Le concile Vatican II, de la préparation à la réception : un aggiornamento pour l’Eglise
Texte de la conférence donnée par Loïc Figouroux, le 14 octobre 2012, en la cathédrale d’Arras , à l’occasion de la journée "50 ans du concile Vatican II"
Quand Jean XXIII est élu, en 1958, après le long pontificat de Pie XII, cet homme débonnaire passe pour un pape de transition, étant donné son âge (quasiment 77 ans). Pourtant, il devait engager l’Eglise dans un évènement qui est devenu une référence obligée pour quiconque s’intéresse à l’histoire contemporaine de l’Eglise catholique.
Ainsi, trois mois seulement après son élection, en janvier 1959, Jean XXIII annonça-t-il sa volonté de réunir un concile, décision que lui-même a présentée comme une inspiration de l’Esprit-Saint. Cela ne manqua pas d’étonner, car, depuis le concile du Vatican (Vatican I, 1869-1870), et sa définition de l’infaillibilité pontificale, des théologiens s’étaient interrogés sur l’opportunité de réunir de nouveaux conciles. Le pape ne pouvait-il pas presque les suppléer ? Certes, Pie XI et Pie XII avaient eu des projets de concile, mais ceux-ci étaient restés secrets.
Des évêques du monde entier allaient donc être conviés à Rome, non pas pour rehausser le décorum de quelque cérémonie, mais pour assumer leur charge à l’égard de l’Eglise universelle. Le fait même, tout comme les premiers signes lancés par Jean XXIII (pensons notamment à son annonce, en juillet 1959, que ce concile serait le concile de Vatican II, signe qu’il ne s’agissait pas simplement de compléter le premier concile du Vatican, interrompu par les troupes italiennes en 1870), pouvaient laisser espérer que l’Eglise adopte une nouvelle attitude, sorte de ce que l’on a appelé un « long 19ème siècle » (J. W. O’Malley) et du traumatisme suscité par les Lumières et la Révolution française.
I. Un long 19ème siècle
Il est nécessaire de présenter, même à très grands traits, ce long 19ème siècle, pour comprendre les espoirs d’une partie des catholiques qui estimaient qu’il était temps d’en sortir. Face à la Révolution, qui vient briser l’union du trône et de l’autel (cette alliance étroite, quoique parfois tumultueuse, entre l’Eglise et la monarchie), qui apporte par exemple l’égalité civile des citoyens, quelle que soit leur religion, face au lot de persécutions contre l’Eglise (le pape Pie VI lui-même est fait prisonnier), l’Eglise catholique adopte largement une attitude intransigeante. En effet, elle refuse le monde né des principes de 1789, parce que ceux-ci se caractérisaient fondamentalement par l’oubli des droits de Dieu, par l’autonomie d’un homme qui refuserait de puiser ailleurs qu’en lui-même les principes d’organisation de la société. Bref, une société sécularisée, qui ne serait donc plus structurée par les principes religieux, ne pourrait que courir à sa perte. Cette attitude de repli de l’Eglise catholique ne pouvait qu’être renforcée par la crainte des papes de voir leurs Etats grignotés par la naissance d’ un Etat italien unifié, dans lequel ils voyaient une preuve supplémentaire de la nocivité des principes libéraux.
Deux textes symbolisent bien cet état esprit, et montrent à quel point l’Eglise pouvait alors se montrer à contre-courant de prétentions jugées légitimes par une partie de la population. Ainsi Grégoire XVI, dans l’encyclique Mirari vos (1832), a des mots très durs pour la liberté de presse par exemple. Selon lui, il s’agit de la « liberté la plus funeste, liberté exécrable, pour laquelle on n’aura jamais assez d’horreur et que certains hommes osent avec tant de bruit et tant d’insistance, demander et étendre partout ». Si le pape l’a en telle horreur, c’est qu’une telle liberté permet à toutes les opinions de s’exprimer, et, partant, de voir s’étaler des « monstres de doctrines », « des prodiges d’erreurs ». La conséquence est funeste, car « une fois rejetés les liens sacrés de la religion, qui seuls conservent les royaumes et maintiennent la force et la vigueur de l’autorité, on voit l’ordre public disparaître, l’autorité malade, et toute puissance légitime menacée d’une révolution toujours plus prochaine. » Le Syllabus de Pie IX (1854) est le deuxième grand texte symbolique de ce courant de pensée. Il s’agit d’une collection de 80 propositions jugées erronées par la papauté. La dernière résume bien l’ensemble en ce qu’elle condamne l’idée selon laquelle le pape devrait « transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne ».
Cet intransigeantisme [1], ce complexe d’une Eglise qui se pense comme citadelle assiégée, agressée par le monde moderne, et qui organise par conséquent une sorte de contre-société, avec ses écoles, ses hôpitaux, sa presse, ses syndicats, etc., marque durablement l’Eglise catholique. Certes, il existe également des catholiques libéraux, qui plaident pour « une Eglise libre dans un Etat libre », comme l’ont dit Cavour en Italie ou Montalembert en France, mais un tel courant est très loin d’être majoritaire, d’autant que, dans un tel contexte, il faut serrer les rangs ; qui mieux alors que le pape pour être le symbole de l’unité ?
C’est, en effet, un autre trait important de ce long 19ème siècle, que la place de plus en plus grande prise par la papauté. Désormais, grâce à la diffusion de feuilles imprimées à bon marché, les catholiques connaissent non seulement le nom du pape, mais aussi son visage, et l’on voit la personne du pape être l’objet d’une quasi dévotion. Aussi la centralisation romaine connaît-elle un grand essor. Celle-ci n’est pas absolument neuve, mais le rôle du pape est sans commune mesure avec ce qu’il était au 18ème siècle. Les papes deviennent, en effet, enseignants de façon bien plus ample que précédemment, notamment par le biais d’encycliques. Si les papes ont depuis longtemps condamné les erreurs, ils ne fournissaient guère l’opinion correcte. Or , les encycliques, de plus en plus nombreuses, tendent désormais à condamner les erreurs, mais aussi à présenter en détail les sujets qu’elles traitent. Ce prestige de l’enseignement pontifical est encore renforcé par le premier concile du Vatican qui définit l’infaillibilité pontificale sur les questions de foi et de mœurs, lorsque le pape s’exprime ex cathedra (il ne s’agit donc pas d’une qualité ordinaire du pape). L’Eglise apparaît bien comme strictement hiérarchique, avec le pape à sa tête, ce qui comporte un double risque. D’une part, celui d’assimiler les évêques à un rôle de légats des papes, sans grande considération pour le fait qu’ils sont aussi successeurs des apôtres. D’autre part, celui de ne faire des laïcs que des membres d’un troupeau docile. Le pape Pie X, dans l’encyclique Vehementer nos (1907), insiste ainsi fortement sur cette structure hiérarchique, en décrivant « une société comprenant deux catégories de personnes, les pasteurs et le troupeau ». Le devoir des premiers étant de diriger la multitude qui « n’a pas d’autre devoir que celui de se laisser conduire, et, troupeau docile, de suivre ses pasteurs ».
Ce complexe d’une Eglise assiégée ne fait que se renforcer avec la crise moderniste, au tournant des 19ème et 20ème siècles. La crise est complexe, multiforme car il n’existe pas un modernisme clairement défini auquel se rattacheraient tous les protagonistes. La crise naît du décalage entre les acquis de la recherche historique, biblique, et l’enseignement catholique. Peut-on, par exemple, vraiment penser que Noé a réuni tant d’animaux dans une arche ? Moïse a-t-il vraiment écrit le Pentateuque (les cinq premiers livres de la Bible), alors que des savants y repèrent plusieurs origines différentes ? Jésus a-t-il simplement voulu fonder une Eglise ? Quelle est la vérité du dogme ? Quelle légitimité pour son développement ? Face à toutes ces questions qui semblaient saper parfois les fondements de la foi, on assista à une réaction de grande ampleur : condamnation du modernisme par l’encyclique Pascendi (1907), décret du Saint-Office Lamentabili condamnant des propositions erronées (tirées notamment de Loisy et Tyrrell), décrets de la commission biblique qui entravent pour longtemps le travail des exégètes, puisqu’ils attribuent le Pentateuque à Moïse (1906), attribuent un seul auteur au livre d’Isaïe (1908), affirment le caractère historique des trois premiers chapitres de la Genèse sur la création du monde et de l’homme (1909), attribuent nombre de Psaumes à David, selon la tradition (1910). Des comités de vigilance sont mis en place afin de surveiller la production d’exégètes, philosophes, théologiens. Un serment antimoderniste est aussi bientôt exigé de tous les candidats à la prêtrise. Une fois encore, l’Eglise semblait se barricader pour résister aux agressions d’un monde décidément bien hostile.
Pourtant, l’annonce de Jean XXIII n’est pas née de rien. Son attitude plus bienveillante à l’égard du monde est aussi celle de son époque, en Occident du moins, les golden sixties, période de mutations accélérées, d’avènement d’une société du confort grâce à la production en masse d’objets désormais accessibles au plus grand nombre. Pour Jean XXIII, le monde n’est pas nécessairement le mal, le catholicisme n’est pas univoquement un contre-poison contre les erreurs du temps. Optimisme qui se fondait aussi sur une relative détente dans les relations internationales entre les deux grands blocs de la guerre froide. Jean XXIII estime, lui, qu’il faut dialoguer avec l’est, ce qui tranche avec le virulent anticommunisme de Pie XII, qui avait abouti au décret du Saint-Office de juin 1949, interdisant l’administration des sacrements aux militants du parti communiste. Naît l’espoir que Jean XXIII et le concile permettent à l’Eglise d’effectuer elle aussi sa mue dans cette période de bouleversements rapides, de « sortir de la Contre-Réforme » voire de « l’époque constantinienne », pour reprendre des expressions alors en vogue.
C’est que, pour en terminer avec cette présentation du contexte, l’Eglise catholique de ce long XIXe siècle n’était pas une Eglise pétrifiée, mais était travaillée par de nombreuses aspirations. Aussi grand qu’ait été l’intransigeantisme, il s’est accompagné aussi d’un grand élan pastoral. Que l’on songe aux missions, intérieures comme extérieures, à la floraison de congrégations, aux initiatives de laïcs comme Frédéric Ozanam ou Pauline Jaricot... C’est même un bouillonnement intellectuel et apostolique qui caractérise la période qui court de l’après première guerre mondiale au concile, avec un renouveau dans plusieurs domaines, sans lequel le concile n’aurait pu être ce qu’il a été.
Dans la liturgie tout d’abord, pour une liturgie plus participative. Pour cela, étaient diffusés des missels bilingues, grâce à l’initiative de Dom Lambert Beauduin en Belgique et en France, de Joseph Stedman aux Etats-Unis (My Sunday Missal est rapidement traduit en de nombreuses langues), tandis que le jeune Joseph Ratzinger peut suivre la messe sur le Schott bilingue en Bavière. Pie XII encourage ce mouvement liturgique avec une encyclique Mediator Dei, en 1947, et avec un assouplissement du jeune eucharistique, ou le rétablissement de la vigile pascale.
