Le magistère du pape et des évêques et le "sens de la foi" du peuple chrétien

Sommaire

 Nécessité et relativité du magistère
 Un peu d’histoire...
 Quelques précisions de vocabulaire
 Plusieurs degrés d’autorité... et d’obéissance !
 Morale économique et morale sexuelle
 La "loi de gradualité"
 Le "sens de la foi" du peuple chrétien
 Quand les éclairages ne convergent pas...

Étymologiquement, le mot "magistère" vient du latin magister "maître".

Au sens large, il désigne l’exercice d’une compétence et d’une autorité en matière de vérité et qui s’expriment donc sur le mode d’un enseignement. C’est ainsi, par exemple, que le magistère désigne aujourd’hui un grade universitaire, et qu’on a pu longtemps (jusqu’aux 18e et 19e siècles) voir coexister dans l’Eglise un magistère des théologiens, un magistère des pasteurs, un magistère des exégètes, avant que ce terme de "Magistère" ne désigne plus, dans l’Eglise catholique, qu’un singulier, doté d’une majuscule. Ce dont traitent ces quelques pages, c’est donc du Magistère du pape et des évêques tel qu’il se présente aujourd’hui dans l’Eglise catholique, c’est-à-dire de cette fonction d’enseignement des pasteurs de l’Eglise. Il s’agit là d’un service original du pape et des évêques qui consiste à "interpréter de façon authentique la Parole de Dieu, écrite ou transmise" "avec l’autorité reçue du Christ, au nom et par le pouvoir du Christ" (DV 10 ; LG 23 et 25).

1) Nécessité et relativité du magistère

Pourquoi ne pas s’en tenir à l’Evangile ? Pourquoi chacun ne serait-il pas juge de l’interprétation à donner des textes de l’écriture ? On sait que les Réformateurs du 16e s. avaient choisi pour devise "Sola scriptura ", récusant ainsi tout rôle normatif à la Tradition ecclésiale et notamment à l’enseignement émanant d’une structure magistérielle.

Reprenant une expression de la constitution conciliaire Dei Verbum, le Catéchisme de l’Eglise Catholique continue d’affirmer le point de vue catholique en la matière : "La sainte Tradition et la Sainte Ecriture constituent un unique dépôt sacré de la Parole de Dieu" en lequel, comme dans un miroir, l’Eglise pérégrinante contemple Dieu, source de toutes ses richesses". (CEC § 97).

C’est qu’en effet cette Parole de Dieu ne nous parvient que par la médiation de l’Eglise. Les évangiles ne nous viennent pas directement du ciel : c’est l’Eglise qui les a écrits, accueillis comme Parole de Dieu et intégrés au Canon des écritures, traduits, recopiés, imprimés, commentés... Si donc c’est l’Eglise qui a produit les évangiles, il semble normal de se fier à elle pour en comprendre le sens et pour en écarter les interprétations complètement erronées ou contraires au message de Jésus.

Au sein de cette Eglise qui cherche à se nourrir de la Parole de Dieu, telle est précisément la raison d’être du magistère des évêques et du pape : maintenir l’Eglise dans la pureté de la foi transmise par les apôtres (CEC § 889).

"L’écriture, et la Tradition elle-même dans les documents où elle s’est déposée, demandent à être toujours de nouveau interprétées. L’histoire montre notamment ce qui peut être fait de l’écriture lorsqu’elle est détachée de la communauté de foi qu’elle contribue à engendrer et à nourrir. A partir et au nom de cette écriture n’ont cessé de se multiplier des mouvements fanatiques, "illuminés", anarchisants. Quant à la Tradition, qui pourrait prétendre en discerner tout seul les expressions fidèles et celles qui ne le seraient pas ?" (Catéchisme pour adultes, § 63).

Mais, pour être nécessaire et important, le rôle du magistère ecclésial n’en est pas moins relatif !... parce qu’il ne peut pas s’exercer de manière solitaire, parce qu’il ne peut pas se substituer à la Parole de Dieu, et parce que l’histoire comme la théologie nous disent que cet instrument est un instrument fragile et faillible !

Le magistère hiérarchique du pape et des évêques ne peut pas s’exercer de manière solitaire, indépendamment des autres lieux théologiques qui contribuent à éclairer la conscience de chacun : "Si le Magistère est seul à pouvoir proposer une interprétation "authentique", et faisant donc autorité pour les croyants, il n’est jamais seul dans son travail de discernement du sens des écritures et de la Tradition. Il s’en acquitte lui-même au sein de l’Eglise, en bénéficiant, non seulement du travail des exégètes et des théologiens, mais aussi de ce que l’écoute croyante des fidèles a perçu de cette Parole de Dieu qui lui est transmise." (Catéchisme pour adultes, § 64) [1].

