Plaidoyer pour tenter d’expliquer ma perplexité devant la notion d’éternité

Seigneur, Tu as très souvent essayé de nous parler du Royaume des Cieux en multipliant les images de comparaison, comme si il n’y en avait aucune totalement satisfaisante. J’en conclus que l’autre monde est si différent du nôtre qu’il est impossible d’en donner une image ressemblante. Il est tout autre, comme Toi. Ça reste mystérieux.
C’est encore vrai, dans la parabole de Luc () où il est question d’un pauvre affamé, couvert d’ulcères nommé Lazare qui gît à la porte d’un riche qui se contente de profiter de sa situation confortable, sans se soucier de Lazare. Ils meurent tous les deux. Lazare va illico au ciel à côté d’Abraham et le riche se retrouve dans un lieu de perdition où règne une chaleur infernale.
Ce n’est évidemment pas le point important de ton histoire, sinon il faudrait se réjouir de l’indifférence du riche : dans le cas contraire, il aurait empêché Lazare d’être éternellement heureux. À rejeter.

Non, la fine pointe de ta parabole, c’est la conversation qui s’instaure entre Abraham et le riche. Notons tout d’abord le fossé infranchissable qui existe entre le ciel et l’enfer. A notre mort, notre situation personnelle est irrémédiablement figée. C’est utile à savoir. II y a ensuite la requête du riche pour que Lazare revienne sur terre avertir ses frères, et le refus d’Abraham, au motif qu’un mort ressuscité n’arriverait pas à les convaincre. On voit bien à quoi Tu fais allusion Seigneur. C’est très clair. Pour être du bon côté de la barrière, il suffit de se référer à Moïse et aux Prophètes, c’est suffisant dit-il.

C’est suffisant, je veux bien, mais ce n’est pas très détaillé. Essayons d’analyser ce texte. Pour la loi, comme elle peut se résumer par “Aime ton Seigneur et ton Dieu, et ton prochain comme toi-même”, c’est facile à comprendre. A faire c’est une autre histoire. Pour les Prophètes, je pense qu’il vaut mieux en chercher parmi ceux qui sont proches de mon époque, pour que leurs paroles et leurs actes me parlent. Et naturellement je pense à sœur Emmanuelle et à l’abbé Pierre avec mère Teresa. Tous les trois ont la cote aussi bien parmi les croyants que parmi les incroyants. Ce qui a primé chez eux, c’est l’amour des pauvres et des faibles, amour qui s’est traduit par des actes efficaces pour les aider à reprendre pied. Là aussi leur exemple est parlant, facile à comprendre ; à imiter c’est beaucoup plus coton ! Mais on a la piste à suivre.

Jusque là, Seigneur, ta parole ne me pose pas de difficulté d’interprétation. Par contre, je bute sur la notion d’éternité. Sur terre, il y a heureusement des tas d’occasion d’être heureux, des petits et des grands bonheurs. Mais ils sont tous fugitifs. Ça ne dure pas. La vie n’est jamais un long fleuve tranquille, encore moins une ère de félicité sans faille : il y a des hauts et il y a des bas, que ce soit dans la vie de couple, de célibat ou dans la vie consacrée. Et plus prosaïquement, tous les petits bonheurs journaliers sont éphémères : une jolie fleur au parfum délicat, le chant d’un oiseau, un coucher de soleil somptueux, un repas réussi, un bon livre, une soirée entre vrais amis, une homélie qui nous ouvre des horizons lumineux... On pourrait multiplier les exemples, mais rien, je n’ai rien à proposer concernant des bonheurs durables et à plus forte raison éternels. Or il est difficile d’avoir envie de quelque chose qu’on ne connaît pas. Pendant la guerre de 39-40, ma sœur et moi regrettions l’absence d’oranges, notre frère né en 1938 ne souffrait nullement de cette frustration, il n’avait jamais vu ni goûté à ces fruits.

Alors comment avoir envie de cette éternité que je n’arrive pas à imaginer. Ça risque d’être long, très très long, surtout vers la fin, comme dit la boutade.

Seigneur, je t’en prie, sois indulgent pour mon attrait mitigé pour quelque chose dont je ne peux avoir qu’une idée très floue. Je sais seulement que ton dessein, depuis toujours, est de me rendre heureuse, mais la façon dont Tu t’y prendras reste très mystérieuse.
Je suis obligée de Te faire confiance, comme à un Père dont je sais que je suis aimée. Je le sais, c’est certain. Mais cette connaissance reste plutôt intellectuelle, pas très affective.
Pour m’aider à mieux la sentir, j’ai besoin de penser à ces parents qui fondent littéralement d’amour devant leurs chères petites têtes blondes.

Je pense que Tu en fais autant, Seigneur, même quand la tête est devenue toute blanche.
Je ne me trompe pas, dis, Seigneur ?

Une faute d'orthographe, une erreur, un problème ?   
 
Françoise REYNÈS

Laïque mariste († 2011).

Publié: 01/07/2013