Cette idée d’une plus grande participation des fidèles ne se limite pas à la liturgie. Le mot d’ordre est bien celui d’un christianisme incarné. Pour cela, l’Action catholique, qui a connu un très grand développement à partir de Pie XI, joue un rôle considérable. Elle permet, en effet, aux laïcs de ne pas être simplement des récepteurs passifs de la Parole, mais de jouer un véritable rôle dans la vie de l’Eglise, de prendre conscience de leurs responsabilités de chrétiens dans un monde sécularisé. Il n’est sans doute pas anodin que Pie XII ait ainsi dit des laïcs qu’« ils sont l’Eglise ». Rien d’étonnant alors de voir les préoccupations missionnaires prendre une place toute particulière, puisqu’il se dit désormais que même les vieux pays de chrétienté sont des pays de mission, comme l’avaient écrit en 1943 les abbés Godin et Daniel dans un livre retentissant.
Le bouillonnement théologique n’est pas pour rien dans ce renouveau. Des théologiens veulent sortir de réflexions purement académiques, qui ne semblent jamais concerner les hommes d’ici bas, pour adopter une démarche plus inductive : qu’est-ce que la théologie peut dire aux hommes d’aujourd’hui, que peut-elle répondre à leurs angoisses, comment peut-elle porter leurs espoirs ? Pour cela, des théologiens vont chercher du côté des Pères de l’Eglise, qu’ils estiment pouvoir nourrir l’âme (Henri de Lubac et Jean Daniélou fondent ainsi Sources chrétiennes en 1942 pour la publication des Pères de l’Eglise). Ils réfléchissent aussi à ce qu’est l’Eglise, en mettant davantage en avant le rôle de l’Esprit dans sa vie, dans la constitution d’un Corps, ce qui permettait d’être moins obnubilé par les questions d’institutions, de hiérarchie et de pouvoirs. Yves Congar, déjà remarqué pour sa réflexion sur le champ œcuménique, explore aussi le rôle du laïcat.
Pourtant, il serait bien exagéré de dire que, à la veille du concile, ce bouillonnement était partout accepté sans appréhensions. La fin du pontificat de Pie XII se caractérise par une série de coups d’arrêt douloureusement ressentis. Celui qui avait encouragé le mouvement liturgique, la recherche exégétique (encyclique Divino afflante spiritu, 1943), qui avait tenu compte du renouveau de l’ecclésiologie avec l’encyclique Mystici corporis (1943), est aussi celui qui publie l’encyclique Humani generis en 1950, comprise comme une condamnation de la « nouvelle théologie ». L’une de ses principales figures, le jésuite Henri de Lubac, est écartée de l’enseignement pendant dix ans. L’expérience des prêtres ouvriers est arrêtée en 1954, car les états de prêtre et d’ouvrier semblent incompatibles. Teilhard de Chardin, qui cherchait à montrer que les catholiques n’ont pas à se sentir perdus face aux découvertes scientifiques qui bouleversaient la conception du monde, et qu’ils n’ont pas à fuir ce monde, voit ses publications non strictement scientifiques ne paraître que très difficilement. Pie XII s’isole de plus en plus sous le poids écrasant de sa charge.
Ainsi, l’Eglise était-elle travaillée, en Occident du moins, par de profondes aspirations au renouveau, à l’incarnation, à la prise en compte du fait, que, comme l’avait écrit Emmanuel Mounier dans l’entre-deux-guerres, l’âge de la chrétienté était à tout jamais révolu. C’est dans un monde nouveau qu’il fallait penser et vivre ce catholicisme. Après les raidissements du dernier Pie XII, le concile allait-il permettre à ces aspirations multiples de s’exprimer ?
II. Quatre sessions pour un aggiornamento
Une longue et décevante préparation
Le concile Vatican II, inauguré le 11 octobre 1962, ne s’est terminé que le 8 décembre 1965. Pourtant, quand les quelque 2500 Pères convergent vers Rome en ce 11 octobre, un immense travail a déjà été accompli, Vatican II est même le concile qui a bénéficié de la plus ample préparation. En effet, s’est d’abord tenue une phase dite antépréparatoire (avant la préparation), qui a consisté à interroger les futurs Pères conciliaires, mais aussi les dicastères romains de la Curie, et les universités catholiques, sur leurs souhaits quant aux matières à traiter au concile. Cette collecte ne s’appuie pas sur un questionnaire préétabli, ce qui doit permettre à chacun de s’exprimer librement. Les réponses (76,4% des personnes ou institutions interrogées) montrent que l’idée que les futurs Pères conciliaires se font de Vatican II est très variée.
Pour certains, que l’on trouve notamment en Europe du sud, en Amérique latine, et dans les Eglises d’au-delà du rideau de fer, il s’agit avant tout de terminer l’édification d’un contre-modèle catholique romain, contre les dangers des temps modernes. Cela doit passer par de nouvelles définitions et des condamnations, sans que cela empêche toute possibilité de réformes, très prudentes néanmoins.
D’autres, que l’on trouve notamment en Europe du nord-ouest, ou parmi les Eglises orientales, ne souhaitent pas que l’Eglise catholique cherche avant tout à se définir en s’opposant aux autres confessions chrétiennes ou au monde moderne, mais prenne en compte le souci œcuménique, procède à des réformes.
En 1960, après réception de ces vota (souhaits), s’ouvre la phase dite préparatoire (1960-1962), d’une importance capitale, puisqu’il ne s’agissait de rien de moins que de rédiger les textes qui seraient soumis aux Pères conciliaires et desquels ils débattraient. Dix commissions thématiques (théologique, liturgique, des sacrements, pour l’apostolat des laïcs, etc.), ainsi qu’un important Secrétariat pour l’unité des chrétiens sont pour cela mis en place. Ces commissions travaillent sans coordination réelle, ce qui aboutit à une montagne de textes qui se recoupent, et, surtout, qui sont privés de réel fil directeur. A la fin de la phase préparatoire, ce sont plus de 70 textes qui ont été mis en chantier, soit plus du double de l’ensemble des textes adoptés par les vingt conciles précédents ! Surtout, bien des évêques, alors qu’ils reçoivent les premiers textes à l’été 1962, s’alarment devant leur piètre qualité : ces schémas (ainsi appelle-t-on ces textes) sont par trop scolaires, semblant se contenter de réciter quelque manuel, sans tenir suffisamment compte du ressourcement mis en œuvre depuis des décennies, de ce retour aux sources bibliques et patristiques qui doit permettre, pour ses promoteurs, de donner à l’Eglise un nouvel élan dans le monde contemporain. Ce sont surtout les textes de la commission théologique qui inquiètent, tant ils se montrent obnubilés par la volonté de définir et de défendre,en puisant avant tout à la source du Magistère le plus récent, celui du long XIXe siècle... Bref, ils donnent l’impression d’un système qui s’entretient, fermé sur lui-même, et qui ne se laisse plus interpeller ni par le monde qui l’entoure, ni même par l’Ecriture. Le Père de Lubac, qui faisait partie de la commission théologique, sans pouvoir y jouer un rôle déterminant, s’interroge ainsi avec une pointe d’angoisse dans ses Carnets du concile : « Que sera ce concile ? »
Le fonctionnement du concile
Vatican II est le plus grand concile qui ait existé, puisqu’il a rassemblé habituellement plus de 2300 Pères à Saint-Pierre. Dans cette aula, se déroulent les Congrégations générales, durant lesquelles ont lieu les débats sur les textes soumis aux Pères, et ce en latin, sans traduction. Peuvent s’exprimer les Pères conciliaires, c’est-à-dire les Patriarches, cardinaux, archevêques, évêques, et les supérieurs d’ordres religieux masculins de quelque importance. Après s’être inscrits plusieurs jours à l’avance, les Pères prennent la parole tour à tour, pour une intervention de dix minutes maximum, sous peine d’être coupés par le président de séance.
La méthode a ceci de fastidieux qu’elle ne permet pas vraiment de répondre à un argument qui vient d’être présenté, la plupart s’en tenant au papier préparé. Les répétitions sont fréquentes, et le latin, parlé avec tant d’accents différents, n’est pas forcément bien compris, et ne l’est même parfois pas du tout. Cela explique la forte fréquentation des bas-côtés de Saint-Pierre, mais aussi des deux bars (Bar Abbas et Bar Jonah !) installés dans la basilique, lieux importants de rencontres et d’échanges entre les évêques, surtout lorsque sont mis à la discussion des textes qui ne passionnent pas, comme celui sur les media (moyens de communication sociale). Blanchet, recteur de l’Institut catholique de Paris, rapporte ainsi le propos d’un évêque sud-africain, qui n’en peut plus de voir se succéder des dizaines et des dizaines de Pères au sujet de la place du latin dans la messe : « Demain, j’apporte une bouteille de cognac français : une bouteille de cognac, cela vaut bien dix cardinaux » (9 novembre 1962). Il faut, de fait, mesurer l’ampleur du travail : le premier texte mis en discussion, celui sur la liturgie, a ainsi donné lieu à 328 interventions à Saint-Pierre !
Ces congrégations générales ont lieu le matin. Mais le cœur du travail était ailleurs, dans les commissions conciliaires (doctrinale, liturgique, des religieux à laquelle appartenait Huyghe etc.), chargées d’amender les textes en suivant les remarques des Pères, et donc d’établir une nouvelle version des textes afin qu’ils puissent être à nouveau présentés. On mesure toute l’importance de ces commissions où siègent des Pères conciliaires (élus par leurs pairs aux deux-tiers et nommés par le pape pour le tiers restant) et des periti (experts), comme Joseph Ratzinger, Karl Rahner, Yves Congar, Jean Daniélou, Henri de Lubac... Ces experts sont aussi très sollicités pour donner des conférences sur les textes en discussion, afin de permettre aux Pères de bien saisir leurs enjeux, et de se forger un avis motivé, car, pour nombre d’entre eux, le concile a été l’occasion d’un grand recyclage théologique.
Outre les Pères, les experts, il faut également mentionner les observateurs non catholiques. Il s’agit de représentants des grandes confessions chrétiennes, qui assistent à tous les débats à Saint-Pierre (mais pas aux débats des commissions). Ils ne peuvent voter, mais beaucoup sont touchés de constater que rien ne leur est caché, qu’ils peuvent être les témoins d’âpres discussions, montrant que l’Eglise catholique n’est pas un monolithe.
Enfin, il faut citer les journalistes qui relayent auprès de media du monde entier les débats en cours, certains disposant du rare privilège de cumuler les fonctions de periti et de journaliste, et de diposer ainsi d’une information de premier ordre.
Le concile Vatican II a connu quatre sessions, à l’automne des années 1962-1965. Entre chaque session, se tenait une intersession tout aussi importante, puisque les commissions étaient chargées durant ce temps de mener à bien les travaux de révision demandés par les Pères. Retracer, même à grands traits, comme ce sera le cas ici, ce que furent ces sessions, ne relève pas d’une curiosité d’érudit. A ceux qui se demanderaient à quoi bon recourir à cette histoire alors que les textes finaux pourraient sembler se suffire à eux-mêmes, il faut rappeler que ces textes ne sont pleinement compréhensibles qu’avec cette histoire, qui rappelle tous les compromis auxquels il a fallu procéder. En outre, les textes ne résument pas tout ce qu’a été le concile. Celui-ci a, en effet, été un événement qui a profondément marqué ses participants, parce qu’ils y découvraient une autre façon de faire Eglise. Le concile, événement spirituel et religieux, a été un moment de conversion et de formation pour les Pères, un moment où ils ont pu vivre l’unité de l’Eglise et s’ouvrir à sa dimension universelle.