En outre, "témoin authentique de l’intelligence que l’Eglise elle-même a de la Révélation, le Magistère du pape et des évêques n’est pas au dessus de la Parole de Dieu, mais il la sert". (cf. DV 10) (Catéchisme pour adultes, § 65)

Enfin, dans le langage ecclésiastique, "authentique" ne veut pas nécessairement dire "infaillible". L’histoire offre d’ailleurs de nombreux et spectaculaires revirements d’attitude de la part du Magistère, dans des domaines très variés. Ainsi, par exemple, même si les mêmes mots ne recouvrent pas forcément les mêmes choses, il est curieux de noter que Pie VI condamne pratiquement les droits de l’homme (dans le Bref Quod aliquantum, du 10 mars 1791), alors que Paul VI et Jean-Paul II s’en font les hérauts. Grégoire XVI, dans son encyclique Mirari vos de 1832, qualifie la liberté religieuse de "délire" et Pie IX, dans son encyclique Quanta cura de 1864, de "liberté de perdition", alors que Vatican II prône la liberté religieuse comme une exigence évangélique. Pie XI fustige les velléités œcuméniques naissantes (Mortalium animos du 6 janvier 1928), alors que les trois derniers papes ne cessent de proclamer l’œcuménisme comme une nécessité vitale pour l’Eglise [2]. On pourrait encore évoquer ici les changements d’attitude du magistère à l’égard de questions aussi diverses que la liberté de la recherche scientifique, l’exégèse biblique, le jugement moral à porter sur le suicide, l’homosexualité ou le prêt à intérêt !

Cette notion de "magistère authentique" est apparue avec le concile Vatican II pour qualifier le magistère personnel du pape et des évêques, lequel ne saurait être assimilé au "magistère ordinaire et universel" revêtu de l’infaillibilité [3]. Contrairement donc à l’usage commun des deux adjectifs, le magistère "authentique" jouit d’une autorité moindre que le magistère "ordinaire" !

Si le magistère est un interprète - même authentique - de la Parole de Dieu, force est donc de reconnaître que ses traductions ne sont pas toujours très heureuses, que parfois elles vieillissent mal, et qu’elles sont pour la plupart affectées d’un caractère provisoire !

2) Un peu d’histoire

Un premier constat : durant toute l’histoire de l’Eglise, le Magistère ecclésial a publié peu de documents concernant la morale. Il n’y a guère que 2 périodes qui font exception à ce constat général : la seconde moitié du XVIIe siècle, quand les papes condamnèrent certaines thèses laxistes des casuistes d’une part, et les principes fondamentaux de la morale janséniste de l’autre ; et puis, les XIXe et XXe siècles [4]. Les énoncés dogmatiques, en matière de morale comme de foi, sont apparus dans l’Eglise principalement dans des périodes de crise, pour contrer des menaces d’hérésie. Les premières hérésies étant de nature plus théologiques que morales, on n’a pas éprouvé le besoin, dans les premiers temps de l’Eglise, de fixer les choses en matière de morale.

Un deuxième constat : la notion même de magistère est une notion récente, et le fruit d’une longue évolution, d’un déplacement qui s’est opéré au fil des siècles, des "autorités" qui faisaient référence à une institution hiérarchique, maîtresse exclusive de l’orthodoxie, voire de l’orthopraxie ! Dans cette évolution, la contre-Réforme catholique n’est évidemment pas étrangère à la place prépondérante donnée au pape, et le contexte général de restauration qui était celui de la fin du XIXe siècle n’est pas davantage étranger à l’élaboration du dogme de l’infaillibilité pontificale, tel qu’il a été défini à Vatican I.

3) Quelques précisions de vocabulaire

Le service de la Parole

Il appartient à toute l’Eglise et donc à tous les baptisés (LG 35 ; CIC c. 204-1 ; CEC § 2038). "Le Christ (...) accomplit sa fonction prophétique non seulement par la hiérarchie (...) mais aussi par les laïcs dont Il fait pour cela des témoins en les pourvoyant du sens de la foi et de la grâce de la parole." (CEC § 904)

Mais il appartient de façon plus spécifique aux pasteurs sacrés comme représentants du Christ Tête (LG 25 ; CIC c. 212 ; CEC §§ 2033 à 2036).

