qui n’est pas le sens chrétien de la charité. Dans notre esprit, comme dans celui de la plupart des penseurs d’une époque maintenant révolue, la solidarité voulait dire « nous sommes tous responsables de tous », c’est ainsi que la solidarité s’inscrivait dans la tradition de la classe ouvrière mais cette classe ouvrière a aujourd’hui largement disparue. Dans nos cités ouvrières, comme dans ma commune de Nanterre dans les Hauts-de-Seine, la classe ouvrière et sa tradition de solidarité a été remplacée par un ensemble hétéroclite de couches populaires dont les traditions et les comportements ne reposent plus sur les aspects de responsabilité réciproque. C’est pourquoi aujourd’hui je ne souhaite plus utiliser le mot « solidarité » et je préfère utiliser un mot beaucoup moins chargé d’ambiguïté, qui est le mot « fraternité ».

Ce mot exprime bien la proximité que nous devons avoir avec l’autre qui est mon frère. C’est pourquoi il me semble que, pour un chrétien, non féru de théologie comme cela est mon cas, il n’y a guère de différence entre le mot « charité » entendu dans son sens profond c’est-à-dire l’amour du cœur, le plein amour de l’autre, et le mot « fraternité ».

Pour bien illustrer mon propos, je voudrais revenir sur un terme qui va permettre d’illustrer ce que veut dire pour nous « être solidaire ». Au sens fort, cela veut dire « être en Alliance ». Je vous propose six caractéristiques de l’Alliance telle que nous l’entendons pour décrire cette relation de solidarité effective c’est-à-dire de fraternité.
 Un engagement au point de se risquer avec l’autre
 un engagement sans condition préalable
 un engagement qui appelle l’autre à répondre
 un engagement sans terme fixé
 une relation qui pardonne
 une attention d’abord à celui qui est menacé de disparaître.
Vous voyez bien qu’en utilisant le mot « fraternité » nous sommes encore loin de l’Alliance dont je viens de parler.

Pour faire vivre dans notre société, cet engagement vers la fraternité,, nous pouvons nous appuyer sur la démarche Diaconia, qui a mobilisé l’Eglise de France pendant les trois dernières années et qui continue encore maintenant à être le ferment de changements profonds dans notre pratique de chrétien.

La démarche Diaconia repose sur la réaffirmation de la triple tâche du chrétien qui est de célébrer les sacrements, annoncer la parole de Dieu et servir le frère . Cette triple tâche nous a été rappelée par le pape Benoît XVI dans l’encyclique « Deus Caritas est » mais elle est trop souvent méconnue de la part des chrétiens. Moi-même avant de me lancer dans la démarche Diaconia je n’avais jamais réellement entendu parler de cette triple tâche qui doit remplir toute notre vie chrétienne. Pour moi le service du frère apparaissait comme une obligation de faire alors qu’elle est composante de notre être chrétien. Nul ne peut plus aujourd’hui, après la démarche Diaconia, dire que les trois tâches sont indépendantes. Toute notre préoccupation aujourd’hui est de faire entrer cette conviction dans nos communautés chrétiennes et dans nos mouvements. Cette démarche a donné lieu à un message final fort important d’où se dégagent quatre idées forces que l’on ne retrouve pas nécessairement dans l’expression solidarité car toutes les quatre renvoient à la notion de partage qu’il convient de revisiter
Les quatre idées-forces de Diaconia sont les suivantes :
 nul n’est trop pauvre pour n’avoir rien à partager
 nous devons changer notre regard sur l’autre et en particulier sur le plus pauvre puisqu’il est mon frère
 la parole des pauvres doit être prise comme parole de Dieu qui nous est adressé et qui nous interpelle
 toute politique publique doit être jugée à l’aune de ce qu’elle change de la situation des plus pauvres.

C’est ici que j’introduis la vision nouvelle, qui doit être la nôtre, de l’option préférentielle pour les pauvres. Il faut se rappeler que toutes les décisions que nous prenons, toutes les actions que nous menons, doivent se concevoir et se développer à partir de la situation des plus pauvres et à partir de ce qu’elles peuvent changer pour eux. Lorsque nos communautés paroissiales, nos équipes d’animations pastorales réfléchissent à la mise en œuvre de leurs pastorales, elles devraient mettre en permanence en réflexion leur projet, en regard de cette option préférentielle pour les pauvres.

Puisque nous parlons de politiques publiques, je voudrais faire un détour qui va me conduire à une assez longue conclusion. Dans ses deux principales encycliques Deus Caritas Est et Caritas in Veritate, le Pape Benoît XVI nous dit que la justice est le combat premier, celui qui doit permettre de redonner à l’autre tout ce qui lui appartient. Il ajoute que la charité ne peut se bâtir qu’après le combat pour la justice. La charité c’est l’amour du coeur et le partage avec l’autre de ce qui m’appartient.

Je voudrais préciser ici ce que j’entends par « partage ». Il ne s’agit pas uniquement d’un partage des biens matériels. Ce que j’appelle le partage de l’avoir. Il s’agit d’aller plus loin, et avancer dans le partage du savoir, de l’avoir, et du pouvoir. Dans notre société le partage du savoir apparaît de plus en plus comme la nécessité première pour combattre les inégalités car les inégalités de savoir ce sont les éléments les plus discriminant dans notre société. La société de l’information, l’accès aux moyens modernes de communication, qui, de fait, sont interdits aux plus fragiles conduisent en effet à une profonde inégalité dans l’accès aux droits. Quant au partage du pouvoir, il nous renvoie à la question de l’option préférentielle pour les pauvres, et à notre capacité d’écouter , et d’ entendre la parole des plus pauvres pour guider nos propres choix

J’ai l’habitude de dire que derrière ce combat pour la charité,, se cache en réalité, un combat pour la liberté car en effet être libre aujourd’hui c’est être capable de faire des choix. Or ce que nous voyons tous les jours dans les accueils du Secours Catholique se sont des personnes qui n’ont pas cette liberté de choix et qui n’ont donc pas la pleine liberté. Lorsque je parle du partage de l’avoir, du savoir et du pouvoir c’est par ce que je pense que sans ces trois éléments, il ne peut pas y avoir de vraie liberté.

Notre système républicain n’aborde pas la question de l’égalité en ce sens. Il parle d’égalité et de solidarité au sens où nous l’avons entendu précédemment. Nous, chrétiens, devons parler de justice et de fraternité. Sans la justice et la fraternité, il ne peut pas y avoir de combat pour la pleine liberté.

Pour nous chrétiens il ne doit pas y avoir de différence entre charité et fraternité qui sont aujourd’hui les seuls mots qui traduisent notre aspiration à ce que chaque être puisse être libre et digne. La seule question qui compte pour nous est « qu’as-tu fait de ton frère ».
Je vous laisse sur cette question qui nous renvoie à notre responsabilité personnelle, là où nous vivons, pour construire, ensemble une société plus juste et plus fraternelle.

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François SOULAGE

Président national du Secours catholique de France.

Publié: 01/01/2015