La première session ou la découverte d’une majorité conciliaire
Depuis 1959, le pape s’était plusieurs fois expliqué sur ce qu’il attendait de ce concile, qu’il entendait situer, comme son pontificat, dans la perspective du bon pasteur. Le concile ne devait pas être, en effet, un concile de définition ou de condamnation, mais bien « une phase nouvelle de témoignage et d’annonce » (Etienne Fouilloux).
C’est ce qu’il confirma le 11 octobre 1962, lors de l’ouverture du concile Vatican II, qui donnait immédiatement à voir l’universalité de l’Eglise rassemblée. Pendant près d’une heure, plus de deux mille Pères défilent sur la place Saint-Pierre et pénètrent dans la basilique, suivis du cortège papal, Jean XXIII étant porté par la Sedia. Mais la journée fut surtout marquée par le discours du pape, Gaudet Mater Ecclesia (Notre Mère l’Eglise se réjouit, il s’agit des premiers mots du discours). Ce discours de trente-cinq minutes, en latin, ne fut sans doute pas saisi sur le moment par tous les auditeurs, mais pour Giuseppe Alberigo, historien spécialiste du concile, il ne s’agit de rien de moins que de l’acte le plus important du pontificat de Jean XXIII, et sans doute, ajoute-t-il, l’un des actes les plus engagés de l’Eglise catholique à l’époque contemporaine.
Dans ce discours, préparé par le pape lui-même, Jean XXIII disait son complet désaccord avec ceux qu’il appelait les prophètes de malheur, qui ne voyaient dans la situation de l’Eglise actuelle que ruines et calamités. Il prônait une attitude de bienveillance à l’égard du monde plutôt que de repli frileux. L’Eglise devait bien entendu transmettre le dépôt de la foi, ne pas cesser d’annoncer l’Evangile, mais en se mettant joyeusement et sans crainte au travail exigé par notre époque, c’est-à-dire en approfondissant et en présentant la doctrine d’une façon qui réponde aux exigences de cette époque, en en montrant les richesses, plutôt qu’en condamnant. De tout cet effort, l’Eglise devait retirer un renouveau spirituel. L’insistance par Jean XXIII sur le caractère pastoral du concile ne doit pas en diminuer la portée, il ne s’agit nullement de quelques adaptations pratiques et comme accessoires. Le pape l’a dit plusieurs fois, le concile devait permettre une nouvelle Pentecôte pour l’Eglise, devait permettre que, pour les hommes du temps, l’Evangile retrouve toute sa vigueur, toute sa force.
Le concile pouvait commencer, mais la grande question était de savoir quelle orientation il prendrait. Si au début de cette session, beaucoup de Pères se demandaient avant tout, pour déterminer leur action, ce que souhaitait le pape, ils allaient rapidement prendre conscience de leur rôle d’acteurs du concile et du fait qu’une majorité conciliaire se dessinait. Cette majorité était bien décidée à entrer dans les voies d’un aggiornamento, d’un renouveau, et à ne pas se calquer sur les positions souvent plus conservatrices d’une bonne partie de la Curie.
Pour cela, le premier épisode important fut l’intervention du cardinal Liénart, évêque de Lille, le 13 octobre 1962, alors que devait débuter la première séance de travail à Saint-Pierre. Les Pères devaient procéder à l’élection des membres des commissions conciliaires, sans se connaître entre eux, et avec la tentation de simplement reconduire les membres des commissions préparatoires, ce qui pouvait s’avérer désastreux pour les partisans d’un aggiornamento, au vu des textes produits. Le cardinal Liénart se leva alors, immédiatement appuyé par le cardinal Frings (Cologne) pour demander que l’on sursoie aux élections, afin que les Pères puissent se connaître, et que les différents épiscopats puissent proposer des listes. La proposition est acceptée, c’était une première façon pour les Pères de se saisir de leur rôle d’acteurs du concile, et de ne pas se muer en chambre d’enregistrement du travail préparatoire.
Celui-ci vint d’ailleurs rapidement en discussion. Les débats s’ouvrirent avec le schéma sur la liturgie, considéré comme le meilleur de ceux qui avaient été envoyés aux Pères. Quelques orientations majeures l’animaient : contre l’évolution historique qui avait peu à peu concentré l’action liturgique sur le seul prêtre célébrant, le schéma insistait sur la participation active des fidèles, en vertu de leur baptême. Pie X avait déjà encouragé ce mouvement, qui était aussi promu par les recherches liturgiques. En outre, la liturgie de la Parole devait gagner en importance. Enfin, le texte affirmait une plus grande autorité des évêques et des conférences épiscopales pour décider d’une adaptation de la liturgie aux situations locales, contre une centralisation excessive, et cela pouvait passer par l’adoption mesurée des langues vernaculaires. Or, si les discussions furent très animées, notamment sur le latin (signe d’unité ou seulement d’uniformité ?), sur la possibilité d’initiatives locales, une majorité se découvrit à elle-même quand 97% des Pères approuvèrent les principes directeurs du schéma.
Cette « découverte » d’une majorité favorable à l’aggiornamento fut rendue plus éclatante encore quand vint en discussion, pour la première fois, un schéma mis au point par la commission théologique préparatoire, qui avait été clairement dominée par une volonté de défense et de définition. Il s’agissait du schéma De fontibus, sur les sources de la Révélation, à savoir, selon le texte, l’Ecriture et la Tradition. Le débat peut sembler technique, mais il convient de mesurer ses enjeux. La question est donc de savoir quelle est la source de la Révélation chrétienne. Contre la scriptura sola protestante (l’Ecriture seule), la théologie catholique a bâti un contre-modèle, insistant sur deux sources, l’Ecriture et la Tradition, ce qui ne pouvait que conforter sa spécificité. C’est ce modèle que reprenait le projet conciliaire, au grand dam de ceux qui en voyaient l’implication oecuménique et qui, en outre, estimaient qu’un tel enseignement était infidèle à la vérité. Le concile de Trente avait, en effet, parlé d’une seule source, l’Evangile, c’est-à-dire non pas l’Ecriture, mais la Bonne Nouvelle, le Mystère du Christ. Ils estimaient ainsi que, fondamentalement, il n’y a qu’une seule source, cette Bonne Nouvelle, qui nous est connue par le double canal de l’Ecriture et de la Tradition. Quelle différence alors avec le point de vue précédent, prônant les deux sources ? C’est qu’Ecriture et Tradition ne sont pas comme deux puits indépendants, où se trouveraient des vérités sans aucun lien entre elles, totalement indépendantes. La source unique implique une intrication de ces canaux, sans que cette intrication soit toujours clairement définie. Pour les partisans des deux sources, remettre en cause ce point, c’est d’une part affaiblir la spécificité catholique, et, d’autre part, attenter au Magistère, que l’on voit comme principal « producteur » de nouvelles définitions venant enrichir la Tradition.
Or, le 20 novembre 1962, près des deux-tiers des Pères votent pour l’arrêt de la discussion et le renvoi du texte en commission. Une majorité se prononçait donc pour un plus grand ressourcement de la théologie catholique, et non pour la répétition de thèses forgées dans le contexte de la polémique anti-protestante. L’événement était suffisamment important pour qu’un observateur protestant, Douglas Horton, note à cette occasion : « the dam broke » (le barrage a cédé), ou pour que le cardinal Siri, archevêque de Gênes, et partisan des deux sources, couche ces mots dans son journal la veille du vote : « Si demain le schéma tombe, l’événement est grave ! Seigneur aide-nous ! Sainte Vierge, Saint Joseph, priez pour nous ! Vous [Marie] pouvez obtenir la victoire pour nous : vous qui seule avez triomphé de toutes les hérésies dans le monde entier ! »
Les Pères ne se contenteraient donc pas de la simple répétition de manuels, ce qu’ils devaient encore affirmer avec la discussion du schéma sur l’Eglise. Ainsi le cardinal Frings alla-t-il jusqu’à affirmer que ce schéma n’était pas catholique, en ce qu’il n’était fondé que sur des références des cent dernières années, et non sur l’ensemble de la Tradition. L’évêque de Bruges, De Smedt, résuma les griefs contre ce texte par trois mots : triomphalisme, alors que l’Eglise doit être la toute proche, cléricalisme, avec une insistance sur la structure pyramidale de l’Eglise, et enfin juridisme, avec une obsession sur les questions de pouvoir et d’obéissance. Bref, comme l’écrit Giuseppe Alberigo, le primat de la répétitivité, de la conservation et de l’obéissance est fondamentalement remplacé par celui de la recherche, de la responsabilité personnelle.
Cette première session a fortement marqué ses participants. Rien n’avait été voté, il fallait reprendre le travail (on a parlé de « seconde préparation » entre la première et la deuxième session), mais la voie de l’aggiornamento était prise. Il ne s’agissait pas d’une opposition entre des hommes soucieux de fidélité doctrinale et des hommes avant tout soucieux de dialogue avec les hommes de leur temps. Henri de Lubac y insiste, il y a bien une divergence doctrinale entre l’esprit des textes préparatoires et celui de la première session. Il refuse, en effet, de concéder que l’intégrisme se caractérise par une fermeté doctrinale plus grande, par un refus des concessions humaines. Bien au contraire, il se caractérise selon lui par sa pauvreté doctrinale, sa méconnaissance de la Tradition catholique, dont il ne prend en compte qu’une période très récente, et, in fine, par sa trahison de la nature même de l’Evangile, qui doit être annoncé et non pas simplement éloigné des hommes auxquels il est destiné par des murailles toujours plus élevées. Cet ensemble de définitions et de condamnations pourrait sembler mettre le trésor de l’Evangile à l’abri, il ne fait que le vider de sa richesse selon le jésuite.
Il fallait donc désormais bâtir, mettre au point des textes qui parviendraient à réunir au moins deux-tiers des voix des Pères ; une tâche bien plus ardue que le simple rejet ! Cela ne signifiait toutefois pas repartir de zéro, car bien des textes de la période préparatoire furent réutilisés pour cette « deuxième préparation », qui commença par réduire drastiquement le nombre de schémas à inscrire au programme du concile.
Les orientations décisives de la deuxième session
Entre les deux sessions, le pape Jean XXIII avait succombé à la maladie, et c’est le cardinal Montini qui lui avait succédé sous le nom de Paul VI. Dans son discours d’ouverture, celui-ci reprit Gaudet mater Ecclesia sur la nécessaire sauvegarde de la doctrine, et son exposé dans les formes que l’époque requiert. Il insista aussi sur le besoin et le devoir pour l’Eglise de donner d’elle-même une définition plus approfondie, et il ajoutait que c’est donc l’Eglise qui serait le thème principal de cette deuxième session du concile, sans négliger l’oecuménisme, ni le dialogue avec le monde contemporain. Ce mot de dialogue était, pour le pape, la clé du rapport avec notre temps.
Le pivot de cette session allait donc être le schéma sur l’Eglise. Si celui-ci réemployait des matériaux de l’ancien schéma, il s’en démarquait également sur plusieurs points. Ainsi débutait-il par un chapitre sur le Mystère de l’Eglise, laissant moins penser que la version précédente, qui s’ouvrait sur la nature de l’Eglise, que celle-ci pourrait être absolument circonscrite, et, surtout, la replaçant davantage dans le dessein de Dieu. Le cardinal Suenens (Malines-Bruxelles) avait également obtenu que le chapitre deux ne soit plus consacré à la hiérarchie, mais au peuple de Dieu, ce que certains qualifièrent de révolution copernicienne, dans la mesure où cela mettait mieux en valeur l’égale dignité des baptisés, et ne mettait plus au premier plan l’Eglise comme institution hiérarchique.