Le magistère

Ainsi a-t-on pris l’habitude, depuis le siècle dernier, d’appeler cette fonction d’enseignement des pasteurs de l’Eglise. Il s’agit là d’un service original du pape et des évêques qui consiste à "interpréter de façon authentique la Parole de Dieu, écrite ou transmise", sans prétendre se substituer à elle (DV 8 ).

L’obéissance

L’obéissance chrétienne requise au canon 212 du Code de Droit Canonique comporte en fait des degrés : le Code en distingue 3 (l’assentiment de foi, la soumission religieuse de l’intelligence et de la volonté, enfin la simple révérence religieuse de l’esprit cf. CIC c. 750, 752 &753 ) et le Catéchisme de l’Eglise catholique en repère au moins deux (CEC § 892). Ces divers modes d’adhésion à la foi transmise par le magistère de l’Eglise s’explique par le fait que tout, dans la doctrine catholique, n’est pas à mettre sur le même plan. Comme l’indiquait le n° 11 du décret sur l’œcuménisme à Vatican II : "Il y a un ordre ou une hiérarchie des vérités de la doctrine catholique en raison de leur rapport différent avec le fondement de la foi chrétienne."

L’infaillibilité

1°) Avant d’être, en certains cas très particuliers, celle du pape et des évêques, l’infaillibilité est d’abord celle de Dieu puis celle de toute l’Eglise (LG 12 ; DV 10 ) : "Pour maintenir l’Eglise dans la pureté de la foi transmise par les apôtres, le Christ a voulu conférer à son Eglise une participation à sa propre infaillibilité, Lui qui est la Vérité. Par le "sens surnaturel de la foi", le Peuple de Dieu "s’attache indéfectiblement à la foi", sous la conduite du Magistère vivant de l’Eglise." (CEC § 889)

2°) L’infaillibilité du magistère est une exception. Elle ne saurait être postulée : "Aucune doctrine n’est considérée comme infailliblement définie que si cela est manifestement établi" (CIC c. 749-3 ). Dans la pratique, on ne peut pas dire qu’elle ait donné lieu à beaucoup d’abus, puisque, depuis la définition de l’infaillibilité pontificale au concile Vatican I en 1870, le pape n’est intervenu qu’une seule fois "ex cathedra", pour proclamer en 1950 le dogme de l’Assomption !

Nombre de théologiens et d’évêques ont cependant été surpris, voire troublés, par l’autorité engagée par le pape Jean-Paul II dans sa lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis du 22 mai 1994... et plus encore par le communiqué de la Congrégation pour la Doctrine de la foi présentant, après coup, cette lettre apostolique comme un "acte du Magistère pontifical ordinaire, en soi non infaillible, attestant le caractère infaillible de l’enseignement d’une doctrine déjà en possession de l’Eglise" !

3°) Le charisme de l’infaillibilité porte sur la foi comme sur les mœurs (LG 25 ; CIC c. 749

Significations des abréviations :

 LG 25 : Constitution Conciliaire Lumen Gentium n° 25
 DV : Constitution Conciliaire Dei Verbum
 CIC c. 749 : Codex Iuris Canonici (Code de Droit Canonique) canon 749
 CEC : Catéchisme de l’Eglise catholique

4) Plusieurs degrés d’autorité... et d’obéissance !

Magistère extraordinaire du pape "ex cathedra"
Le pape, comme pasteur et docteur suprême de tous les fidèles, proclame par un acte solennel et décisif une doctrine à tenir sur la foi ou les mœurs.
LG. n° 25, CIC c. 749-1.
Un seul exemple depuis Vatican I : Pie XII définissant le dogme de l’Assomption de la Vierge, en 1950, dans la Constitution Apostolique "Munificentissimus Deus".
Autorité : Infaillible.
Obéissance : Obéissance de la foi.

Magistère extraordinaire d’un concile œcuménique
1/ Il s’agit d’un concile œcuménique en communion avec le pape ;
2/ d’un concile qui définit la foi ou les mœurs.
LG. n° 25, CIC c. 749-2, CEC § 891.
Ce que Vatican I a déclaré concernant la Révélation.
Autorité : Infaillible.
Obéissance : Obéissance de la foi.

