Le suicide

Au-delà du suicide très médiatique de quelques personnalités du monde des arts, de la politique ou de l’économie, et de celui spectaculaire parce que collectif, de groupuscules sectaires, aux U.S.A., en Suisse ou ailleurs, c’est un véritable phénomène de société qu’aborde ce petit dossier [1]. Pour ne citer que le cas de la France, le nombre de suicides a doublé entre 1950 et 1985, dépassant désormais, en termes de mortalité, les accidents de la route [2].

Des chefs d’établissements scolaires sont de plus en plus souvent douloureusement confrontés à la réalité du suicide chez les jeunes et bien embarrassés sur la conduite à tenir et la parole à prononcer... à l’autre extrémité de la vie, on parle de plus en plus du suicide des personnes âgées [3], le débat étant entretenu depuis plusieurs années par la crainte de l’acharnement thérapeutique et, dans l’hexagone, par les campagnes menées par plusieurs associations comme l’A.D.M.D. (Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité, fondée en 1980)... à ces deux tranches d’âge, s’en ajoute désormais en France une troisième, nous disent les sociologues [4] : celle des 30-45 ans, touchés de plein fouet par un chômage qui, s’il n’est pas toujours perçu comme irréversible, s’avère hélas souvent de longue durée ! Il faudrait ici parler aussi de l’augmentation du taux de suicide dans des prisons surpeuplées.

Toutes ces réalités sont, on le devine, bien différentes, mais elles donnent des chiffres un peu partout en augmentation. Cette évolution est telle qu’on en est venu, depuis 1997, à instaurer dans notre pays une "journée nationale de prévention du suicide" [5]...

Voilà donc qui invite à réfléchir au jugement moral que nous pouvons porter sur une réalité humaine certes très ancienne, mais qui apparaît aujourd’hui comme bien plus complexe qu’on croyait.

Ce petit dossier examine tout d’abord l’enseignement moral traditionnel de l’Église catholique concernant le suicide. Il signale ensuite l’important changement de perspective survenu, au cours des dernières décennies, dans la perception sociale et ecclésiale du suicide (ou plus exactement des suicides !). Il énumère, en guise de conclusion, quelques-unes des importantes questions que pose cette évolution des mentalités et des pratiques.

1) L’enseignement traditionnel de l’Église

La tradition judéo-chrétienne conteste radicalement l’image plutôt positive que l’antiquité grecque et romaine offrait du suicide. Conçu comme une mort résolument courageuse et digne, celui-ci n’apparaissait-il pas aux yeux de beaucoup comme l’un des signes majeurs de la liberté individuelle ?

Une forte répugnance biblique

Puisque c’est Dieu qui "tient en son pouvoir l’âme de tout vivant et le souffle de toute chair d’homme" (Jb 12/10), la condamnation du suicide semble incluse dans celle de l’homicide (Ex 20/13) : personne ne peut prétendre disposer de sa propre vie. Cela entraîne que le suicide est tout à fait exceptionnel dans le monde biblique. Signalons les rares exceptions mentionnées :

Abimélek, roi éphémère de Sichem, blessé au cours d’un siège, se fait achever par son écuyer (Jg 9/54). De même Saül, de peur de tomber aux mains des incirconcis, se transperce le coeur lui-même avant d’être imité par son écuyer (1 Sm 31/4-5). Zimri, plutôt que de tomber vivant entre les mains d’Omri, préfère mourir dans l’incendie de sa maison (1 R 16/18). Razis, un juif pieux du temps des Maccabées, se tue plutôt que d’être pris par les soldats de Nikanor (2 M 14/41-46). Enfin, Ahitofel, constatant qu’Absalom n’a pas retenu ses conseils, se pend (2 S 17/23).

Un peu particulier est le cas de Samson qui provoqua sa propre mort avec celle de trois mille Philistins comme acte de vengeance (Jg 16/27-30). à propos d’éléazar, qui s’élança délibérément, l’arme à la main, sous l’éléphant cuirassé (1 M 6/42-46), la Bible parle de sacrifice plus que de suicide... Dans le récit de Tobie, Sarah, déshonorée d’avoir vu mourir successivement sept maris, envisage bien un moment de se pendre (Tb 3/10) mais, songeant au chagrin qu’en aurait son père, ne passe pas aux actes. Pour ce qui est du Nouveau Testament, le seul cas connu est celui de Judas Iscariote (Mt 27/3-5 ; Ac 1/18).