Toutefois, le concile n’était pas unanime sur toutes les questions soulevées par ce schéma. La restauration du diaconat permanent, mais aussi la collégialité posaient problème. Celle-ci s’appuyait sur le fait que le Christ a fondé son Eglise sur Pierre et les Apôtres, pour estimer que les évêques, successeurs des apôtres, formaient un corps, un collège, et avaient donc eux aussi, avec le pape, une responsabilité à l’égard de l’Eglise universelle. La minorité du concile contestait cela, en estimant que le Christ a fondé son Eglise sur Pierre seul, et que le pouvoir collégial ne pouvait donc être que délégué par le pape. Derrière une question qui peut sembler secondaire, c’est tout un modèle d’Eglise, c’est la perpétuation d’une Eglise de plus en plus centralisée et ultramontaine qui semble se jouer.
Comme ces sujets étaient âprement débattus, les Pères durent statuer sur cinq questions d’orientation, afin de guider le travail de l’assemblée. Leur était ainsi demandé, par exemple, si le schéma devait affirmer que l’ensemble des évêques, dans son ministère d’évangélisation, de sanctification et de gouvernement, jouit d’un pouvoir plénier et suprême dans l’Eglise universelle, toujours en communion avec le pape. Ou s’il devait affirmer qu’il était opportun de restaurer le diaconat permanent. A toutes ces questions, le oui l’emporta largement (la question la plus disputée fut celle sur le diaconat permanent, avec 525 non pour 2120 oui). Le moment était important, car tout le chemin parcouru depuis plus d’un an trouvait un sens avec ce mot de collégialité, que les Pères avaient pu expérimenter en concile. Pour l’historien Alberto Melloni, les Pères s’étaient montrés pleinement acteurs du concile, et on assiste même alors à un sommet de la conscience conciliaire. Quel contraste avec la situation décrite par Blanchet un an plus tôt, lorsqu’il se faisait l’écho d’évêques français qui souhaitaient que leurs votes soient anonymes, par crainte, qu’à la Curie, ne soient établies des fiches !
Cette conscience conciliaire était même suffisamment forte pour que des Pères fassent des propositions audacieuses. Ainsi le cardinal Frings, le 8 novembre, récusa-t-il l’idée selon laquelle le Saint-Siège serait la source de toute autorité dans l’Eglise, et réclama-t-il une réforme du Saint-Office, s’attirant la réponse indignée du cardinal Ottaviani, secrétaire de la Suprême Congrégation. C’est que, pour nombre de ces Romains, ces Pères étaient au fond des étrangers qui venaient bouleverser inconsidérément une situation qu’ils estimaient, en toute bonne foi, bien tenir en main. Le patriarche melkite Maximos n’avait-il pas proposé, deux jours plus tôt, une traduction concrète du principe de collégialité, en souhaitant qu’un petit groupe tournant d’évêques assiste en permanence le pape, à Rome, avec lequel ils travailleraient de façon collégiale, tout en respectant ses prérogatives ?
La session se termina par la promulgation des premiers textes du concile, l’un sur les moyens de communication sociale, l’autre sur la liturgie (constitution Sacrosanctum concilium).
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La Constitution sur la liturgie, Sacrosanctum concilium, promulguée le 4 décembre 1963
Le document rappelait tout d’abord l’importance extrême de la liturgie, qui contribue à l’union de tous ceux qui croient au Christ, et concourt à appeler tous les hommes dans le sein de l’Eglise (n°1). C’est que la liturgie est l’oeuvre du Christ prêtre, présent dans les sacrements, dans sa parole, lorsque l’Eglise prie et chante les psaumes (n°7). Certes, la liturgie n’est pas la seule activité de l’Eglise, et le document rappelle par exemple l’importance des œuvres de charité, de piété, d’apostolat, mais la liturgie est le sommet et la source de la vie de l’Eglise. Sommet car le but du labeur apostolique est bien le rassemblement des enfants de Dieu pour le louer. Source car les fidèles ne ressortent pas de la liturgie comme ils y sont entrés, poussés par elle à renouveler l’alliance avec le Seigneur, qui enflamme la charité (n°10) : Dieu parle à son peuple dans la liturgie, et le peuple répond à Dieu par les chants et la prière (n°33). Aussi n’est-il pas étonnant que le document insiste sur la participation consciente et active des fidèles aux célébrations liturgiques : il s’agit là d’un droit et d’un devoir pour le peuple chrétien qui doit pouvoir y puiser un esprit vraiment chrétien (n°14). Pour cela, la place de l’Ecriture doit être développée, et l’usage des langues vernaculaires pourra être plus large. Enfin, pour faire droit aux spécificités et traditions locales, le texte reconnaissait aux évêques et assemblées d’évêques le droit de procéder aux adaptations nécessaires.[/fond jaune paille]
Enfin, Paul VI acheva son discours de clôture par une annonce surprenante : le pape partait en pèlerinage pour Jérusalem ! Il faut se rappeler qu’aucun pape n’avait quitté l’Italie depuis Pie VII, fait prisonnier par Napoléon. Mais surtout, ce geste voulait résumer la démarche du concile, celle du ressourcement, désireuse de dépasser les durcissements conjoncturels. Le pape se rendait à la source, là où le Christ avait vécu, était mort et ressuscité. Il ne s’agissait pas, pour l’Eglise, de se transformer comme le ferait un Etat qui adopterait une nouvelle constitution, mais de toujours laisser mieux transparaître, aux hommes d’aujourd’hui, la Bonne Nouvelle qu’est le Christ. A cette occasion, le pape rencontra Athénagoras, le patriarche de Constantinople, geste ô combien symbolique alors que le concile travaillait à un schéma sur l’œcuménisme.
La troisième session : de grandes réalisations dans un climat de tension
Dès l’ouverture de cette session, Paul VI montra sa volonté de promouvoir les réformes liturgiques, en concélébrant avec vingt-quatre autres prêtres, ce que la plupart n’avaient jamais expérimenté, hors des ordinations presbytérales. Toutefois, le pape subit de très fortes pressions au cours de cette session, et son souci de rallier l’unanimité, constant, l’obligeait à tenir compte des arguments présentés pour ou contre les principales affirmations des textes alors en chantier. En outre, le pape lui-même n’était pas sans nourrir quelque inquiétude quant à plusieurs chantiers alors en cours, qu’il s’agisse de la collégialité ou du contrôle des naissances. Cela explique bien des tensions au cours de cette troisième session, notamment lors de la dernière semaine, que l’on appelle parfois la « semaine noire » du concile.
Parmi les points les plus débattus, se trouve le principe de la collégialité, que l’on trouve dans le schéma sur l’Eglise. Ainsi, à la veille de la session, Paul VI reçut-il un memorandum de vingt-cinq cardinaux, la plupart membres de la Curie, et de Supérieurs d’ordres religieux, selon lequel cette doctrine serait nouvelle et ferait disparaître le caractère monarchique de l’Eglise, et, partant, mettrait en danger l’intégrité de la doctrine catholique. Pourtant, les votes se montrèrent très largement favorables, puisque sur ce point, les Pères votèrent oui pour 1624 d’entre eux, oui moyennant modifications pour 572 et non pour seulement 42. La majorité put alors s’estimer soulagée, le texte semblant hors de danger.
Le deuxième point controversé concerne la liberté religieuse, qui faisait l’objet d’une déclaration. Celle-ci était définie comme l’exemption de toute contrainte en matière religieuse, notamment de la part de l’Etat, de telle sorte que nul ne soit forcé à agir contre sa conscience, ou empêché d’agir selon sa conscience. La justification de cette liberté venait du fait que l’homme ne pouvait chercher la vérité qu’à sa façon propre, qui est la libre recherche. Refuser la liberté religieuse revenait à faire injure à la personne humaine et à son éminente dignité, telle que voulue par Dieu. Cela posait toutefois la question du développement de la doctrine : pouvait-on contredire des enseignements précédents ? La liberté religieuse n’avait-elle pas été condamnée parce qu’elle mettrait les droits de l’homme au-dessus des exigences de vérité, et favoriserait ainsi l’indifférentisme ? Pour la minorité, seule la vérité, et donc la religion catholique, a des droits, l’erreur n’en a pas. L’évêque de Sydney, Gilroy, demanda ainsi, par écrit : « Est-il réellement possible pour un concile œcuménique de déclarer que n’importe quel hérétique a le droit de détourner les fidèles du Christ, pasteur suprême, pour les mener vers des pâturages empoisonnés ? » C’est toute une conception de la vérité et de son accueil par l’homme qui est en jeu : la vérité s’impose-t-elle à lui comme du dehors, ou doit-il prendre sa part dans cette quête ?
Enfin, un dernier texte voyait s’opposer majorité et minorité, la déclaration sur les Juifs et les non-chrétiens. Le texte, qui voulait rompre avec l’antijudaïsme, et condamner évidemment toute forme de discrimination, posait des problèmes politiques, en ce que des chrétiens d’Orient craignaient qu’il ne soit interprété par des gouvernements arabes comme un soutien à l’Etat d’Israël. Il posait également des problèmes théologiques à la minorité. L’un de ses représentants, le cardinal Ruffini, regrettait ainsi que le texte se présente comme un panégyrique des Juifs quand il faudrait surtout prier pour qu’ils reconnaissent le Christ comme le messie.
Enfin, pour ne pas simplifier à l’excès, il convient d’ajouter qu’une fracture traversait également la majorité du concile, au sujet de ce que l’on appelait désormais le schéma XIII, et qui était une expérience inédite pour un concile : un texte sur les relations de l’Eglise avec le monde contemporain. La notion de dialogue était ici centrale, notion déjà largement utilisée par Paul VI dans sa première encyclique, Ecclesiam suam. En effet, si l’Eglise aide le monde, disait le schéma, la relation est réciproque, et le monde aide aussi l’Eglise à être vraiment elle-même. Toutefois, au sein même de la majorité, des tensions naissent. Certains, notamment en Allemagne, ou en Orient, craignent que l’Eglise n’ait une vision exagérément optimiste du monde, alors qu’il est aussi marqué par le péché. Ils souhaiteraient également que l’Eglise ne semble pas faire passer comme au second plan sa mission surnaturelle : elle n’existe pas seulement pour soulager la misère, pour travailler à plus de fraternité ici-bas, elle doit aussi guider vers le salut. Ainsi le cardinal Frings, dont Joseph Ratzinger était le conseiller, estime-t-il que le schéma ne prend pas assez en considération le mystère de la croix, qui nous met en garde contre le monde et nous incite « à suivre le Christ dans une vie de sacrifice et d’abstinence par rapport aux biens de ce monde ». Cette tension entre ceux qui veulent insister sur la croix, et ceux qui mettent davantage en avant le mystère de l’Incarnation, et la dignité de la création, ne pourra être totalement surmontée.
Le concile semblait toutefois parvenir à bon port. Certes, il ne pourrait s’achever avec cette troisième session, mais les Pères s’apprêtaient à voter des documents particulièrement importants, et notamment Lumen gentium, la constitution sur l’Eglise, le décret sur l’œcuménisme, ou encore la déclaration sur la liberté religieuse.