Magistère ordinaire et universel des évêques dispersés, unis au pape
1/ Il s’agit d’un enseignement universel en communion avec le pape ;
2/ Cela suppose la commune adhésion des fidèles ;
3/ Il est proposé comme divinement révélé et donc irréformable.
LG. n° 25, CEC § 891.
L’Assomption, avant que Pie XII ne la définisse solennellement en 1950.
Autorité : Infaillible.
Obéissance : Obéissance de la foi

Magistère extraordinaire du pape ou du collège des évêques, rassemblés ou non en concile, mais n’entendant pas définir
L’enseignement vise une certaine universalité.
CIC c. 752.
La plupart des textes de Vatican II (concile plus pastoral que dogmatique) ; exhortations post-synodales, encycliques.
Autorité : Forte, même si les explications n’obligent pas autant que les affirmations.
Obéissance : Soumission religieuse de l’intelligence et de la volonté.

Magistère authentique du pape et des évêques, seuls ou en conférences épiscopales
Il revêt des formes très variées.
LG n° 25, CIC c. 753, CEC § 892.
Discours du pape, déclarations des Congrégations de la Curie, des Conférences Episcopales, des diverses commissions épiscopales, de l’évêque dans son diocèse... etc.
Autorité : Variable, dépend de ce que le pape ou l’évêque manifeste de sa pensée et de sa volonté et que l’on peut déduire en particulier du caractère des documents, ou de l’insistance à proposer une certaine doctrine, ou de la manière même de s’exprimer.
Obéissance : Révérence religieuse de l’esprit.

5) Morale économique et morale sexuelle

Dans un article de la revue Études [5], le P. Jean-Yves CALVEZ s’interroge sur les manières de faire différentes de l’Eglise en ces deux domaines : "L’Eglise catholique parle avec nuances du social en général, et d’une façon plutôt abrupte du sexuel. Dans le premier cas, elle distingue dans le jugement moral plusieurs niveaux, se gardant de les confondre. L’autorité n’entend pas se prononcer à tous ces niveaux également ou avec la même force. Dans le domaine de la morale sexuelle, l’Eglise ne distingue apparemment plus les mêmes niveaux et le langage adopté est surtout un langage de normes, de licéité et d’illicéité. Termes qui ne se rencontrent guère dans les énoncés de morale sociale." Malgré tous ses efforts, le bon père jésuite ne parvient pas à rendre compte d’une telle différence de traitement entre les deux domaines. Aussi plaide-t-il pour une plus grande unité d’approche et de méthodologie, pour une plus franche adaptation à la morale sexuelle de plusieurs distinctions employées à propos de la morale sociale.

Quelques mois plus tard, lors d’un colloque international organisé à Tübingen par les Facultés Catholiques de Théologie de Catalogne, Lyon et Tübingen, le P. Bruno-Marie DUFFÉ revient sur la question [6] en mettant en perspective 3 approches théologiques : celle d’un dominicain, le P. Christian DUQUOC [7], celle du jésuite Jean-Yves CALVEZ [8] et celle de l’archevêque de Bordeaux, Pierre EYT [9]. Retenons simplement pour notre propos la fécondité, en morale, d’une notion comme celle de "loi de gradualité".

6) La loi de gradualité [10]

Cette notion apparut au synode de 1980 sur la famille et dans l’exhortation apostolique Familiaris consortio qui le suivit en 1981. Il s’agissait, pour les évêques, de supprimer la dichotomie apparente entre, d’une part les exigences de l’amour authentique et plénier telles qu’elles étaient formulées dans l’encyclique Humanae Vitae de 1968, et d’autre part la faiblesse humaine des personnes et des couples. Concrètement, quelle est donc cette "loi de gradualité" ? Il s’agit d’un "cheminement pédagogique de croissance incontournable pour les êtres insérés dans le temps que nous sommes" (F.C. n° 9). "L’homme (...) est un être situé dans l’histoire. Jour après jour il se construit par ses choix nombreux et libres. Ainsi il connaît, aime et accomplit le bien moral en suivant les étapes d’une croissance." (F.C. n° 34).

En clair, cela signifie que nul n’est tenu d’appliquer immédiatement et dans son intégralité la norme morale proposée par le magistère de l’église, s’il se juge incapable de la respecter ici et maintenant. L’important, dans ce cas, est de reconnaître la valeur de la norme, de vouloir la vivre pleinement le plus tôt possible, et de prendre les moyens concrets naturels et surnaturels pour s’en rapprocher.