Ces cas exceptionnels appellent au moins deux remarques :

1. La plupart de ces faits se situent dans des contextes de guerre.
Le judaïsme connaît l’exemple célèbre des quelques 700 zélotes qui, assiégés par les Romains à Massada, préférèrent s’entre-tuer les uns les autres : "Mourons sans avoir été esclaves de l’ennemi et en hommes libres. Quittons ensemble cette vie avec nos enfants et nos femmes.Voilà ce que nos lois nous ordonnent ; voilà ce dont nos femmes et nos enfants nous supplient ! Voilà la nécessité qui nous vient de Dieu" (Flavius JOSEPHE dans La Guerre des Juifs).
Le cas d’Ahitofel dans l’Ancien Testament et celui de Judas dans le Nouveau sont les seuls qui soient des suicides de désespoir.

2. Pour la Bible et le Nouveau Testament en particulier, la mort la plus redoutable n’est pas la mort biologique, mais cette mort qu’introduit le péché.
Il est des hommes qui "à peine nés, ont cessé de vivre" (Sg 5/13) tant leur vie est inconsistante, insignifiante. Vivoter n’est pas vivre ! St Paul peut dire du Christ : "Vous qui étiez morts, il vous a fait revivre avec lui !" (Col 2/13). Et Jean ajoute : "Nous, nous savons que nous sommes passés de la mort dans la vie, puisque nous aimons nos frères. Qui n’aime pas demeure dans la mort." (1 Jn 3/14).
La vie ne se réduisant pas à sa dimension corporelle, le jugement moral porté par la Bible sur l’acte consistant à s’exposer à la mort n’est pas le même selon qu’il s’agit d’un suicide (dans ce cas, c’est bien la mort qui est recherchée !), d’un sacrifice (ici la mort clairement prévue n’est que la conséquence inévitable d’un choix courageux et généreux : cf. le cas d’éléazar dans l’Ancien Testament, mais plus encore l’attitude de Jésus dans le Nouveau Testament ! : Jn 10/11,17-18 ; Jn 15/13) ou d’un martyre (par exemple celui des sept frères en 2 M 7).

Une nette et ancienne réprobation

Malgré les condamnations morales de Lactance, St Jean Chrysostome ou St Jérôme, le contexte de persécution implacable menée contre les chrétiens au cours des premiers siècles explique peut-être la lecture relativement bienveillante que fait Eusèbe de Césarée de certains "suicides religieux", assimilés presque à des martyres (cf. l’hagiographie autour de Ste Pélagie par exemple). Les analyses les plus poussées et les propos les plus fermes nous viennent de St AUGUSTIN (354-430) et de St THOMAS D’AQUIN (1227-1274).

Le premier, dans sa polémique avec les donatistes, n’attribue aucune valeur morale aux quelques cas de suicide relatés par l’écriture : ces faits historiques passés ont été racontés pour qu’ils soient jugés et non pour être imités.

"Ce que nous disons, ce que nous affirmons, ce que de mille manières nous démontrons, c’est que personne ne doit volontairement s’ôter la vie pour se libérer des souffrances temporelles, car il tomberait dans les éternelles ; ni pour éviter les péchés d’autrui, parce qu’alors lui-même - que ne souille pas le péché d’autrui - commet un très grave péché personnel ; ni pour ses propres péchés passés, parce que pour pouvoir les expier par la pénitence, nous avons spécialement besoin de cette vie ; ni par désir d’une vie meilleure que nous espérons après la mort, car les suicidés n’ont pas à attendre une autre vie meilleure." (De Civitate Dei, I, 26).

Pour St Thomas d’Aquin, le suicide est un péché mortel car agression directe à l’amour que chacun se doit à lui-même, injure envers la communauté à laquelle il appartient et, du moins lorsqu’il est perpétré consciemment et librement, péché contre Dieu par prétention à usurper un pouvoir qui n’appartient qu’à Dieu (Somme Théologique, IIa-IIae, q.64 a.5).

