La Dame et le Bohémien

Il faut être doué pour donner, il faut être doué pour recevoir aussi : le don, le mot le plus beau de la langue française, demande du talent.

Nous sommes le dimanche 9 décembre au soir. Je me dirige vers la sortie du complexe Kinepolis, où je viens de voir un film. Une femme devant moi se dirige de même vers la sortie, où un homme s’est installé pour quémander quelque sou, un homme un peu délabré, dévasté par une existence sans happy end. Ce qui advient alors se déroule très vite, c’est très fugace, de ces choses que l’on sent, que l’on devine plus qu’on ne les observe.

Il advient que la femme se penche vers l’homme au bout de son rouleau, et lui donne un billet de cinq euros. Il n’avait rien demandé, sa main n’était pas tendue encore, mais la dame lui donne ce billet. C’est pas rien cinq euros, c’est beaucoup pour qui les reçoit, c’est rien sans doute pour la femme qui les donne, c’est ce qu’elle pense à cet instant-là la dame, que c’est rien pour elle qui a vu un film mais beaucoup pour cet homme qui ne voit plus rien.

Ce qui est remarquable, c’est ceci : la dame donne et passe, vite, elle ne donne pas en échange d’une gratitude et ne veut pas que le don – le mot le plus beau de la langue française – ne souille celui qui le reçoit. Plus remarquable encore, l’homme a deviné ce scrupule et dit un merci rapide, à peine, pour ne pas empoisser la dame de son obséquiosité. Il faut être doué pour donner, il faut être doué pour recevoir aussi, c’est pourquoi à l’article « don » le dictionnaire des synonymes donne « talent ».

Il y a plusieurs façons de donner, ou de mal donner, nombreux sont les mauvais mobiles, rares les donateurs doués. On peut donner pour avoir – mettre la main au porte-monnaie pour se réjouir qu’il soit plein. On peut faire un don pour être bon, pour exercer sa magnanimité, c’est le don au miroir, où le moi applaudit sa munificence. On peut donner pour réparer, une mesquinerie passée, ou donner pour conjurer, une calamité à venir. Il y a mille mauvaises raisons aussi de ne pas donner, la plus odieuse étant « ça va encourager les autres », la plus absurde « en Afrique ils ont encore moins », la plus inconvenante « il va s’acheter du pinard ou une dose » car nul n’est juge du besoin de l’autre, le don véritable ne fait pas enquête sur son usage, le don est ouverture, c’est pourquoi le dico des synos donne « largesse » aussi.

La dame, elle, a donné pour rien. Rien à prouver, rien à vérifier, rien à réparer. Le don dans sa solitude, le don dans sa pureté, dirait Bachelard.

Je me suis demandé quel film elle avait pu voir, la dame, qui lui ait ainsi donné le goût du don. J’ai pensé que sortant avec moi elle avait vu le même film que moi. Il était 19h30 environ, j’avais vu « Bohemian Rhapsody », le biopic sur Freddy Mercury et le groupe Queen, et la dame sans doute a vu cela aussi. Ce film s’achève dans l’apothéose du concert Live Aid. Mercury est séropositif, il est sur sa fin déjà mais il veut participer encore à cet événement. Live Aid, vous vous souvenez ? C’était une autre époque, c’était 1985, l’Ethiopie mourrait de faim et quelques musiciens ont pensé qu’on pourrait donner à l’Ethiopie en jouant.

Les plus doués ont joué, U2, Led Zep, Sting, Mercury dans son dernier souffle, rien que des bons pour des milliers de dons. Le concert eut lieu conjointement à Londres et Philadelphie, retransmis par satellite dans le monde entier, 1,5 milliard de personnes l’ont vu dans plus de 100 pays. Recette : 175 millions d’euros ! Une Offrande musicale, une manne pour l’Ethiopie, l’une des plus belles pages de l’histoire du rock.

J’ai eu l’intuition, en quittant le Kinepolis, que notre bohémien dévasté avait connu lui aussi ce temps d’exception, le temps du rock pour le meilleur et pour le pire, mais que c’est sur le pire qu’il a finalement trébuché. Il était peut-être musicien lui aussi, il avait un don peut-être. La dame aussi sans doute eut cette intuition.

J’espère qu’elle lit ceci et qu’elle s’y reconnaîtra. Je lui adresse l’expression de ma profonde considération.

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Gaston CARRÉ

Auteur, journaliste et chroniqueur au quotidien Luxemburg Wort.

Publié: 01/01/2019