Pourtant, la « semaine noire » vint bouleverser l’assemblée de façon inédite. Une lettre du Père de Lubac à l’un de ses confrères, écrite dans ces jours de tension extrême, résume bien le climat du moment : « Les 19-20-21 novembre resteront pour longtemps, je le crains, des jours de deuil pour l’Eglise. Rien ne sert plus de s’indigner contre ce qu’il faut bien appeler un « brigandage », le mal est accompli, aux conséquences incalculables. On a pu voir dans Saint-Pierre un cardinal, l’un des membres les plus solides du Concile, verser des larmes. Et je n’oserais rapporter les réflexions de certains observateurs. Très sciemment quelques hommes (une poignée) ont voulu ruiner tout aggiornamento, supprimer toute chance œcuménique, renvoyer les évêques du monde entier à la condition de valets, et en trois jours tout fut accompli. _ Le Saint-Père, sans leur céder en tout (loin de là !) a suffisamment cédé, pour que les évêques soient maintenant dans une situation fausse, réduits à l’impuissance. Les phénomènes de décadence vont s’accélérer, et peut-être par réaction surgiront des frondes anarchiques. La catholicité tout entière a été bafouée. Il faut avoir assisté au drame de l’intérieur pour en comprendre la portée. Prions ». Sans doute le Père de Lubac se rasséréna-t-il bien vite, mais ces quelques lignes témoignent de la tension accumulée.
Que s’était-il passé ? D’une part, une note explicative (dite nota praevia) avait été distribuée aux Pères au sujet du chapitre de Lumen gentium portant sur la collégialité. Cette note cherchait surtout à rappeler les pouvoirs du pape, qui n’étaient en rien compromis par la collégialité, puisque la distinction n’était pas à faire entre le pape et les évêques ensemble, comme s’ils formaient quelque contre-pouvoir, mais entre le pape seul et le pape avec les évêques. Or, le 19 novembre, on annonça aux Pères que le vote d’ensemble sur le schéma sur l’Eglise comprendrait la note, qui n’avait pas été discutée par l’assemblée. Les Pères devaient donc soit rejeter la constitution, fruit d’un travail gigantesque, soit l’accepter avec une note dont ils n’avaient pas débattu. Certes, beaucoup estimaient qu’elle ne changeait rien sur le fond, mais le procédé était ressenti comme blessant. C’est Paul VI qui était à l’initiative de cette note, confiée à la commission doctrinale (et notamment au théologien Gérard Philips, véritable cheville ouvrière de Lumen gentium). Le pape était en effet soucieux de rallier la minorité du concile, mais aussi de préserver les prérogatives de la primauté.
L’assemblée fut d’autant plus choquée que, le même jour, alors que le décret sur l’œcuménisme avait déjà été voté chapitre par chapitre, et qu’il ne restait qu’à procéder à un vote d’ensemble, des modifications furent distribuées aux Pères. Elles ne pouvaient être discutées, et seraient incluses au texte tel que soumis au vote d’ensemble. Là encore, Paul VI était à l’origine de ces modifications, dans le but de rallier l’unanimité. Et les Pères se trouvaient devant un choix qui n’en était pas vraiment un : voter le texte avec ces modifications qu’ils ne pouvaient discuter, ou rejeter l’ensemble alors qu’ils venaient de l’approuver très largement chapitre par chapitre...
Enfin, il fut annoncé aux Pères que le vote sur la liberté religieuse, texte qui concentrait tant de critiques de la minorité, n’aurait finalement pas lieu ! Ce fut la stupeur, et quand De Smedt, chargé de ce texte, dut tout de même le présenter, bien qu’il ne serait pas soumis aux votes, la tension accumulée se déchargea en applaudissements d’une intensité inédite. Comme le notait un évêque français, Jauffrès : « Spontanément, de tous les points de l’assemblée, les applaudissements crépitèrent, montèrent, allèrent crescendo, s’arrêtant parfois pour reprendre plus vigoureusement et se prolongeant indéfiniment (…). Le plébiscite était fait, et personne ne put s’y tromper. L’immense majorité du concile est pour la Liberté religieuse, telle que nous l’a présentée le Secrétariat pour l’Unité ». La décision du report revenait, cette fois, après une plainte de la minorité, au conseil de présidence du concile, formé de douze cardinaux, et qui estimait, non sans raison, que le texte avait été profondément modifié par la commission depuis la dernière discussion, et qu’il nécessitait donc de nouveaux débats.
Reste qu’avaient été notamment approuvés deux textes majeurs du concile : la constitution sur l’Eglise, Lumen gentium, et le décret sur l’œcuménisme, Unitatis redintegratio.
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La constitution dogmatique sur l’Eglise, Lumen gentium, promulguée le 21 novembre 1964
Lumen gentium signifie « lumière des peuples », ce qui se rapporte au Christ, et non à l’Eglise, soulignant ainsi que l’Eglise ne se suffit évidemment pas à elle-même, mais qu’elle est comme le sacrement, « c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (n°1). La constitution commence par un chapitre sur le Mystère de l’Eglise, façon de sortir d’une dimension trop juridique, et de respecter la véritable nature de l’Eglise, en la replaçant dans la relation qu’elle entretient avec la Trinité : faisant partie du dessein universel de salut du Père, elle opère sa croissance visible avec le Fils et est sanctifiée par l’Esprit pour annoncer le royaume du Christ et de Dieu. Parmi les images bibliques se rapportant à l’Eglise, le corps mystique tient une place à part, en ce qu’il permet de souligner à la fois que tous les fidèles dans le Christ forment un seul corps, à la tête duquel se trouve le Christ, qui irrigue le corps de sa vie, et que dans l’édification de ce corps règne une diversité de membres et de fonctions.
C’est cette double perspective qui est ensuite développée. En effet, la suite de la constitution présente tous les baptisés, et non les seuls laïcs, comme le peuple de Dieu, envoyé comme lumière du monde et sel de la terre, et germe d’unité de l’humanité. Tous ses membres, quels qu’ils soient, sont appelés à la sainteté. Certes, il existe des différences essentielles entre laïcs et clercs, mais tous contribuent au sacerdoce du Christ, les laïcs n’étant pas des mineurs passifs. Le concile insiste ainsi sur le fait que les fidèles partagent le sacerdoce commun, qu’ils exercent par la réception des sacrements, la prière et l’action de grâce, le témoignage d’une vie sainte, le renoncement et la charité effective (n°10). Bien plus, la collectivité des fidèles (dont font évidemment partie les laïcs !), grâce à l’Esprit Saint, ne peut se tromper dans la foi quand elle apporte un consentement universel à une vérité concernant la foi et les mœurs. Autant d’affirmations traditionnelles, que la Contre-Réforme, par souci de s’opposer au sacerdoce universel affirmé par Luther, avait tendu à minimiser. Ici comme ailleurs, on assiste à un ressourcement de la doctrine.
Viennent ensuite les distinctions nécessaires, puisque les chapitres suivants sont consacrés à la constitution hiérarchique de l’épiscopat et aux laïcs, mais il importe que ce soit cette dimension commune du peuple de Dieu, fondée sur le baptême commun, qui ait été placée avant ces distinctions. Les évêques ne doivent pas être considérés comme des vicaires du pape, comme des fonctionnaires, car, en tant que successeurs des apôtres, ils exercent un pouvoir qui leur est propre sur leur Eglise, pouvoir qui s’exerce dans la communion avec les autres évêques et avec le pape. Chaque évêque représente son Eglise locale. Les évêques, successeurs des apôtres, forment ainsi, avec le pape, un collège, c’est-à-dire un groupe stable, qui jouit, jamais toutefois sans le consentement du pape, d’une autorité à l’égard de l’Eglise universelle.
Quant aux laïcs, le concile insiste sur le fait que les pasteurs ne sont pas les seuls à assumer la mission de l’Eglise, mais que les laïcs y prennent leur part, en cherchant le règne de Dieu là où ils vivent, en manifestant le Christ aux autres avant tout par le témoignage de leur vie. Une fois encore, les laïcs ne sont pas des mineurs, ils partagent une égale dignité de baptisés avec les pasteurs, baptême qui les enjoint à œuvrer à l’extension du règne du Christ, d’abord dans leur famille. Cette dignité doit se vivre aussi dans les relations avec la hiérarchie. Si les laïcs sont enjoints à « embrasser, dans la promptitude de l’obéissance chrétienne, ce que les pasteurs sacrés représentant le Christ décident au nom de leur magistère et de leur autorité dans l’Eglise » (n°37), suivant en cela l’exemple de l’obéissance du Christ, ils sont aussi encouragés à s’ouvrir à ces pasteurs « avec toute la liberté et la confiance qui conviennent à des fils de Dieu et à des frères dans le Christ de leurs besoins et de leurs voeux ». Les structures hiérarchiques ne sont donc évidemment pas niées, mais le pouvoir dans l’Eglise est avant tout référé au service des frères.
Cette Eglise a également une vocation eschatologique, dans le sens où le Christ est aussi l’avenir vers lequel chemine l’Eglise. Celle-ci n’est pas le royaume de Dieu réalisé, c’est tout le genre humain et tout l’univers qui trouveront dans le Christ leur perfection définitive à la fin des temps. Lumen gentium a donc tiré parti du ressourcement permis par les réflexions théologiques de l’entre-deux-guerres, voire du XIXe siècle. La réflexion ne s’arrête toutefois pas là, et la recherche se poursuit.[/fond jaune paille]
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Le décret sur l’œcuménisme, Unitatis redintegratio, promulgué le 21 novembre 1964
Le décret sur l’œcuménisme (Unitatis redintegratio), quant à lui, faisait entrer l’Eglise catholique de plain-pied dans la recherche de l’unité, la division des chrétiens étant considérée comme un objet de scandale, qui faisait obstacle à la prédication de l’Evangile (n°1). Alors que les schémas préparatoires disaient que l’Eglise catholique est l’Eglise du Christ, Lumen gentium avait adopté une formule très commentée, selon laquelle l’Eglise du Christ se trouve (subsistit in) dans l’Eglise catholique (n°8), ce qui permettait de dire que l’Eglise du Christ ne se limitait pas à cette Eglise catholique. Les Eglises et communautés séparées peuvent alors aussi être des moyens de salut pour leurs membres. On mesure le chemin parcouru au regard de l’illustration du catéchisme ci-contre
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Nul relativisme toutefois, le concile ne met pas toutes les Eglises sur le même plan. Si les Eglises et communautés séparées ne sont nullement dépourvues de valeur, c’est par la seule Eglise catholique que peut s’obtenir la plénitude des moyens de salut.
Aussi le concile exhortait-il tous les fidèles à prendre une part active à l’effort oecuménique, par une vie plus fidèle à l’Evangile, rendant plus facile la fraternité mutuelle, par la prière, par un dialogue mené en vérité, afin que chacun connaisse mieux la doctrine de ses frères, par une rénovation de l’Eglise, afin que celle-ci soit plus fidèle à sa vocation, par une collaboration dans le domaine social. Un premier pas vers l’union était d’ailleurs réalisé avec la traduction œcuménique du Notre Père, terminée à la fin de l’année 1965. On mesure le chemin parcouru lorsque l’on sait que Pie XI, dans l’encyclique Mortalium animos (1928), interdisait la participation des catholiques au mouvement œcuménique. Encore au temps du concile, le Père de Lubac avait pu rencontrer un curé italien (d’Aquino) un peu décontenancé, qui avouait au jésuite que, chez lui, lorsqu’un protestant se présentait, c’est tout juste si on ne lui donnait pas la chasse ! On ne peut évidemment généraliser, mais une telle anecdote est révélatrice d’une hostilité pluriséculaire.[/fond jaune paille]
Mener le concile à bon port, la tâche de la quatrième et dernière session
La session fut la plus éprouvante pour ceux qui étaient au cœur du travail des commissions, parce qu’il fallait terminer, cette quatrième session devant aussi être la dernière.