Cette ferme condamnation du suicide a été constamment reprise par le magistère de l’Église et l’ancien Code de Droit Canon de 1917 en tirait les conséquences logiques : étaient alors privés de la sépulture ecclésiastique tous ceux qui, deliberato consilio, c’est-à-dire librement et en possession de leurs facultés, attentaient à leur vie.

Le 5 juillet 1980, dans une déclaration relative à l’euthanasie, la Sacrée Congrégation pour la Doctrine de la Foi rappelait encore : "La mort volontaire, c’est-à-dire le suicide est aussi inacceptable que l’homicide ; une semblable action constitue, en effet, de la part de l’homme, le refus de la souveraineté de Dieu et de son dessein d’amour. De plus, le suicide est souvent un refus d’amour envers soi-même, une négation de l’aspiration naturelle à la vie, une renonciation face aux devoirs de justice et de charité envers le prochain, envers les diverses communautés et envers la société entière, bien que parfois interviennent, comme on le sait, des facteurs psychologiques qui peuvent atténuer et même enlever la responsabilité. Cependant, on devra bien distinguer du suicide ce sacrifice par lequel, pour une cause supérieure - comme la gloire de Dieu, le salut des âmes ou le service des frères -, on offre ou met en péril sa propre vie." Ces affirmations se retrouvent au § 2281 du récent Catéchisme de l’Église Catholique.

2) Un important changement de perspective !

On le constate à travers ces dernières formulations magistérielles, le propos ecclésial sur le suicide, pour vigoureux qu’il soit, est amené aujourd’hui à prendre acte d’un important changement de perspective qui affecte le rapport qu’entretient notre société à la mort et le regard qu’elle porte en conséquence sur le suicide.

Un rapport à la mort qui a changé...

Alors que pendant des siècles la question du suicide se posait essentiellement pour des êtres jeunes, les fulgurants progrès de la médecine et de l’hygiène alimentaire ont considérablement augmenté la longévité humaine, faisant apparaître un taux élevé de suicides non plus seulement parmi les jeunes, mais également dans une autre catégorie de la population, à savoir les personnes âgées. C’est ainsi par exemple qu’en 1987 près de la moitié des suicides enregistrés en France étaient le fait de personnes âgées de plus de cinquante-cinq ans (cf. article du journal Le Monde en date du 14 février 1990).

La mort qui faisait jadis partie du quotidien familial et bénéficiait d’un environnement social avec ses rites de deuil s’est peu à peu privatisée et fait désormais l’objet d’une vaste opération de camouflage avec la complicité indirecte de l’hôpital (c’est là qu’y meurent déjà 80% des habitants des états-Unis d’Amérique !). Appréhendant de plus en plus de perdre, avec leur autonomie, une certaine image d’eux-mêmes à laquelle ils étaient attachés, et de finir leurs jours, loin des leurs, dans un quelconque service de gérontologie, ou livrés tels des cobayes entre les mains des techniciens de l’univers médical dans un service de soins intensifs, nos contemporains en viennent à revendiquer le droit à disposer de leur corps avant que l’image qu’ils en aient ne soit trop négative.

"Ce sont les jeunes et les vieillards, remarque Patrick BAUDRY, qui connaissent précisément une modification de l’image corporelle. Longtemps cette modification a été conduite, pour les jeunes, par un groupe social, au travers de rituels initiatiques, et le corps âgé a pu recevoir des significations sociales. On peut penser que la disparition de ces rituels et de ces sens ne diminue pas l’exigence profonde qui les motivait, bien au contraire, et que celle-ci a d’autant plus d’intensité que les modèles aujourd’hui institués définissent une sorte de perfection que seul peut approcher ’l’athlète industriel’, qui témoigne de son succès en étant ’bien dans sa peau’." ("Facteurs anciens et facteurs nouveaux en matière de suicide" dans Concilium 199, 1985, pages 25-26).

