Une religieuse controversée

Après la publication de l’article d’El Pais, l’archevêque de Tolède, Francisco Alvarez, a assuré à l’agence de presse Efe n’avoir reçu aucune plainte de parents inquiets des méthodes employées par le groupe Gethsémani. "S’ils avaient eu des objections, ils seraient venus en parler", a déclaré Alvarez, mettant en doute la véracité de certains témoignages. Les jeunes filles qui sont entrées dans l’ordre de mère Maravillas "sont majeures et ont choisi de faire partie de la congrégation de leur plein gré", a précisé l’archevêque.

Une religieuse controversée

Née à Madrid en 1891, Maria Maravillas Pidal entre au carmel d’El Escorial en 1919. En 1924, elle fonde le carmel du Cerro de los Angeles, près de Madrid. Elle en deviendra la prieure en 1926 sous le nom de mère Maravillas de Jesus et établira de nombreux autres couvents jusqu’à sa mort, en 1974. Mère Maravillas de Jesus est aussi créditée de nombreux miracles. Le pape Jean-Paul II a d’ailleurs décrété, en 1997, le caractère miraculeux d’une guérison attribuée à son intercession. Un an plus tard, il la béatifiait.

Les rideaux de chanvre mal cousus, les huit chaises en paille et le minuscule guéridon qui ornent le parloir du couvent des carmélites déchaussées de Duruelo, dans la province d’Avila [nord-ouest de Madrid], attirent à peine l’attention de Teresa lorsqu’elle s’y présente sous une fausse identité. Ce qui préoccupe vraiment cette Madrilène de 48 ans, ce sont les 196 pointes en fer qui lui griffent le visage quand elle tente de distinguer les traits de la religieuse, dissimulée derrière une deuxième grille, un mètre plus loin. La réponse de la voix sans visage l’anéantit : "Oui, votre nièce Marta entrera dans ce couvent dans quelques jours." Marta n’est pas la nièce de Teresa : c’est sa fille, une adolescente qu’elle a parfois du mal à reconnaître tant elle est devenue agressive et menteuse depuis qu’elle s’est liée d’amitié avec un prêtre de la Fraternité du Coeur de Jésus, une communauté créée à l’initiative de l’ex-cardinal primat d’Espagne Marcelo Gonzàlez. Teresa apprendra plus tard que sa stupeur, son indignation et son impuissance sont partagées par de nombreux parents dont les filles ont été attirées par Gethsémani [1], un groupe fondé par les prêtres de la Fraternité.

Ces cinq dernières années, ce groupe a réussi à recruter près de 200 jeunes filles, originaires pour la plupart de huit localités de la province de Tolède, pour leur monastère d’Oropesa et pour les couvents des Carmélites déchaussées de mère Maravillas, l’ordre féminin le plus rigide et conservateur d’Espagne. Certaines ne prennent pas l’habit et d’autres changent d’avis avant de prononcer leurs voeux définitifs. Mais l’ampleur du phénomène et les méthodes utilisées pour attirer ces jeunes filles inquiètent les parents, qui se sont adressés à des avocats et ont porté plainte devant la justice. La Guardia Civil a mené une enquête dans le couvent d’Oropesa, et la préfecture de Tolède reste sur ses gardes. Mais ni la police ni la justice n’ont pu intervenir, car les novices sont toutes majeures. La Conférence épiscopale, elle, considère l’affaire "avec inquiétude".

Les parents racontent tous la même histoire : leurs filles sont entrées dans un groupe appelé Gethsémani à l’âge de 14 ans, après leur confirmation. C’étaient des adolescentes normales, qui avaient envie de faire des études, de trouver du travail, de sortir entre amis. Puis leur caractère a brusquement changé, et elles se sont mises à mentir de plus en plus souvent quand on leur demandait où et avec qui elles passaient le week-end ou les vacances. Ce n’est qu’après leur majorité qu’elles ont annoncé à leurs parents leur décision de prendre l’habit. Les parents concernés craignent que la supérieure ne restreigne le peu de temps dont ils disposent pour voir leurs filles à travers les pointes en fer du parloir. C’est pour cette raison qu’ils ont demandé à garder l’anonymat et que leurs noms ont été changés, même s’ils n’hésitent pas à donner leur véritable identité et à ouvrir leurs maisons.