Parmi les textes encore en chantier se trouve Gaudium et spes, texte très attendu sur les relations de l’Eglise avec le monde de son temps. C’était une première, dans l’histoire des conciles, que de traiter d’un tel sujet, ce qui explique aussi les tiraillement entre ceux qui estimaient que l’on regardait le monde de façon trop optimiste, et d’autres, à l’image du P. Lebret, qui pensait qu’on n’allait pas encore assez à la rencontre de la totalité du monde d’aujourd’hui. Toute cette constitution pastorale est animée par le souci d’une profonde solidarité de l’Eglise avec le genre humain. Les termes de dialogue, partenariat résument bien la démarche d’ensemble. C’est ce que dit notamment la première phrase de ce long document : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ ». L’une des meilleures preuves de cette solidarité, pour le concile, est d’entamer un dialogue avec la famille humaine sur les différents problèmes qu’elle rencontre. L’Eglise se propose de les éclairer à la lumière de l’Evangile, elle offre sa collaboration sincère, persuadée que l’Evangile est en harmonie avec les désirs les plus secrets du cœur humain, et peut à la fois « éclairer le mystère de l’homme » et « aider le genre humain à découvrir la solution des problèmes majeurs de notre temps » (n°10). Au fond, c’était la démarche entreprise par Paul VI quand il s’était rendu, au mois d’octobre de cette année 1965, à l’ONU. Il s’était en effet présenté comme « un homme comme vous, votre frère », dont le seul désir était « de pouvoir vous servir dans ce qui est de Notre compétence, avec désintéressement, humilité et amour ».
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La constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps (Gaudium et spes), promulguée le 7 décembre 1965
Le document est divisé en deux parties. La première (« L’Eglise et la vocation humaine ») cherche à discerner ce qui, dans les grandes caractéristiques du monde d’aujourd’hui, relève de la présence ou du dessein de Dieu, pour les éclairer à la lumière de l’Evangile. Ainsi, le concile note-t-il, par exemple, que croyants comme incroyants s’accordent généralement sur le fait que « tout sur terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet » (n°12). Il observe également, que, pour certains, cette éminente dignité de l’homme passe par l’athéisme, convaincus qu’ils sont que la liberté de l’homme « est incompatible avec la reconnaissance d’un Seigneur » (n°20). Le concile, tout en réprouvant avec douleur l’athéisme, et tout en prônant un dialogue loyal et prudent avec les athées, entend alors éclairer ce que le christianisme entend par dignité de l’homme, et en quoi celle-ci est compatible avec la foi, qui ne vient pas asservir l’homme mais répandre lumière, vie et liberté, et combler le cœur humain. On le voit, la démarche du concile n’est pas de condamnation, mais de dialogue loyal. Il entend exposer ce qu’est et ce à quoi invite l’Evangile, non du haut d’une chaire lointaine, mais en scrutant le monde actuel, en analysant ce qui l’anime, et en reconnaissant que, si l’Eglise peut offrir une aide au monde d’aujourd’hui, celui-ci lui apporte également une aide, la relation n’est pas unilatérale.
Ainsi, l’Eglise pense pouvoir contribuer à l’humanisation toujours plus grande de la famille des hommes, fait route avec l’humanité appelée à être renouvelée dans le Christ et transformée en famille de Dieu. Mais cela n’empêche pas l’Eglise de saluer le progrès des sciences, les richesses des différentes cultures, l’action de tous ceux qui contribuent au développement de la communauté humaine...
La deuxième partie du document (« De quelques problèmes plus urgents ») traite plus précisément de quelques problèmes, comme le mariage et la famille (la question explosive du contrôle des naissances ne put toutefois être réellement traitée, par décision de Paul VI de réserver cette question à une commission pontificale), l’essor de la culture, la vie économique et sociale, la vie de la communauté politique ou encore la sauvegarde de la paix et/ la construction de la communauté des nations. A chaque fois, le concile entend aider les hommes à « percevoir avec une plus grande clarté la plénitude de leur vocation », sans séparatisme entre foi et vie quotidienne, à « rendre le monde plus conforme à l’éminente dignité de l’homme », à « rechercher une fraternité universelle, appuyée sur des fondements plus profonds » et, parce que le christianisme ne saurait être une fuite, « à répondre généreusement et d’un commun effort aux appels les plus pressants de notre époque » (n°91).
Le texte reconnaissait aussi que son enseignement, sur des sujets aussi fluctuants que la vie économique et sociale par exemple, devait être poursuivi et amplifié. Il ne s’agissait plus de se barricader dans la répétition de thèses, mais, en se fondant toujours sur l’Evangile, de cheminer avec une humanité qui n’était pas fossilisée. Il ne s’agissait pas d’une « ouverture au monde » purement profane, comme si l’Eglise ne cherchait qu’une fraternité ici-bas, mais d’une fidélité à l’oeuvre du Christ, venu partager la vie des hommes et éclairer le mystère de l’homme : le mystère de l’homme ne s’éclaire que dans le mystère du Christ (n°22)[/fond jaune paille].
Le concile devait aussi parvenir à une version définitive du texte sur la Révélation, alors que les premiers débats à ce sujet remontaient à 1962 ! La Révélation n’était plus réduite à un corpus de vérités à croire, Dei Verbum (la Parole de Dieu) dit en effet : « Il a plu à Dieu dans sa bonté et sa sagesse de se révéler en personne (…).
Par cette révélation, le Dieu invisible s’adresse aux hommes en son surabondant amour comme à des amis, il s’entretient avec eux pour les inviter et les admettre à partager sa propre vie » (n°2).
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La constitution dogmatique sur la Révélation divine (Dei Verbum), promulguée le 18 novembre 1965
La constitution retrace l’histoire du salut, depuis nos premiers parents, en passant par Abraham, Moïse, pour en arriver au Christ, plénitude de la Révélation. Les hommes, en s’en remettant entièrement et librement à Dieu, peuvent alors faire acte de foi. On se souvient que la question du rapport entre Ecriture et Tradition faisait partie des points parmi les plus controversés. Le concile dépasse le clivage Ecriture/Tradition, en renvoyant à leur source profonde : l’Evangile au sens de Bonne Nouvelle, c’est-à-dire le Mystère du Christ. Cet Evangile nous parvient par le double canal de l’Ecriture et de la Tradition, dont le texte montre bien la relation étroite. Il ne s’agit pas de deux puits étanches : la Tradition dépend de l’Ecriture dans laquelle a été consignée la prédication des apôtres ; et l’Ecriture n’est transmise, et comprise en toute fidélité, que par la Tradition. La charge d’interpréter de façon authentique la Parole de Dieu revient au magistère, tout en précisant que celui-ci n’est pas au-dessus de la Parole mais à son service.
Dei Verbum insistait aussi beaucoup sur l’importance de l’Ecriture dans la vie de l’Eglise. Puisque, dans l’Ecriture, Dieu « vient avec tendresse au-devant de ses fils et entre en conversation avec eux », les fidèles doivent puiser dans cette Parole « la solidité de leur foi, la nourriture de leur âme, la source pure et permanente de leur vie spirituelle » (n°21). Aussi le concile encourageait-il, pour tous, la lecture fréquente de l’Ecriture, et citait saint Jérôme : « L’ignorance de l’Ecriture, c’est l’ignorance du Christ ». On peut mesurer le chemin parcouru à l’aune d’une anecdote de Michel Quesnel, bibliste. Dans les années 1950, un de ses confrères, alors séminariste en vacances chez sa grand-mère, lui demanda si elle avait une Bible pour qu’il alimente sa prière. La réponse ne tarda pas : « Mais, mon petit, je ne suis pas protestante ! ». Certes, des cercles de chrétiens engagés dans des mouvements influencés par le mouvement biblique n’auraient pas eu une telle réaction, mais Dei Verbum n’en remettait pas moins l’Ecriture au premier plan dans la vie de l’Eglise. On en trouve des échos dans la liturgie, avec un cycle des lectures échelonné sur trois ans le dimanche, avec une large place pour l’Ancien Testament. La catéchèse s’en est également trouvée ressourcée : à une catéchèse souvent par questions/réponses succéda une catéchèse davantage nourrie de la Bible.
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Terminons par deux déclarations qui avaient fait couler beaucoup d’encre, et qui avaient déjà agité l’aula conciliaire : la déclaration sur les religions non chrétiennes, Nostra aetate, et la déclaration sur la liberté religieuse, Dignitatis humanae. Au sujet du premier texte, tous les Pères n’étaient pas revenus de leurs préventions. En effet, lors de l’intersession, l’Italien Carli, membre du Coetus internationalis Patrum (groupe international de Pères), qui rassemblait des Pères résolument hostiles à l’aggiornamento (l’une de ses principales figures était Marcel Lefebvre), avait en effet expliqué que, selon lui, les Juifs portaient une responsabilité collective dans la mort du Christ, et que l’accusation de déicide n’était pas infondée. Les retentissements politiques d’un tel texte inquiétaient également.
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Déclaration sur les relations de l’Eglise avec les religions non chrétiennes (Nostra aetate), promulguée le 28 octobre 1965
Le texte, qui ne se limitait plus aux Juifs mais traitait bien des religions non chrétiennes, réprouvait toute discrimination en raison de la religion, et estimait que « nous ne pouvons invoquer Dieu, Père de tous les hommes, si nous refusons de nous conduire fraternellement envers certains des hommes créés à l’image de Dieu » (n°5). Aussi le concile encourageait-il le dialogue, la compréhension mutuelle, le partenariat. Il reconnaissait également qu’il y avait des choses vraies et saintes dans ces religions, sans, évidemment, aller jusqu’à un concordisme superficiel, l’Eglise rappelant qu’elle était tenue d’annoncer le Christ « dans lequel les hommes doivent trouver la plénitude de la vie religieuse et dans lequel Dieu s’est réconcilié toutes choses » (n°2). En ce qui concerne la religion juive, le concile reconnaissait que le christianisme y trouvait sa racine. La prudence l’avait finalement emporté dans quelques expressions : le rejet explicite du déicide avait sauté, la chose étant dite par une formulation plus longue, ne contenant pas le mot « déicide ». La déploration des persécutions et manifestations d’antisémitisme était affirmée, en prenant soin de préciser que l’Eglise était « poussée, non pas par des motifs politiques, mais par la charité religieuse de l’Evangile » (n°4).
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Enfin, la déclaration sur la liberté religieuse aboutit également, malgré une opposition irréductible de ceux qui estimaient qu’elle sacrifiait les droits de la vérité sur l’autel des droits de l’homme, qui dénonçaient une conception selon laquelle l’homme serait totalement autonome (conception qui n’était pourtant pas celle de la déclaration). Le vote d’ensemble sur le texte devait encore compter 249 opposants contre 1954 oui. Pourtant, à l’ONU, Paul VI avait nettement dit son attachement à la liberté religieuse.