Par ailleurs, s’habituant avec les diverses techniques de contraception et de procréation médicalement assistée à programmer et maîtriser les débuts de la vie, l’homme d’aujourd’hui ne voit pas pourquoi il aurait à subir passivement la mort !

Un nouveau regard sur le suicide

Depuis un siècle déjà, l’approche sociologique du suicide (inaugurée par DURKHEIM) a clairement fait apparaître qu’il existait en fait plusieurs types de suicides : escapistes, agressifs, oblatifs, ludiques...etc. Dès lors, est-il légitime d’englober dans la même réprobation morale des actes similaires quant à leur matérialité mais très différents quant à leur signification ? Qu’y a-t-il de commun entre une impulsion suicidaire aussi violente qu’inattendue et un suicide réfléchi et longuement prémédité ? ... entre le suicide tenté ou réussi d’un adolescent et le désir d’en finir d’un vieillard très âgé et handicapé qui estime sa vie prolongée indûment par les médecins ? ... entre le suicide collectif des adeptes d’une secte aux U.S.A. et celui d’un homme politique de premier plan ou d’un chômeur en fin de droit ?

De son côté, l’étude des maladies mentales (la mélancolie, certaines dépressions très graves, etc.) montre la complexité des processus psychiques susceptibles de diminuer la liberté de celui ou celle qui tente de mettre fin à ses jours. La réserve que faisait déjà l’ancien Code de Droit Canonique en utilisant l’expression "deliberato consilio" mérite donc d’être soulignée aujourd’hui... ce que fait le Catéchisme de l’Église Catholique en notant, au § 2282 que "des troubles psychiques graves, l’angoisse ou la crainte grave de l’épreuve, de la souffrance ou de la torture peuvent diminuer la responsabilité du suicidaire." Un an plus tôt, en 1991, dans leur Catéchisme pour adultes, les évêques de France remarquaient, quant à eux : "Il peut se faire qu’à certains moments l’angoisse, les souffrances et les épreuves soient telles qu’on se détache de la vie. Un dégoût de vivre peut se répandre comme une gangrène sans que l’on sache toujours très bien déterminer dans ce cas ce qui vient de la liberté et ce qui vient de la maladie." (§ 580) et encore : "Le suicide est objectivement une faute grave. On reconnaît toutefois aujourd’hui qu’il traduit le plus souvent un déséquilibre psychologique profond, tant est fort l’instinct de vie en l’homme." (§ 581).

Hésitant désormais à lire dans tout suicide un refus formel de la foi et de l’espérance chrétiennes, l’Église, n’étant d’ailleurs plus certaine de pouvoir établir la part de liberté et de responsabilité d’un tel acte, a assoupli sa discipline liturgique. Le canon 1184 du nouveau code de 1983 ne mentionne plus formellement les suicidés parmi les "pécheurs manifestes auxquels on ne peut accorder les funérailles ecclésiastiques sans scandale public des fidèles" , laissant aux pasteurs le soin de décider dans chaque cas particulier de ce qui conviendra le mieux, après un vrai dialogue avec les proches du défunt.

"On ne doit pas désespérer du salut éternel des personnes qui se sont donné la mort. Dieu peut leur ménager, par les voies que Lui seul connaît, l’occasion d’une salutaire repentance. L’Église prie pour les personnes qui ont attenté à leur vie." (Catéchisme de l’Église Catholique, § 2283).

3) Des questions qui subsistent...

Cette évolution des mentalités et des pratiques ne va pas sans poser quelques difficiles questions. Contentons-nous ici d’en relever quelques-unes.

Sur l’appréciation morale à porter

Lâcheté ou courage ?

Après n’avoir voulu voir dans le suicide qu’une conduite de fuite et un signe de lâcheté, faut-il maintenant le présenter comme un acte d’un rare courage et une manière éminemment digne de forcer son destin ? L’une et l’autre de ces affirmations ne sont-elles pas excessives et abusivement simplificatrices ? Par un étonnant retournement de situation, devrons-nous, selon les cas, tenir l’auteur d’un suicide pour un héros (retour à une conception très stoïcienne) ou pour une victime (dans ce cas, la culpabilisation est reportée sur ses proches ou sur la société en général)... mais surtout pas pour responsable ? Quelle que soit la compréhension dont on puisse faire preuve envers l’auteur d’un geste aussi tragique, il semble dans tous les cas exclu de faire de son action une conduite exemplaire : "S’il est commis dans l’intention de servir d’exemple, notamment pour les jeunes, le suicide prend encore la gravité d’un scandale. La coopération volontaire au suicide est contraire à la loi morale." (Catéchisme de l’Église Catholique, § 2282)

Condamnation absolue ou relative du suicide ?