Si donc l’application immédiate de la lettre de la norme n’est pas toujours exigée, par contre, la tension vers celle-ci l’est ! Car, selon une formule célèbre, la loi de gradualité ne signifie pas la gradualité de la loi ! La loi est la même pour tous ! Son rôle est ici d’éclairer les consciences, mais aussi de nous empêcher de nous justifier, pour que nous nous ouvrions à l’action de Dieu en nous, et ainsi, que nous puissions continuer à progresser.

7) Le "sens de la foi" du peuple chrétien

L’écho de la Parole de Dieu dans la foi de l’ensemble des fidèles est ce qu’on appelle traditionnellement le "sens de la foi" ou le "sens des fidèles", que l’on peut appeler aussi le "sens catholique". Il est un repère du plus haut prix pour l’interprétation de la Révélation transmise dans l’écriture et dans la Tradition. En effet, "la collectivité des fidèles (...) ne peut se tromper dans la foi (...) lorsque, des évêques jusqu’au dernier des fidèles laïcs, elle apporte aux vérités concernant la foi et les mœurs un consentement universel" (LG 12) (Catéchisme pour adultes, § ).

On notera ici, avec Henri BOURGEOIS [11], que ce charisme du peuple de Dieu est à bien situer : il porte sur la foi évangélique et sur ce que cette foi implique, mais pas sur la révélation qui la fonde ; par ailleurs, il n’a pas non plus à être invoqué en toute occasion pour juger de l’opportunité ou de la pertinence de toute décision pastorale voire disciplinaire, comme dans le cas de l’affaire Gaillot.

Reprenant la belle expression de St François de Sales, on pourrait dire que cet instinct qui conduit le peuple chrétien dans sa foi comme dans ses mœurs est à la doctrine formulée par le magistère ce que la musique chantée est à la musique notée. J’ajoute, pour filer la métaphore, que si ce que l’on entend ressemble plus à de la vilaine cacophonie qu’à une harmonieuse polyphonie, c’est peut-être que les chanteurs sont mauvais, mais c’est peut-être aussi que la partition est mal écrite !

On le devine aisément, un tel projecteur est d’un maniement délicat, car ce "sens de la foi" n’est pas facile à circonscrire ! Il ne s’identifie pas nécessairement au résultat de sondages ou d’enquêtes sociologiques parmi les baptisés, et suppose à tout le moins durée et universalité pour être décelable dans la pratique des disciples du Christ [12]. À titre d’exemple, on pourrait évoquer ici la résistance du peuple chrétien à l’arianisme au IVe siècle, alors même que bien des évêques fléchissaient devant l’hérésie, ou encore le problème moral qu’a longtemps constitué pour l’Eglise le prêt à intérêt et la solution que le peuple chrétien a fini par trouver en discernant, par une sorte de "flair", ce qui était usure ou procédé malhonnête et prêt lucratif non seulement légitime mais utile à la vie économique. En sens inverse, c’est à la fermeté du magistère des évêques et du pape contre les pieuses revendications mariales de groupes de fidèles que l’on doit d’avoir échappé à la définition dogmatique de "Marie corédemptrice" ou "médiatrice de toutes grâces" au début de ce siècle !

Pour notre propos, cette référence au "sens de la foi de tout le peuple chrétien" a du moins l’intérêt de ne pas réduire la parole de l’Eglise à la parole du seul magistère, et à rappeler cette évidence, à savoir que le témoignage de chrétiens convaincus, qui donnent par leur vie des signes concrets de leur engagement dans la foi et de leur sens de l’Eglise, a une valeur particulière pour compléter cet éclairage nécessaire de la conscience. Et s’il s’avère que l’ensemble des projecteurs ne convergent pas - ce qui est pourtant le postulat de base (cf. DV 10 cité dans le Catéchisme pour adultes au § 65 : écriture, Tradition et Magistère ne se disputent donc pas l’autorité lorsqu’il s’agit de transmettre aux hommes la vérité révélée. Loin d’être en concurrence, ils s’étayent mutuellement, "sous l’action du seul Esprit Saint".) -, c’est qu’il y a quelques réglages à faire pour que les consciences puissent être correctement éclairées ! Peut-être des conversions à opérer au sein du peuple chrétien trop dépendant des idéologies ambiantes... peut-être aussi un approfondissement de la question et une meilleure formulation à trouver de la part du magistère !

8) Et quand les éclairages ne convergent pas ?

Le plus sage est sans doute de s’en tenir à ce qu’écrivait, au siècle dernier, le cardinal J.H. Newman dans sa célèbre lettre au duc de Norfolk : "Au cas où l’on se sentirait incapable en conscience d’obéir à une directive du pape, il est certain que l’obéissance à sa propre conscience prend la première place. Mais la décision de s’opposer à l’autorité du pape ne peut être prise que pour les plus graves raisons."