Le concile touchait à sa fin, mais il ne devait pas se terminer sans un geste qui souleva un grand espoir. En effet, le 7 décembre, la veille de la clôture, fut lue au concile une déclaration commune du pape Paul VI et du patriarche de Constantinople Athénagoras, qui regrettait l’excommunication mutuelle entre Grecs et Latins en 1054, et promettait de travailler à une communion pleine et entière entre les deux Eglises. L’excommunication était même levée ! Quand Paul VI prononça son discours sur la signification religieuse du concile, il ne se montra pas d’un optimisme béat. Il était conscient des difficultés de l’époque : une époque davantage tournée vers les valeurs de la terre que vers celle du ciel, une époque où l’oubli de Dieu était devenu habituel, une époque dans laquelle l’homme pouvait sembler se suffire à lui-même et ne nécessiter aucune ouverture à quelque transcendance que ce soit, une époque marquée finalement par le déclin de la religion. Pourtant, il était persuadé que le concile avait emprunté la bonne voie, celle de la charité : « Sympathie pour l’homme de ce temps. La règle de notre concile a été avant tout la charité. Et qui pourrait accuser le concile de manquer d’esprit religieux et de fidélité à l’Evangile pour avoir choisi cette orientation de base, si l’on se rappelle que c’est le Christ lui-même qui nous a appris à regarder l’amour pour les frères comme signe distinctif à ses disciples ? » Le pape soulignait ici une dimension fondamentale. Alors que les conciles précédents utilisaient largement le canon, c’est-à-dire des prescriptions ou des interdictions souvent assorties de peines en cas de non-obéissance, Vatican II avait adopté un autre langage, qui révèle sa démarche profonde. Le concile avait substitué l’invitation à la menace, avait voulu persuader en montrant l’idéal à atteindre plutôt que de menacer. C’était le signe d’une Eglise en dialogue, soucieuse de cheminer avec le monde tel qu’il est, sans exclusive. Bien entendu, l’Eglise annonçait toujours l’Evangile, mais non pas dans la position d’une autorité soupçonneuse, c’était l’amitié confiante qui prévalait.
__ Le lendemain, près de 300 000 personnes se pressèrent place Saint-Pierre et à ses abords : le concile tenait sa cérémonie de clôture. Le travail accompli avait été gigantesque ; restait maintenant à recevoir ces grandes inspirations.
III. La réception du concile
L’interprétation du concile Vatican II
Vatican II était-il un tournant pour l’Eglise catholique, un nouveau départ pour une Eglise qui serait profondément renouvelée ? Pour beaucoup, cette interrogation n’était que rhétorique. Soit qu’ils jugeaient l’œuvre du concile néfaste, et ils déploraient alors ce qu’ils considéraient comme une quasi trahison de l’Eglise, soit qu’ils estimaient, au contraire, que le concile avait permis de rompre avec la période de la Contre-Réforme, voire avec une Eglise constantinienne qui s’était adossée au pouvoir politique, nombreux étaient ceux qui interprétaient Vatican II comme un tournant. Cette interprétation n’avait pas attendu la fin du concile pour s’exprimer. En effet, selon les sensibilités et les moments, on voit les uns estimer que l’Eglise est gravement mise en danger par l’orientation prise par les débats (que l’on songe à la position de la minorité sur la collégialité ou sur la liberté religieuse), alors que d’autres craignent parfois un concile à l’oeuvre avortée, parce que trop soucieux d’accommodements avec cette minorité (que l’on songe cette fois à l’émotion lors de la « semaine noire »).
Mais si l’on considère que Vatican II a été un tournant, et presque la naissance d’une nouvelle Eglise, n’était-il pas légitime d’aller plus loin encore que ces textes jugés trop timorés, du fait du souci de rallier la quasi unanimité ? Le cardinal Suenens lui-même, en 1968, affirmait que les documents conciliaires « sont parfois plus riches par leurs implications que par leurs affirmations de surface », et il envisageait un Vatican III qui aurait reconnu et renforcé « ce que Vatican II ne contient qu’en germe, en virtualité, en richesse d’avenir » (in La Coresponsabilité dans l’Eglise d’aujourd’hui). Le cardinal n’était pas le seul de cet avis, et c’est à un « moment subjectif » (Michel Fourcade) que l’on assiste dans la décennie 1965-1975, en Occident, c’est-à-dire à une grande libération de la parole conduisant à des remises en cause et des questionnements tous azimuts. La presse, confessionnelle ou non, s’en fait alors l’écho, et les questions vont de « qui est la Christ ? », « pourquoi devenir prêtre ? », « à quoi sert l’école libre ? », à « qu’est-ce qu’un catholique ? » ou « comment organiser l’Eglise ? ». En réalité, beaucoup de ces questions s’étaient déjà posées après guerre, mais des réponses, parfois douloureuses, avaient été apportées par le Magistère. Cette fois, elles connaissent une grande publicité, et ne semblent souffrir aucune régulation. Le théologien Louis Bouyer, dans un ouvrage au titre révélateur, La Décomposition du catholicisme (1968), gémissait ainsi, en faisant référence au fait que Paul VI avait fait don de sa tiare lors du concile : « Depuis que le pape a déposé sa tiare au Concile, innombrables sont ceux qui paraissent croire qu’elle leur est tombée sur la tête. Chacun semble s’être découvert une vocation de Docteur de l’Eglise, et non seulement pérore à qui mieux mieux sur tous les sujets mais prétend dicter la loi avec une autorité inversement proportionnelle à sa compétence. (…) Chacun ne croit plus, ne pratique plus que ce qui lui chante ». Un Henri de Lubac, de son côté, se désolait d’une soif de nouveauté qui ne se souciait plus de s’enraciner dans la Tradition, et se complaisait dans la critique acerbe de l’Eglise et de ses autorités, forcément jugées rétrogrades. Critiques qui s’exprimèrent avec force lorsque Paul VI publia l’encyclique Humanae vitae (1968), qui tranchait, entre autres, une question que le pape avait retirée des débats conciliaires, celle du contrôle des naissances. L’opposition de l’Eglise aux moyens artificiels de contraception était réaffirmée, suscitant un vaste tollé, et des doutes sur le bien-fondé de la décision, jusque parmi des évêques.
Il ne s’agit pas de dire que le concile a été la cause directe de cela, mais qu’il a été reçu à une époque de grande mutation de valeurs en Occident, une transformation telle que le sociologue Henri Mendras a pu parler, à propos des bouleversements qu’a connus la société française à partir de 1960, d’une « seconde révolution française ». La réception du concile a forcément été influencée par ce contexte, par cette libération de la parole, par cette critique des structures d’autorité, d’autant que l’oeuvre conciliaire elle-même encourageait les chrétiens à ne pas en rester au statut de mineurs dans l’Eglise ; le sacerdoce commun n’avait-il pas été remis en avant ? Le même de Lubac gémit sur une œuvre conciliaire qu’il juge mal comprise, sujette à tous les détournements, qu’il s’agisse d’innovations liturgiques jugées fantaisistes, d’impatiences œcuméniques occasionnant des célébrations et intercommunions jugées prématurées, ou encore d’une propension de catholiques à ne s’intéresser qu’aux problèmes temporels, sans sembler se soucier de transcendance. Il ne faut pas caricaturer ces années, qui restent pour certains des années de grande vitalité évangélique, de prise au sérieux de la foi et de ses implications dans la vie. Il n’en demeure pas moins que les remises en cause purent être profondes. C’est l’époque, mai 68 aidant, où Témoignage chrétien adopte une phraséologie révolutionnaire, et publie un appel à la révolution dans l’Eglise, où la revue franciscaine Frères du monde devient un foyer du marxisme chrétien. C’est l’époque où, au monastère de Boquen (Côtes d’Armor), Bernard Besret, en se fondant sur le décret conciliaire sur la rénovation de la vie religieuse, met en place une réforme hardie de la vie religieuse, avec un grand esprit d’invention dans les offices ou la proposition, pour les moines, d’une année sabbatique, afin de confirmer ou non leur engagement au célibat.
Du fait de ces remises en cause, de la crise profonde d’ordres religieux (on a frôlé une scission des jésuites, tant les dissensions étaient grandes), de la crise de la figure du prêtre mesurée aussi bien aux nombreux départs qu’au faible recrutement, de la chute rapide de la pratique religieuse, certains ont estimé préférable de tirer un trait sur Vatican II, jugé responsable de tous les maux. Pour eux aussi, Vatican II était un tournant, mais un tournant à oublier au plus vite. On songe ici à Marcel Lefebvre. Celui-ci avait voté, au concile, la Constitution sur la liturgie, mais voyait dans la déclaration sur la liberté religieuse une trahison du Syllabus de Pie IX et de la Tradition de l’Eglise. Il faisait d’ailleurs partie des Pères qui votèrent jusqu’au bout contre le texte. Après le concile, Lefebvre s’est radicalisé, au point de publier un livre J’accuse le concile (1976), titre qu’il explique lui-même : « Pourquoi ce titre "J’accuse le concile" ? Parce que nous sommes fondés à affirmer (…) que l’esprit qui a dominé au concile et en a inspiré tant de textes ambigus et équivoques et même franchement erronés n’est pas l’Esprit Saint, mais l’esprit du monde moderne, esprit libéral, teilhardien, moderniste, opposé au règne de Notre Seigneur Jésus Christ ». Le dialogue tant prôné par le concile lui semble une démission de l’Eglise et de sa mission face à l’esprit du monde. La tension est montée graduellement, Lefebvre refusant le nouveau missel de Paul VI en 1969, ordonnant des prêtres et diacres en 1976, puis des évêques en 1988, ce qui entraîna son excommunication, Rome y voyant un acte schismatique. Il est toutefois intéressant de noter, pour rendre compte de la complexité de la situation, qu’un sondage IFOP de 1976 révélait que 26% des catholiques pratiquants français approuvaient l’évêque contestataire. Non sans doute qu’ils le suivaient dans la querelle théologique ; c’est plutôt l’attachement au latin, à des rites connus depuis longtemps qui semble avoir joué, puisqu’un autre sondage IFOP pour La Vie montrait, pour cette même année 1976, que si 63% des catholiques pratiquants français approuvaient la messe en français, 24% étaient favorables à une messe en latin, et se montraient donc réservés face à la forme qu’avait prise l’application de la constitution Sacrosanctum concilium.
De son côté, Rome insista rapidement sur une autre interprétation du concile. Dès décembre 1965, Paul VI avait donné une lecture de Vatican II largement reprise ensuite. Dans un discours au collège cardinalice et à la curie romaine, le pape déclarait que le concile n’avait pas voulu inaugurer « une période d’incertitude dogmatique et morale, d’indifférence disciplinaire, d’irénisme religieux superficiel, de relâchement organique ». On ne pouvait comprendre l’enseignement de Vatican II sans le replacer dans la continuité avec les enseignements précédents. Ainsi, au synode romain de 1971, les évêques optèrent pour le statu quo sur les questions touchant au sacerdoce : il ne s’agissait donc pas de poursuivre « un esprit de réforme » qu’aurait impulsé Vatican II, lors duquel, d’ailleurs, le pape avait retiré des discussions la question du célibat sacerdotal. Paul VI manifesta d’ailleurs son trouble sur la situation de l’époque lorsqu’il évoqua, en juin 1972, dans un un discours rapporté par L’Osservatore romano « la sensation que "par quelque fissure, la fumée de Satan est entrée dans le Temple de Dieu". C’est partout le règne du doute, de l’incertitude, de l’inquiétude, de l’insatisfaction, de la confrontation. (…) Même dans l’Eglise règne cet état d’incertitude. On croyait qu’après le concile se serait levé un jour de soleil pour l’Eglise. Au contraire, c’est une journée de nuages qui est venue, de tempête, d’obscurité, de recherche, d’incertitude ». Le pape ne regrettait nullement que le concile ait eu lieu, mais regrettait qu’il soit l’occasion pour quelques-uns, de ce qu’il considérait comme des débordements.