On a vu que la Bible et la tradition ecclésiale ont hésité - au moins avant St Augustin ! - à formuler une condamnation morale absolue du suicide (cf. les contextes de guerre ou de persécution religieuse dans lesquels le suicide pouvait presque être assimilé à un généreux sacrifice ou à un héroïque martyre). La doctrine s’est ensuite précisée et durcie jusqu’au récent changement de perspective évoqué plus haut.

Trouvant encore trop faibles les nuances apportées aux propos sévères de l’Église concernant cette réalité complexe qu’est le suicide d’un homme, certains auteurs voudraient aujourd’hui qu’on lui reconnaisse, sinon une légitimité éthique, du moins le statut de "moindre mal" en certaines situations. Jean VIMORT fait ainsi valoir en ce sens plusieurs arguments dont certains ne sont pas sans pertinence :

"Du point de vue religieux, écrit-il, s’il est exact que la vie est un don de Dieu, on ne peut pas en déduire que la vie ne nous appartient pas. Le don de Dieu est un don véritable et non un prêt assorti de conditions qui entraveraient notre liberté. Le don de liberté va jusque-là : le vie est remise entre nos mains, totalement. Et la foi chrétienne a toujours à méditer sur l’étonnante audace de Dieu dans le don à l’homme de sa liberté." Notons que cet argument n’a pas ébranlé les rédacteurs du Catéchisme de l’Église Catholique, puisque le § 2280 maintient l’affirmation visée : "Nous sommes les intendants et non les propriétaires de la vie que Dieu nous a confiée. Nous n’en disposons pas."

Par ailleurs, un autre argument est tiré des exceptions traditionnellement admises à la condamnation globale de l’homicide : si les moralistes ont pensé que l’on pouvait tuer un autre (ce qui est plus grave que le suicide) dans le cas de légitime défense ou de guerre juste, ou encore que la révolte armée était justifiée dans certaines conditions, n’est-il pas dès lors possible d’envisager des cas où le suicide deviendrait légitime ? (cf. par exemple le cas du prisonnier menacé de torture qui se suicide de peur d’être amené à dénoncer ses camarades).

Convenons que l’argument a du poids et suffit à exclure la possibilité d’une condamnation absolue du suicide. Pourtant une extrême prudence s’impose, qui n’est pas seulement, comme le laisse entendre J. VIMORT, une réaction de peur face à notre étonnante liberté. "Remarquons que, souvent, écrit-il, admettre cette possibilité d’un suicide légitime peut être ressenti par certains d’entre nous comme une menace. Car l’absolu de l’interdit nous protège contre nous-mêmes et nous protège contre les risques de la liberté, contre le poids d’une décision personnelle, d’une décision de conscience. Si le suicide peut être, même dans des cas très rares, légitime moralement, je suis renvoyé moi-même à une décision de conscience ; c’est infiniment moins facile que de se retrancher derrière un interdit absolu qui, d’avance, résout la question à ma place."

Si l’absolu de l’interdit nous protège contre nous-mêmes, ne peut-on pas dire qu’il nous protège au moins autant de la tentation du découragement que des risques de la liberté ? J’ajoute que cette protection peut s’avérer fort utile au moment où précisément la souffrance risque de perturber le jugement de notre conscience ! Quant à la solution de facilité - s’il faut en dénoncer une -, j’avoue la voir davantage du côté du suicide que du côté du combat pour la vie...

Du suicide à l’euthanasie ?