De la part du chrétien porté à désobéir au magistère, l’attitude la plus responsable est celle ainsi décrite par le théologien moraliste Xavier THÉVENOT : un tel chrétien cherchera à s’entourer d’un certain nombre de précautions avant de déclarer éthiquement légitime son objection de conscience. Notamment, il vérifiera s’il vit dans un réel climat de prière, car la prière est le cri de l’Esprit en l’homme et seul l’Esprit "correspond parfaitement aux vues de Dieu" (). De même, après avoir bien considéré le poids théologique des documents dont il veut se distancer, le sujet recherchera le dialogue avec l’autorité ecclésiale et avec la communauté pour mieux percevoir ce qui en lui serait de l’ordre de la résistance à la communion évangélique. Il rentrera aussi dans une recherche intellectuelle la plus sérieuse possible pour détecter les éventuelles positions idéologiques qui seraient les siennes. Enfin, il veillera à se situer dans l’humilité, ce qui le conduira soit à reconnaître qu’il s’est trompé, soit à ne pas "triompher" de façon orgueilleuse si l’avenir vient à lui donner raison [13].

On le voit l’obéissance au magistère est postulée de la part du baptisé. Mais il ne peut s’agir d’une obéissance aveugle qui le dispenserait de l’obéissance plus fondamentale due à sa conscience. Laissons le mot de conclusion aux évêques irlandais : les chrétiens d’esprit mûr ou adulte accueilleront donc l’enseignement autorisé de l’Eglise comme une balise qui leur indique de façon sûre les valeurs morales, et comme une aide pour un développement humain authentique. Eclairés et assistés par cet enseignement, ils prennent alors leurs responsabilités devant Dieu en ce qui concernent leurs décisions morales. (§ 16)

[1Sur ce sujet, on lira avec intérêt l’article de Louis-Marie CHAUVET "Le fondement sacramentel de l’autorité dans l’Eglise" dans "Lumière et Vie" n° 229 (septembre 1996)

[2cf. Christian DUQUOC .- "Magistère et historicité" in Fonction d’un magistère dans l’Eglise "Lumière et Vie" n° 180 (décembre 1986) - pp. 83-94

[3Bernard SESBOÜÉ - "Magistère ordinaire et magistère authentique" in Recherches de Sciences Religieuses 84/2 (1996) pp. 267-275. Remarquons, avec cet auteur, qu’à propos du magistère personnel du pape, le Catéchisme de l’Eglise catholique reparle de "magistère ordinaire ", alors que Vatican II puis le Code de Droit Canonique parlaient de magistère "authentique" (cf. LG n° 25, C.I.C. c. 753, CEC n° 892).

[4Philippe LÉCRIVAIN .- "Des ’autorités’ au Magistère. La voie de l’éthique" in L’homme et son salut .- Paris, Desclée, 1995 .- Histoire des dogmes sous la direction de Bernard Sesboüé, tome 2, pp. 483ss.

[5"Morale sociale et morale sexuelle" in Études mai 1993 (3785), pp. 641 à 650.

[6"L’appel à la conscience dans les textes du magistère catholique" in La conscience morale. Questions pour aujourd’hui.- Université Catholique de Lyon, Profac, 1994, pp. 101 à 141.

[7"Procréation et dogme de la création", Lumière et Vie n° 187.- Lyon, juillet 1988.

[8Article des Études déjà cité.

[9"La loi de gradualité et la formation des consciences", Documents-épiscopat, Paris, décembre 1991.

[10Alain YOU, La loi de gradualité : une nouveauté en morale ? .- Paris, Lethielleux (Le Sycomore), 1991.

[11"Les chrétiens et le sens de la foi" dans Études (3825) mai 1995.

[12Henri BOURGEOIS précise à ce sujet que "l’universalité du sens de la foi n’est pas toujours réalisée sur le champ", qu’elle constitue une visée, qu’elle a "une dimension eschatologique, où se tient son caractère absolu et universel, et une dimension historique, qui en fait un acte de tradition au fil du temps". (p. 678)

[13"Magistère et discernement moral" in Études (février 1985) p. 244.

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Philippe LOUVEAU

Prêtre du diocèse de Créteil, ancien équipier de PSN.
Curé doyen de la paroisse Saint-Georges à Villeneuve-Saint-Georges.

Publié: 30/11/1998