Heureux les pauvres

« Heureux les pauvres, le Royaume des cieux est à eux. »

Ainsi commencent les Béatitudes de Luc (). C’est tellement provocant qu’il faut que je m’arrête un moment.
Qu’est ce que Tu entends par-là, Seigneur ?

J’ai eu droit, dans le passé, à je ne sais combien d’homélies qui expliquaient aux bourgeois assez nantis, présents dans l’enceinte de l’église, qu’il fallait entendre la pauvreté, non comme pauvreté matérielle mais comme pauvreté en esprit. Ça ne m’a jamais paru très clair ni très satisfaisant et de toutes façons ce distinguo n’existe pas dans le récit évangélique. De plus les détracteurs de la religion ont eu beau jeu, pour pourfendre l’Eglise, distributrice de l’opium du peuple : « Vous les déshérités de la vie, ne vous révoltez pas, vous serez heureux dans l’autre monde… »

Je sais par expérience que quand on souffre physiquement de la faim, de la douleur, de la persécution, on peut être totalement envahi par cette souffrance et qu’on n’a qu’une idée en tête, comment faire pour sortir de cette situation intenable. Il est donc sain (S.A.I.N sans la lettre T à la fin) et il me paraît sain de lutter de toutes ses forces, de tout son cœur, de tout son esprit contre cette situation, avec ou sans ton aide, Seigneur. Mais je sais aussi que la richesse, le confort, la sécurité peuvent avoir les mêmes inconvénients quand ils deviennent les seuls buts suprêmes de l’existence à viser.

Et voilà. Je suis dans une impasse ! Esprit Saint, Toi que j’invoque si rarement, j’implore ton aide.

Et la lumière m’est donnée une fois de plus par mon petit livre Prions en Eglise qui note que seul un moi vulnérable peut aimer son prochain. Que l’on soit riche ou pauvre, dans tous les sens du terme, ce qui importe vraiment c’est que la carapace de notre égoïsme ait au moins quelques trous. Je retrouve cette idée sous une forme un peu différente dans un bouquin écrit par le cardinal Martini, Le rêve de Jérusalem, où il note : « Si je me sens séparé de l’autre et pense qu’il est mauvais et que je suis bon, qu’il est faible et que je suis fort, je ne l’aime pas. »

Je ne peux pas l’aimer en effet, puisque je suis bardée de certitudes dédaigneuses qui me font une cuirasse. Etre vulnérable c’est savoir que l’autre est comme moi, embarqué sur le même navire. Cela ne veut pas dire qu’on est tous égaux et qu’on a tous les mêmes fonctions. Pas du tout. Il y a le commandant, ses officiers, les sous-off et les marins. Et il serait ridicule et même dangereux que le commandant s’adresse à ses subordonnés en les priant par exemple d’avoir l’extrême obligeance de larguer les amarres ou de faire feu sur l’ennemi, sous prétexte qu’il doit se montrer respectueux de son prochain, ça tombe sous le sens.
Cela tombe sous le sens mais c’est diablement difficile à mettre en pratique. Savoir intellectuellement que, si on a quelques facilités dans certains domaines, par rapport à d’autres et admettre qu’il s’agit non d’un acquis personnel mais d’un don gratuit de Ta part, Seigneur, dont on n’a pas à s’attribuer le mérite, le savoir c’est une chose, en tenir compte dans la pratique, c’est autre chose. Par exemple, même dans une réunion de prière si quelqu’un énonce une contre vérité, une erreur, le désir de convaincre celui ou celle qui se trompe est si fort qu’on souhaite, on pourrait dire, sa défaite, on souhaite le vaincre, et le non-amour ne doit pas être loin. Mon cardinal a raison.

Alors, comme disent les liturgistes, Seigneur, je te prie pour que Ta grâce saisisse mon esprit et mon corps afin que ton influence et non pas mes sentiments dominent en moi.

Amen, qu’il en soit ainsi pour moi et pour les autres aussi.

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Françoise REYNÈS

Laïque mariste († 2011).

Publié: 01/12/2018