Les terreurs suscitées par une fin de vie à l’hôpital et par ce qui a été présenté comme de "l’acharnement thérapeutique" ne sont-elles pas la cause de cette image presque positive dont jouit le suicide chez beaucoup de nos contemporains ? Ne nous font-elles pas glisser insensiblement du suicide à l’euthanasie ? La pente est dangereuse, car si même je pensais pouvoir disposer de ma propre vie, cela ne me donnerait pas pour autant le droit de disposer de celle de l’autre ! Sans doute y-a-t-il ici des ambiguïtés à lever sur ce qu’on met derrière le mot "euthanasie" ... "La tentation de l’euthanasie est souvent due à une souffrance trop vive, mais il est possible aujourd’hui de soulager la douleur et c’est un devoir de le faire. Cela est différent de l’acharnement thérapeutique qui met en oeuvre des traitements extraordinaires pour un maintien de la vie à tout prix de manière inconsidérée. La tentation du suicide, comme celle de l’euthanasie, invitent à l’accompagnement humain et spirituel de ceux qui vivent dans la détresse morale ou physique. Le développement des soins palliatifs pour les personnes en fin de vie dans les hôpitaux ou à domicile est une des conquêtes, encore à poursuivre, de cette décennie." (Les évêques de France, Catéchisme pour adultes, § 581).
Pour la prévention des suicides

Quel est le sens de ma vie ?

C’est bien parce que, à leurs yeux, leur vie n’a plus de sens, que d’aucuns en viennent à envisager de se donner la mort. Dans le cas des adolescents, on ne peut que trembler en pensant à l’énorme pression scolaire qu’ils subissent - pression qu’hélas beaucoup de parents renforcent ! - et qui leur fait identifier échec scolaire à vie ratée. Force est d’ailleurs de constater que le chômage massif, qui guette les jeunes dès la fin de leurs études, ne les aide pas à se projeter dans l’avenir ! Difficile, dans ce contexte, de ne pas faire du travail rémunéré (avec la garantie financière et la reconnaissance sociale qu’il apporte) le critère ultime selon lequel ma vie a du sens ou n’en a pas...

Quelle dignité ?

Voilà bien une valeur que chacun revendique pour sa vie... comme pour sa mort. Il serait pourtant intéressant de préciser ce qu’on entend par "une vie digne"... Qu’est-ce qui fait qu’une vie vaut la peine d’être vécue ou - dans le cas du suicide - ne vaut plus la peine d’être vécue ? Qu’est-ce donc qui lui donne sa valeur ? Il n’est pas certain que les critères d’appréciation soient les mêmes pour tous ! Avec François-Xavier DUMORTIER et les intervenants du colloque organisé en octobre 1992 par le Centre Sèvres sur le thème "Dignité, perte de dignité", sans doute faut-il affirmer que "la dignité de l’homme n’est pas une évidence, mais une tâche et un combat" , un combat pour surmonter les réactions que suscitent en nous le spectacle et la proximité de certaines détresses ou défigurations, un combat auquel nous invite la conviction de notre propre dignité ! (Numéro spécial des Cahiers Laënnec, mars 1993). L’une des difficultés est pourtant que, si elle n’a pas pour fondement l’homme image de Dieu, cette dignité ne peut être que postulée !

Quelle est notre image du corps ?

Il ne s’agit pas là seulement de souligner le douloureux contraste qu’il peut exister entre le corps idéalisé, rêvé, fantasmé (les jeunes et beaux héros des magazines ou séries télévisées !) et celui qui me ramène parfois cruellement à la réalité (par la maladie, le handicap disgracieux ou simplement l’usure des ans). La question est surtout de savoir ce que je blesse ou tue de moi en blessant ou tuant mon corps... Est-il le tout de mon être ou, au contraire, le simple support provisoire d’une âme immortelle ? à moins que ma foi ne me suggère autre chose ?

Le suicide : affaire purement privée ?

Lorsque la mort physique, biologique, semble désirable (Si 41/1ss ; Jb 6/9 et 7/15 ...etc.), une conviction de la Bible mérite d’être rappelée : ma vie n’appartient pas qu’à moi ; elle appartient à Dieu (Rm 14/7-12) et concerne aussi les autres (cf. Ph 1/21-26 et 2 Co 5/8-9). Il n’y a pas que mon intérêt à prendre en considération et je ne peux pas être le juge souverain de la dignité ou de l’indignité de mon existence !