Ils cherchent à les convaincre que le monde est un enfer

Du jour au lendemain, Marta, la fille de Teresa, a rempli sa chambre de crucifix et d’images pieuses, et s’est enfermée avec la biographie de mère Maravillas, la fondatrice des 42 couvents de carmélites déchaussées qui ont fait scission de l’ordre fondé en 1592 par sainte Thérèse d’Avila, car ils jugeaient excessive l’ouverture permise par le concile Vatican II. Marta se mit à aller à la messe tous les soirs et défendit à ses frères de sortir de la salle de bains torse nu, comme c’était l’habitude dans cette famille qui dit le bénédicité quotidiennement et récite son chapelet de temps à autre. Cela explique que ses parents ne se soient pas alarmés tout de suite en voyant les changements intervenus chez leur fille. Ses résultats scolaires se dégradèrent, ainsi que son caractère, raconte sa mère. Elle se mettait en colère lorsque son père, militaire, lâchait des jurons quand il regardait un match de foot-ball ; elle refusait de regarder la télévision et alla même une fois jusqu’à l’éteindre à l’heure de la série Companeros, qui met en scène les relations entre deux adultes non mariés. Ce jour-là, Teresa et son mari se sont réellement inquiétés : "Qu’arrive-t-il à notre fille ?"

"Quand elles entrent dans le groupe Gethsémani, elles commencent à se sentir coupables de tous les péchés de l’humanité. Et elles finissent par se convaincre que seule leur immolation à travers l’isolement, le jeûne et les châtiments corporels peut soulager les souffrances d’un Dieu affligé", résume le père de l’une d’entre elles, directeur d’un établissement scolaire à Tolède. Si l’on en croit les témoignages des parents et les brochures éditées par la Fraternité du Coeur de Jésus, les prêtres inculquent tout d’abord aux adolescentes des principes de soumission et d’autodénigrement. ("Je suis une misérable pécheresse" ou "Je suis petite" peut-on lire dans les bulletins mensuels de Gethsémani.) Ensuite, ils cherchent à les convaincre que le monde est un enfer, un lieu corrompu dans lequel seule la clôture garantit le salut.

Les jeunes filles prononcent leurs voeux, convaincues qu’elles répondent à l’appel direct de Dieu, à cette même voix qui avait ordonné à mère Maravillas d’élever le premier monastère de l’ordre au Cerro de Los Angeles, dans la banlieue de Madrid. "Ici, je veux que toi et ces autres âmes élues par mon coeur me bâtissiez une maison qui me comble. Mon coeur a besoin d’être consolé. Je veux que ce carmel soit le baume qui guérisse les blessures que m’infligent les pécheurs", aurait dit Jésus-Christ à la religieuse.

Beaucoup de ces jeunes filles finissent par se sentir en partie responsables d’un tel tourment divin. Ana et Eva, deux soeurs qui étaient lycéennes et qui portent aujourd’hui l’habit des carmélites, tenaient un journal intime, que leur père se résolut à lire lorsque les premiers symptômes d’agressivité se manifestèrent chez les jeunes filles. Parmi leurs confessions figurent des phrases telles que : "Je n’ai jamais rencontré personne qui soit pire que moi" ; "Où que j’aille, la lance du péché m’accompagne" ; "Le péché me détruit et me vide" ; "Seigneur, montre-moi à quel point ma vie a été mauvaise" . Elles ont également laissé un témoignage écrit de leur certitude que "les jeunes d’aujourd’hui sont brisés de l’intérieur" et que leurs péchés "accablent l’Eglise". C’est à elles de "reconstruire le coeur détruit par le péché".