Jean-Paul II et Benoît XVI sont restés sur cette ligne. En effet, au Mexique, en 1979, Jean-Paul II insista sur le fait qu’il n’y avait pas, depuis Vatican II, une nouvelle Eglise qui serait différente de l’ancienne Eglise, il n’y a qu’une seule Eglise du Christ. Vatican II n’aurait-il rien changé ? Ce n’est pas ce que dit le pape : le concile a montré de nouveaux aspects de cette unique Eglise du Christ, mais sans modifier son essence. Aussi, pour le pape, ce n’était pas être fidèle à l’Eglise que de chercher à construire une nouvelle Eglise, sans référence au passé, mais ce n’était pas être fidèle à l’Eglise non plus que de s ’accrocher à des aspects passés de l’Eglise, transitoires, qui n’avaient plus de sens aujourd’hui. Quels aspects de l’Eglise Vatican II aurait-il alors mis en lumière pour le pape ? Un style œcuménique tout d’abord, ouvert à un dialogue très large : cette démarche de charité permet aussi une grande vérité. Une grande mobilisation de la catholicité ensuite, une grande redécouverte de sa vocation missionnaire à annoncer la Bonne nouvelle au monde.
Le pape Benoît XVI, dans un discours à la Curie en 2005, a résumé les enjeux de ces interprétations du concile, et a poursuivi dans la voie de ses prédécesseurs. La première interprétation, que le pape réprouve, met l’accent sur la discontinuité, sur la rupture entre l’Eglise pré-conciliaire et l’Eglise post-conciliaire, comme s’il ne s’agissait plus de la même Eglise. Les partisans d’une telle interprétation se réclameraient d’un « esprit du concile » pour aller plus loin que ce que proposent les textes eux-mêmes, et se caractériseraient notamment par une passion pour la nouveauté. Faire du neuf, voilà ce qui serait fidèle à Vatican II. Contre l’interprétation du concile comme rupture, le pape promeut l’interprétation du concile comme réforme. Certes, il peut exister, dit le pape, des discontinuités entre ce qui était vécu avant et après le concile, mais Benoît XVI insiste sur le fait que le concile n’a aucunement modifié les principes de l’Eglise. Les discontinuités apparentes ne seraient qu’une façon, dans le contexte d’aujourd’hui, de rester fidèle à ces principes qui ont toujours animé l’Eglise. Les partisans de cette interprétation insistent sur le fait que Vatican II a mis en œuvre un ressourcement, a réinséré l’Eglise dans le grand courant de la Tradition (la collégialité, par exemple, est tout à fait traditionnelle).
Toutefois, des historiens du concile, tel J. Komonchak, insistent tout de même sur le fait que, si ce ressourcement est indéniable, il ne doit pas faire oublier qu’il s’est accompagné d’une prise de distance à l’égard de plusieurs orientations du Magistère lui-même, au cours du long XIXe siècle notamment. Bref, insister sur la Tradition leur semble tout à fait légitime, mais ne doit pas conduire à minimiser ce qu’a été Vatican II, sa forme exhortative plutôt que de condamnation, son ouverture œcuménique, son écoute de l’histoire, avec le choix de dialoguer avec les hommes d’aujourd’hui là où ils en sont, son caractère pastoral entendu comme le fait qu’il n’y a pas d’annonce de l’Evangile sans prise en compte du destinataire, sa volonté de ne pas réduire l’Eglise à des rapports hiérarchiques, mais de la resituer dans le Mystère de Dieu...
Quelles formes de réception du concile ?
Au-delà de ces questions d’interprétation du concile, il convient de mesurer comment le concile a pu être reçu plus ordinairement par les fidèles. Il est absolument impossible de proposer ici un panorama complet de toutes les formes de réception du concile, du dialogue œcuménique (et ses difficultés parfois) à la multitude de sessions, formations, en passant par le renouveau de l’architecture religieuse (du reste déjà amorcé), pour une Eglise/église au milieu des hommes plus que ne les surplombant, sans oublier le renouveau de la catéchèse, davantage nourrie de la Bible, tout comme la prière des catholiques... Nous nous limiterons ici à quelques considérations, sans doute trop sommaires.
Les réformes conciliaires ont, pour leur partie la plus visible, d’abord pris la forme de changements dans la liturgie. Tout ne date pas de Vatican II, Rome ayant déjà encouragé la participation des fidèles, et permis des lectures en langue vernaculaire par exemple. Il n’empêche que l’usage du français se répand peu à peu, d’abord aux parties dans lesquelles les fidèles participent le plus explicitement (dialogues, acclamations), puis aux prières propres au prêtre célébrant, et enfin au cœur même de l’eucharistie. La célébration face au peuple se généralise aussi, quand bien même elle n’est pas obligatoire. Enfin, en 1969, Paul VI prescrivit un nouveau Missel, qui modifiait notamment la prière eucharistique. Pour la première fois, le peuple était invité à intervenir au cours même de la prière eucharistique, par un chant d’acclamation, non pas superposé à la prière du prêtre, mais faisant partie intégrante de l’action liturgique. En outre, intégrer la communion de façon plus visible au cours de la messe donnait à la participation des fidèles son accomplissement.
Une autre forme de réception du concile a été la synodalité, le fait que l’Eglise fasse synode, non pas seulement autour du pape, mais au niveau diocésain, paroissial. Sans doute la pratique n’avait-elle rien de neuf, le concile de Trente avait déjà prévu la réunion régulière de synodes provinciaux et diocésains, mais la pratique était largement tombée en désuétude, et se voulait désormais largement ouverte aux laïcs. Ce renouveau synodal, visible aussi aux conseils presbytéraux et pastoraux dans les diocèses, s’ancre surtout dans l’expérience même des évêques à Vatican II. Ils y avaient vécu la confrontation d’idées, l’expression libre. Ils avaient vécu l’Eglise comme communion, et c’est cette manière de faire Eglise qui a aussi été transmise par le concile. Ainsi de grands synodes se sont-ils tenus, en France, en Allemagne, en Amérique latine. Sans oublier le Synode romain, synode des évêques, créé par Paul VI. Il est une forme d’expression de la collégialité, mais n’est pas délibératif et n’est pas maître de son ordre du jour, ce qui en limite tout de même la portée.
L’un d’eux a eu une place particulièrement importante dans la réception du concile Vatican II. En effet, en 1985, pour les vingt ans de la clôture du concile, Jean-Paul II convoqua un synode. Les conférences épiscopales eurent tout d’abord à répondre à un questionnaire : quels étaient les aspects positifs de la réception du concile ? Quelles étaient les difficultés auxquelles cette réception s’était heurtée ? Les conférences épiscopales soulignèrent de nombreux aspects positifs : renouveau liturgique, permettant notamment une participation plus active des fidèles à la célébration des sacrements ; renouveau biblique qui a aussi permis une prière des fidèles bien plus enracinée dans l’Ecriture ; développement d’un sentiment de coresponsabilité au niveau des communautés locales, contre l’assimilation des laïcs à l’état de mineurs ; insertion plus réelle de l’Eglise dans la vie du monde : prise de conscience de la nécessité vitale de l’œcuménisme ; meilleure collaboration entre les jeunes Eglises et les Eglises plus anciennes. Les difficultés existaient aussi toutefois : manque de qualité, parfois, dans les célébrations liturgiques ; danger de subjectivisme en matière de morale, chacun se contentant de suivre ses penchants sans chercher à véritablement forger sa conscience ; réduction de la notion d’Eglise à la notion de Peuple de Dieu.
Il faut comprendre cette dernière réserve, tant la notion de Peuple de Dieu s’est parfois identifiée au concile lui-même. Ce que regrettait alors un Walter Kasper, qui a beaucoup fait pour faire passer l’idée que l’ecclésiologie du concile était mieux décrite par l’idée de communion, était que l’image de Peuple de Dieu s’était de plus en plus écartée de son contexte originel. Pour W. Kasper, l’idée de Peuple de Dieu en était venue à prendre le sens politique du peuple en lequel réside le pouvoir, laissant penser de ce fait que l’Eglise était une sorte de démocratie. Or, le concept de communion, tout en sauvegardant la communauté à l’intérieur du corps, soulignait mieux selon lui que l’Eglise ne vient pas « d’en bas » mais « d’en haut », qu’elle n’est pas un corps politique avec le peuple à sa base, mais qu’elle est due à l’initiative de Dieu venu se révéler aux hommes et partager leur vie.
Ainsi le concile Vatican II est-il toujours l’objet de débats. Est-il seulement passé chez les catholiques ? Sont-ils conscients de ce qu’affirme le concile sur leur éminente dignité de baptisés, sur la vocation universelle à la sainteté, génératrice d’espérance et ouvrière de charité ? Il ne s’agit aucunement de revendiquer quelque pouvoir (fonder une telle revendication sur un concile qui a tant insisté sur l’idée de service serait quelque peu paradoxal), mais de comprendre la dignité de l’homme et ce à quoi Dieu l’appelle. Tout aussi importante semble la juste compréhension de la démarche du concile : une démarche de partenariat, de dialogue, de cheminement avec les hommes d’aujourd’hui tels qu’ils sont. L’Eglise se trahirait en n’annonçant pas l’Evangile, mais elle a compris qu’elle se trahit aussi si elle en reste à une position de surplomb, sans considération pour ceux à qui elle s’adresse.
N’oublions pas le vœu de Jean XXIII : que ce concile soit un événement spirituel, une « nouvelle Pentecôte », un appel à la conversion et à un renouveau apostolique. Chacun est invité à participer à cette mission de l’Eglise, selon ses dons, comme le dit la belle conclusion de Gaudium et spes : « Ce ne sont pas ceux qui disent "Seigneur, Seigneur !" qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté du Père et qui, courageusement, agissent. Car la volonté du Père est qu’en tout homme nous reconnaissions le Christ notre frère et que nous nous aimions chacun pour de bon, en action et en parole, rendant ainsi témoignage à la vérité. Elle est aussi que nous partagions avec les autres le mystère d’amour du Père céleste. C’est de cette manière que les hommes répandus sur toute la terre seront provoqués à une ferme espérance, don de l’Esprit, afin d’être finalement admis dans la paix et le bonheur suprêmes, dans la patrie qui resplendit de la gloire du Seigneur » (n°93).
Il est courant d’entendre qu’il faut un siècle pour qu’un concile puisse être assimilé. Les textes sont là. Ils peuvent être lus. Les formations abondent, de tous styles, pour les publics les plus variés. A chacun d’aller goûter aux richesses de ce concile, d’aller puiser à une source qui, espérons-le, n’a pas fini de vivifier l’Eglise et de nous appeler à la conversion.
[1] Notion a adoptée en histoire religieuse pour désigner le refus de transiger avec le monde moderne
- L’oecuménisme
- L’Eglise
- L’apostolat des laïcs
- L’Eglise dans le monde de ce temps
- Le concile Vatican II, de la préparation à la réception : un aggiornamento pour l’Eglise
- L’activité missionnaire de l’Eglise
- La liberté religieuse
- La charge pastorale des évêques
- La vie religieuse
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- Le ministère et la vie des prêtres
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