Une ânesse impossible

Quand j’ai acheté cette ânesse, j’aurais mieux fait de me couper la main. Quelle sale bête ! C’est effrayant ce que cette vicieuse arrive à faire pour me mettre hors de moi. La nuit, elle m’empêche de dormir... en braillant comme un âne, c’est le cas de le dire, et quand j’arrive à l’écurie, avec mon bâton, elle a l’air de dormir tranquillement. Le temps de remonter dans ma chambre et le chahut reprend. Pas moyen d’avoir une fleur dans le jardin, chaque fois que ma femme en plante une, d’un coup de dent elle la décapite. Je vous assure que c’est à devenir enragé !

Je l’ai prise pour porter mes légumes au marché ; mais avec elle, ça devient un supplice. J’ai beau faire attention, elle se gonfle tant qu’elle peut pendant que j’attache les paniers, et quand on se met en route, la sangle devient lâche et les paniers se retournent. Quand on a ramassé les légumes non abîmés et qu’enfin elle est sanglée convenablement, elle refuse d’avancer ; on a beau tirer en avant, pousser par derrière, taper dessus à tour de bras, elle ne bouge pas d’un pouce, puis, brutalement, sans qu’on s’y attende, elle part au galop et m’échappe. Elle aime bien aussi me donner un coup de pied et cherche à me mordre chaque fois que je passe près d’elle. Damnée femelle !

Naturellement, je la traite de plus en plus mal, et je deviens même brutal avec elle. Je vais la revendre, même à perte. Mais, pour le moment, je la garde car elle vient d’avoir un petit, et je reconnais qu’elle est bonne mère. Le petit est beau et elle est gentille, câline même avec lui. Dès qu’il sera sevré et en âge de travailler, je me débarrasserai de cette fichue bête, et garderai l’ânon.

Il n’y a que ma fille Sarah, la petite dernière, qui la regrettera : elle prétend que l’ânesse est douce avec elle parce qu’elle-même est douce avec la bête ; mais ça, c’est des idées de petite fille.

Aujourd’hui, on est venu me demander de la prêter pour le prophète Jésus de Nazareth ; je lui souhaite bien du plaisir ! Et pour rire un peu j’ai suivi ses amis. Dès le début, l’ânesse a eu l’air de les suivre sans réticence ; arrivée devant le prophète, elle s’est laissée harnacher avec des manteaux, et dès qu’il est monté sur elle, elle s’est mise à avancer d’un pas tranquille, élégant même. On dirait qu’elle a conscience du rôle important qu’on lui fait jouer... et son petit la suit fidèlement.
Il y a une grande foule avec des tambourins, des cymbales, des feuilles de palmier, des fleurs. Ça fait un vacarme assourdissant : les gens chantent, dansent, acclamant le prophète avec des cris de joie. On en ferait pas plus pour un Roi. Mon ânesse défile calmement, comme si elle avait fait ça toute sa vie : ahurissant !

A la fin de la promenade, Jésus me la rend avec un petit sourire : « Tu as là une bonne bête, dit-il ; il est vrai que je suis un fardeau léger et que mon joug est facile à porter. Je l’ai conduite sans brutalité, traite-la bien, elle sera douce et docile. »

Et bien croyez-moi si vous le voulez, mais j’ai allégé sa charge, amélioré sa nourriture, lui ai accordé un peu plus de liberté : elle est devenue parfaite. Alors, c’est le petit que je vais revendre. Je crois que j’ai fait une bonne affaire quand je l’ai achetée.

Ce Jésus, quand même ! Sarah l’a même embrassé. Et, en y réfléchissant, je pense que j’ai un fils aîné avec qui je me dispute souvent parce qu’il n’accepte pas totalement mon autorité : il prétend me donner des conseils, ce blanc-bec ! Je crois que je vais essayer de l’écouter, cela favorisera nos relations, et qui sait ? Ce qu’il dit n’est pas forcément idiot. Exemple : si j’avais entendu Sarah... je me serais évité pas mal d’ennuis.

Comme quoi, une ânesse peut être utile à un âne bâté comme moi.

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Françoise REYNÈS

Laïque mariste († 2011).

Publié: 01/04/2007