Mais, pour que tout ne soit pas que pleurs et désolation, les prêtres de Gethsémani rappellent à leurs recrues que la récompense dans l’au-delà sera proportionnelle au sacrifice. "Elle sera immense la récompense que Dieu donnera à ceux qui abandonnent pour lui père ou mère, fils ou fille."

"Si ta fille ne devient pas religieuse, Dieu te punira"

La voix douce que l’on entend derrière la tour du couvent des carmélites de Duruelo, dans laquelle un prêtre vient de déposer des boîtes en plastique remplies de compotes et de fruits, détaille les rigueurs de la vie quotidienne dans ce monastère où saint Jean de la Croix ébaucha, au XVIè siècle, son extraordinaire Cantique spirituel. "Nous nous couchons à 1 heure du matin et nous nous levons entre 6 heures et 6 h 30. Nous ne consommons pas de viande. Pendant le Carême, nous ne mangeons pas non plus de poisson, de lait ou d’oeufs. Certains jours, nous jeûnons. Nous dormons parfois à même le sol et nous avons deux heures de récréation par jour. Le reste de la journée, nous prions en silence et nous assistons aux offices divins.
 Que faites-vous pendant vos récréations ?
 Nous cousons pour une boutique de vêtements d’enfants et nous travaillons dans le potager."

L’ordre des Carmélites déchaussées de mère Maravillas suit toujours les règles établies au XVIè siècle par sainte Thérèse, faisant fi des réformes adoptées par la majorité des autres communautés de l’ordre après le dernier concile. Les carmélites ne peuvent ni quitter le cloître, ni utiliser le téléphone et n’ont le droit de recevoir que les visites autorisées par la supérieure, qui peuvent varier de plusieurs heures un dimanche sur quatre à une demi-heure tous les mois et demi, et toujours en présence d’une autre religieuse. Les lettres qu’elles reçoivent ou qu’elles envoient sont soumises à la censure. Les voisins du couvent d’Oropesa racontent que cilices et flagellations y sont monnaie courante, mais le centre de santé local réfute ces affirmations. "Nous n’avons jamais constaté rien de semblable. Des anémies fréquentes, ça oui. Mais il est vrai qu’elles refusent de montrer leur dos", commente la femme médecin qui suit les novices depuis des années.

Ces jeunes filles et beaucoup de celles des couvents de mère Maravillas ont en commun d’avoir eu pour guides spirituels des prêtres de la Fraternité du Coeur de Jésus. L’un d’entre eux, Francisco Javier Fernàndez Perea, le père Francis, 36 ans, excelle dans l’art du recrutement. Il n’a aucun doute sur le sens de sa mission : servir Dieu.
"En quoi est-ce utile aux pécheurs que ces jeunes filles dorment par terre ou jeûnent ?
 La question est mal posée. IL faut plutôt se demander : en quoi a-t-il été utile aux pécheurs que Jésus ait jeûné pendant quarante jours et soit mort sur la croix ? C’est l’amour qui a guidé le Seigneur. C’est l’amour qui guide nos soeurs.
 Et c’est aussi l’amour qui les pousse à porter le cilice ?
 Sans aucun doute. Le Christ a souffert bien davantage sur la croix. Si l’on flagelle quelqu’un ou qu’on le force à jeûner, on porte atteinte à sa dignité. Mais si ce sont des actes volontaires de mortification, on en sort grandi.
 Même au risque d’être anémié ?
 Il y a des limites. Je peux très bien me faire souffrir sans mettre ma vie en danger ; je peux arrêter de manger sans que ma santé se dégrade. C’est une question d’équilibre."

