Vraiment, cet homme était Fils de Dieu !
Je suis centurion à Jérusalem depuis un peu plus d’un an, et s’il y a un service que je déteste, c’est celui d’assurer l’ordre public pendant les crucifixions. A mon avis, c’est une tâche qui devrait incomber plutôt aux policiers, mais, en Palestine, pour plus de sécurité, l’armée est réquisitionnée. Quand c’est mon tour, j’essaie de me faire remplacer, mais ce n’est pas toujours possible. Et aujourd’hui, manque de bol, je suis désigné, et pas de remplacement éventuel.
Pendant les fêtes religieuses juives, tout le monde est sur le pied de guerre ; il y a foule à Jérusalem et le gouverneur Pilate multiplie les postes de surveillance, ce qui est prudent avec ces Juifs toujours prêts à se révolter contre nous.
Je me suis renseigné, il y a trois hommes à crucifier : deux sont des condamnés de droit commun, voleurs ou meurtriers dont je n’ai jamais entendu parler ; par contre, le troisième n’est pas un inconnu pour moi : mon collègue, le centurion Joseph, de Capharnaüm, m’en a parlé avec enthousiasme. D’après lui, cet homme serait un grand prophète, doué d’un pouvoir tout à fait exceptionnel. Il prétend que cet homme, qui se prénomme Jésus de Nazareth, aurait guéri un de ses hommes, et ce, à distance encore, sans le voir, sans le toucher, avec une simple parole. Je suis un peu sceptique ! Mais si vraiment ce Juif possède une telle puissance, ce serait le moment pour lui de la mettre en œuvre, sinon il va horriblement souffrir. Ce qui est sûr, c’est qu’il a été condamné pour des motifs religieux propres à la religion des siens, et pas pour des infractions pénales. S’il échappe à son supplice, je n’aurai aucune peine à croire à sa puissance, sinon je dirai à mon collègue qu’il a pris ses espoirs pour des réalités, et qu’il ferait bien de revoir sa position.
Quand je le prends en charge, cet homme, il a déjà été flagellé ; il n’est pas beau à voir. Il est sanglant, couvert de crachats, ses cheveux et sa barbe sont collés par la sueur et le sang. Le moins qu’on puisse dire, c’est que sa puissance n’est pas évidente. Pauvre type ! C’est à se demander s’il arrivera vivant au lieu du supplice.
On part. Comme chaque fois, une foule excitée est dense sur le trajet : certains paraissent fous de colère contre lui et l’abreuvent d’injures et de moqueries ; d’autres, surtout des femmes, pleurent, montrant les signes d’une vive douleur.
L’homme avance péniblement, et à plusieurs reprises, il tombe. J’ai donné l’ordre à mes hommes de le relever, sans brutalité, mais il faut les surveiller de près : la violence vis à vis d’un faible, juif de surcroît, est en eux.
Au bout de la troisième chute, je réquisitionne un certain Simon de Cyrène pour prendre en charge le bois de sa croix : ce n’est pas par compassion, mais pour éviter que le condamné ne meure en route.
Sans qu’il s’en doute, je l’observe car il m’intéresse, et je vois qu’il ne réagit pas du tout comme les deux autres. Le premier est plein de haine et de méchanceté : il maugrée, lance des injures à la foule et à mes hommes ; on le sent révolté. Le second avance comme une bête promise à l’abattoir. Lui, ne dit rien. Ses yeux sont tristes, il avance péniblement certes, mais il se dégage de lui une certaine dignité. Dans des conditions pareilles, c’est presque incroyable, et c’est la première fois que je vois un condamné aussi calme. Chaque pas pour lui est une souffrance, cela se voit, mais on dirait qu’il accepte cette souffrance, librement.
Une fois qu’il est hissé avec les deux autres, j’autorise la famille et les proches à venir près du bois. Il y a sa mère, aussi digne que lui. Pauvre femme ! Il y aussi quelques femmes et un ami. Je regarde toujours cet homme : ses lèvres remuent et je l’entends qui prie. Un des condamnés se moque de lui, mais l’autre le rabroue et, autant que faire se peut, se retourne vers le Nazaréen qui lui dit : "Cette nuit même, nous serons ensemble au paradis." Quelle assurance tranquille, quelle majesté !
Beaucoup de passants se moquent encore de lui en invoquant un certain Elie : ils lui disent de descendre de la croix. Il dit : "Père, pardonne leur, ils ne savent pas ce qu’ils font." Et à ce moment-là, il me regarde longuement. Je suis troublé ! Le jour s’obscurcit, bien qu’il soit à peine trois heures de l’après-midi. Il fait presque nuit, et dans un grand cri, il expire.
Et je m’entends dire : "Vraiment, cet homme était Fils de Dieu." C’est plus fort que moi, je crois en Lui. Il faut que j’écrive au centurion Joseph, il faut que je me renseigne sur le message de cet homme. Il était vraiment exceptionnel, hors du commun. Et je me retourne, bouleversé, pour pleurer.
Pour un homme, un militaire en plus, ce n’est pas malin, mais je ne peux pas m’en empêcher.
Laïque mariste († 2011).
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