On a vu que cet argument autour de la responsabilité sociale de chacun avait été souligné par Thomas d’Aquin. Vu l’individualisme ambiant, cet argument vaut la peine d’être développé aujourd’hui, même s’il est d’un maniement délicat auprès de grands malades et de vieillards, conscients du poids énorme qu’ils finissent, de fait, par faire peser sur la société !

C’est avec la Bible que nous avions ouvert ce petit dossier. C’est avec elle encore que nous le refermons, en lui empruntant la riche symbolique du repas : contre toutes les anorexies mentales et les envies de mort, le repas du Seigneur est offert comme promesse de vie ! (cf. Ps 106/18 ; 1 Sm 1/7-8,18 ; 1 R 19/4-8 et surtout Ac 27/21,33-36).

On peut lire sur le sujet :

 ALVIN (Patrick) .- "Tentatives de suicide chez les adolescents" dans Approches Cahier n° 60 (4ème trimestre 1988) édité par le Centre Documentation Recherche 104, rue de Vaugirard 75006 Paris
 ANATRELLA (Tony) .- Non à la société dépressive .- Paris, Flammarion, 1993, pp.245-289
 BATTIN (Margaret) .- article " suicide" dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale publié sous la direction de Monique CANTO-SPERBER .- Paris, P.U.F., 1996
 BAUDRY (Patrick) .- "L’approche sociologique du suicide. De Durkheim à aujourd’hui" dans Concilium 199, 1985, pages 27 à 36
 BLAZQUEZ (Niceto) .- "La morale traditionnelle de l’Église au sujet du suicide" dans Concilium 199, 1985, pages 89 à 101
 GRISÉ (Yolande) .- "L’éthique romaine et le suicide" dans Les suicides (Cahiers de recherche éthique 11) .- Montréal, Fides, 1985
 LESAGE (Laurent) .- Le suicide .- Paris, Bayard éditions/Centurion, 1995 .- Coll. "C’est-à-dire"
 STEMPER (Camille) .- "Réflexions sur le suicide" dans Ouvertures n° 71/1993
 VERSPIEREN (Patrick) .- "Une apologie du suicide" dans études de février 1988
 VIMORT (Jean) .- "Rompre le silence sur le suicide" dans le Cahier trimestriel du Service
 Incroyance et Foi (n° 54 été 1990) article paru dans le n° 237 de la revue échanges (novembre 1989)
 "Le suicide, ultime désespérance" dossier de la revue Passage, journal d’information du groupe OGF (automne 2001) - 31, rue de Cambrai - 75946 Paris Cedex 19

[1Au plan international, la Finlande détient un taux de suicide très élevé (29,8/100 000), suivie de près par la Belgique et la Suisse (22,7), l’Autriche (22,6), le Danemark (22,4) et la France (20,1). Parmi ceux qui fournissent des statistiques, les pays les plus épargnés semblent être la Hollande (9,7) et l’Angleterre (9,5) ainsi que les pays du Sud comme le Portugal (9,6), l’Espagne (7,7), l’Italie (7,5) et surtout la Grèce (3,5). Influence bénéfique du soleil et de la lumière ? Chiffres tirés de la revue "Passage ", journal d’information du groupe OGF (automne 2001) - 31, rue de Cambrai - 75946 Paris cedex 19

[2En 2000, 12500 décès par suicide contre 8000 dans les accidents de la route...

[3En France, le taux de suicide chez les plus de 80 ans a quadruplé depuis 1950

[4voir par exemple le journal Le Monde du mercredi 4 février 1998

[5En France, il faut mentionner aussi tout le travail effectué dans des centres ou au téléphone de façon anonyme par des associations comme "Suicide Ecoute", "SOS Amitié", "SOS Suicide Phénix", "Recherches et Rencontres", etc.

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Philippe LOUVEAU

Prêtre du diocèse de Créteil, ancien équipier de PSN.
Curé doyen de la paroisse Saint-Georges à Villeneuve-Saint-Georges.

Publié: 31/12/2001