L’équilibre, les parents qui ont vu leurs filles se cloîtrer à l’instigation du père Francis ne l’ont pas encore trouvé. Angeles, l’épouse d’un agriculteur qui a dû se saigner aux quatre veines pour payer des études à sa fille, enlève ses lunettes embuées dans le séjour exigu de sa maison ornée d’images religieuses. Elle pleure en se souvenant que sa fille s’est un beau jour dressée contre elle et qu’elle ne quittait plus l’église que pour aller s’enfermer dans sa chambre. Elle se souciait si peu de sa tenue vestimentaire que sa mère lui offrit un pantalon pour ses 19 ans. "Cela fait deux ans que tu ne t’es pas acheté de vêtements. Essaie-le.
 Je ne le mettrai pas. Bientôt, je ne porterai plus que l’habit."

Angeles eut l’impression que le monde s’écroulait. Elle ne comprenait pas pourquoi les curés, qu’elle respectait tant et qui venaient souvent manger chez elle, ne lui avaient jamais parlé des intentions de sa fille, ni pourquoi, quand elle leur reprocha leur silence, ils la traitèrent avec mépris. Même sa fille lui décocha : "Maman, tu as perdu la foi !" Aujourd’hui, la novice n’écrit même plus à sa famille. "Ayez l’amabilité de ne pas troubler le bonheur de votre fille", l’a réprimandée la prieure. Feliciana, elle, a réagi avec moins de résignation lorsqu’elle a découvert ce qui se tramait entre le père Francis et sa fille Paloma au sein de Gethsémani. Cette commerçante s’est rendu compte des projets de sa fille par hasard, en entendant une conversation téléphonique. Elle avait bien constaté quelques bizarreries : Paloma mangeait un jour sur deux, et elle l’avait vue prier à genoux dans sa chambre pendant des heures. Feliciana est allée voir le curé de la paroisse.
"Vous ne me plaisez pas. Vous n’êtes pas un curé chrétien. Depuis que vous êtes arrivé ici, les filles ne font que mentir.
 Si ta fille ne devient pas religieuse, Dieu te punira."

La jeune fille est aujourd’hui majeure et vit toujours chez ses parents. Elle a même recommencé à regarder la télévision. Mais sa mère craint que les récents malheurs qui ont frappé la famille n’aient un rapport avec les mises en garde du curé. Elle a peur, même si le prêtre a dû abandonner La Puebla de Montalbàn après avoir été insulté et molesté par la population. Aujourd’hui, il réside non loin de là, à Villa de Don Fadrique.

"Qu’avez-vous fait à ces parents pour qu’ils s’en prennent à vous de la sorte ?
 Je me le demande encore aujourd’hui. Ils m’accusent de tromperie et de manipulation, mais ce n’est pas vrai. Que peut-on prouver ? C’est leur parole contre la mienne. Ils ne croient pas en l’action de Dieu.
 Ils sont pourtant tous très catholiques.
 Leur Dieu n’est pas le bon.
 Lequel est le bon ?
 Celui qui parle à travers nous.
 Ne vous semble-t-il pas curieux que votre arrivée dans la région ait coincidé avec une multiplication de vocations féminines ?
 Non. Il n’y avait pas non plus de vocation à Assise, et saint François a vidé le village de ses jeunes. Toutes proportions gardées, nous sommes, comme le saint, des représentants de la volonté de Dieu.
 Et vous ne croyez pas que vous risquez d’inculquer à ces filles un sentiment masochiste de culpabilité ? Quels horribles péchés doivent-elles expier ?
 Il n’est absolument pas question de masochisme. Le Christ a beaucoup plus souffert sur la croix. Et ces jeunes filles peuvent faire beaucoup pour réveiller la foi. Nous le pouvons tous. Même votre journal, s’il s’offre à Dieu, peut aider les pécheurs."

[1D’après les Evangiles, le jardin de Gethsémani, situé au pied du mont des Oliviers, non loin de Jérusalem, est le lieu où Jésus a passé ses dernières heures. Ce serait là qu’il a été livré par Judas aux autorités.

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Joaquina PRADES
Publié: 30/11/1999