La mère de la Samaritaine

Ma fille avait jusqu’ici la plus mauvaise réputation du village ; mais après le passage de Jésus de Nazareth tout a changé. C’est une histoire un peu longue, mais il faut que je vous la raconte.

Quand j’ai eu douze ou treize ans, ma mère m’a placée au palais d’Hérode le Cruel, pour que je devienne danseuse ; ça lui faisait une bouche de moins à nourrir et je n’avais que la danse dans la tête.

Hérode le Cruel... Inutile de vous dire qu’on ne l’appelait pas comme ça au palais, même si on le pensait ; c’était risqué d’être à son service. Pour un oui, pour un non, on était enchaîné, jeté au cachot, torturé, décapité. Mais, je vous l’ai dit, j’avais la danse dans le sang. J’avais à peine quinze ans, quand je me suis aperçue que j’attendais un enfant : le père, c’était un des gardes qui nous surveillait. Je n’avais pas osé lui résister, mais, pour une danseuse, c’était une faute mortelle. Aussi, lors d’une répétition, je me suis arrangée pour me casser salement la jambe, comme s’il s’agissait d’une maladresse. La maîtresse de danse m’a grondée, mais j’ai pu quitter le palais, sur une civière certes, mais vivante.

Je ne suis revenue au palais qu’après l’accouchement, et comme j’étais bonne danseuse, j’ai eu la chance d’être reprise dans le corps de ballet. Les gardes avaient changé, heureusement ; personne ne m’a posé de question.

Quand j’ai été réformée pour cause de vieillesse, j’avais entre vingt-cinq à trente ans ; on m’a donné une indemnité convenable, bien que ce ne soit pas la coutume.

Hérode le Cruel était mort. C’était son neveu Hérode Antipas qui avait été désigné comme roi par les autorités romaines. Il y avait une jeune, Salomé, la fille d’Hérodiade, qui promettait d’être une étoile, mais on s’en méfiait car sa mère ne valait pas cher.

Je suis retournée dans mon village, en Samarie, et j’ai repris ma fille ; elle avait déjà treize ou quatorze ans, et les gens à qui je l’avais confiée ne s’en étaient pas trop occupés. Elle était mal élevée, craignait les coups comme les gosses qui ont été souvent battus, et ne me faisait pas confiance. Elle ne m’aimait pas, me reprochait de l’avoir abandonnée, et de ne pas lui avoir permis d’avoir un père, ce qui était vrai. Et en plus, elle refusait de s’intéresser à la danse. J’ai fait ce que j’ai pu, mais avec l’âge, elle est devenue dévergondée ; on disait d’elle qu’elle avait cinq maris, autrement dit, elle vivait de ses charmes. Et puis un jour, elle était à ce moment là avec un brave garçon qui avait l’air de l’aimer vraiment et elle paraissait plus calme, en allant chercher l’eau au puits, elle est tombée, par hasard, sur un homme qui s’est révélé être le Messie. Elle m’a raconté qu’elle avait, avec son aplomb habituel, engagé la conversation avec lui parce qu’il lui avait demandé à boire. Et de fil en aiguille, après qu’il lui eut rappelé sa situation, elle est revenue au village complètement bouleversée et a engagé les gens de chez nous à aller le trouver. Ils y sont allés ; je suis descendu également. Et nous aussi on a été bouleversés : pourtant il n’était pas samaritain. Mais quand on l’entendait, on oubliait tout, ça devenait un détail sans importance. Il est resté chez nous trois jours, et pas une personne qui n’ait été remuée jusqu’au fond de ses entrailles ; quand il parlait, on avait l’impression qu’il s’adressait personnellement à chacun d’entre nous. Il nous traitait avec chaleur et avec respect ; on était dans la joie. Pourtant, ce qu’il demandait n’était pas spécialement facile à faire : aimer son ennemi, tendre la joue quand on nous frappe, partager avec ceux qui ont faim ; mais il avait une telle autorité tranquille qu’on était d’accord avec lui.

Le village a été transformé après son passage, et ma fille a été considérée comme celle grâce à qui cette transformation heureuse a pu avoir lieu. On lui a pardonné sa conduite passée ; elle a épousé son ami et, aujourd’hui, je suis une grand-mère heureuse. Aussi, quand je récite les psaumes, je termine en disant : « Béni sois-tu, Seigneur Jésus de Nazareth ! Grâce à Toi, mon erreur de jeunesse a été réparée. »

Comme quoi, pour Dieu, rien n’est jamais définitif, perdu ou irréparable.

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Françoise REYNÈS

Laïque mariste († 2011).

Publié: 01/01/2014