L’héritage

Mon frère Jonathan a une façon d’interpréter la loi qui ne me convient pas, et qui ne conviendrait à personne, j’en suis sûre.

D’accord, il est l’aîné ; d’accord, il a droit aux deux tiers des biens de notre père, mais cela ne lui donne pas, en plus, le droit de choisir les parts qui lui plaisent, en me laissant le reste. Là, il va bien au delà de la loi. Or, de son vivant, mon père m’avait clairement dit que la Julienne, la vigne qui est à côté du Four, serait mienne. Mais mon frère ne veut rien entendre. Il sait et il admet que notre père m’avait attribué cette vigne, mais il prétend que notre père n’avait pas le droit de léser son droit d’aînesse. Ça, c’est juste (un père ne peut aller contre l’attribution des deux tiers de ses biens à l’aîné) mais le fait de choisir un bien et de me l’attribuer ne lésait en rien le droit d’aînesse de mon frère.

Nous en avons discuté, ou plus exactement nous avons essayé d’en discuter calmement, mais à chaque fois, nous nous mettons en colère, et nous n’arrivons à rien ; nous sommes fâchés. Je sais bien que la Julienne est la vigne où l’on trouve le plus de Jacquet, qui est le raisin qui a le plus d’alcool. C’est aussi le plus fruité, c’est ce qui améliore considérablement notre récolte. Je veux bien qu’on ne considère pas seulement la surface de cette vigne et qu’on lui attribue un coefficient de valeur élevé. Mais mon frère ne veut rien entendre : il veut la Julienne.

Hier, après une ultime entrevue de réconciliation, nous avons décidé d’aller trouver un prophète dont on parle beaucoup en ce moment et qui est justement dans notre région : il s’agit de Rabbi Jésus de Nazareth.

Mais ça n’a rien donné, mais alors là, rien du tout.

Il a déclaré qu’il n’était pas expert en ce domaine, nous a renvoyés au juge et nous a raconté une petite histoire où il était question d’un homme riche qui, pour entreposer ses biens, se faisait du souci, bien en vain, puisque dans la nuit même, il mourait. Nous sommes restés perplexes ! En quoi cette histoire allait-elle nous aider mon frère et moi ? Elle ne nous regarde en rien : mon frère et moi sommes jeunes et nous n’allons pas mourir d’ici peu de temps. Qu’est-ce que vous voulez tirer d’une histoire pareille ? Ce Jésus nous a recommandé d’aller trouver un scribe pour nous départager ; mais mon frère et moi avons suffisamment de bon sens pour penser qu’en faisant cette démarche, nous perdrions beaucoup plus que la Julienne. Les juges ne travaillent pas pour rien, ils sont même hors de prix. Alors, en attendant de trouver une solution satisfaisante, mon frère et moi restons dans l’indivision. Nous travaillons sur toutes nos terres et au moment du partage de la récolte, mon frère prend les deux tiers, et moi le tiers restant. C’est correct !

Ouais ! Si on veut ! Parce qu’en faisant les mêmes horaires que mon frère je travaille plus souvent pour lui que lui pour moi. Faudra que je lui en fasse la remarque. Ça ne pourra pas durer comme ça. Mais la vraie différence c’est que nous ne travaillons plus ensemble, mais chacun de notre côté, et que le soir, à la veillée, nous ne nous réunissons plus comme on faisait souvent du temps de notre père. Et j’ai tendance à trouver que le travail de mon frère laisse à désirer et je sais qu’il pense de même pour moi : hier, il a sagaté et étêté la vigne d’en bas comme un cochon, et ce matin, il m’a reproché d’avoir mal désherbé le plan de carottes. Bref, nous sommes en colère l’un contre l’autre.
Et de plus, vous ne savez pas comme le travail d’une journée est long, quand on est seul dans son champ. Quand mon frère et moi travaillions côte à côte, on parlait de temps en temps, on s’épaulait, on plaisantait, bref, ça passait plus vite. Et c’était mieux fait. Par exemple, pour tailler les oliviers, il vaut mieux être deux, parce que celui qui est dans l’arbre aime bien être guidé par celui qui est en bas. Et pour nos épouses, c’est la même chose : maintenant ma femme m’apporte mon casse-croûte tous les jours, alors qu’avant elle venait un jour sur deux parce qu’elle se relayait avec sa belle-sœur. En plus ma femme est très bonne pour s’occuper des chèvres, les traire et faire le fromage ; par contre c’est ma belle-sœur qui a le coup d’œil pour les poules, les canards et d’une façon générale, toute la basse-cour. Mais nous avons partagé et maintenant, elles ont chacune leurs bêtes à soigner. C’est beaucoup plus astreignant pour elles, c’est sûr !

Ah, misère de misère ! Que c’est bête de ne pas s’entendre, mais je ne peux tout de même pas accepter les quatre volontés de mon frère. C’est lui qui exagère. Je le regarde d’un œil mauvais et il fait de même. Et nos enfants respectifs se disputent. C’est un comble ! J’ai entendu mon fils qui se moquait de son cousin parce que ce dernier lisait mal, alors que lui avait été félicité par le chef de synagogue. Il lui disait : "C’est pas la peine d’être l’aîné, pour être si con !" J’ai grondé mon fils en lui disant que je ne voulais pas qu’il emploie de gros mots ; mais ce n’était pas ça le fond du problème. Il n’y a que nos deux derniers qui ont l’air de ne pas sentir la mauvaise ambiance qui règne dans nos deux familles. Ils continuent à s’amuser ensemble, à se raconter des histoires, à rire ensemble, bref, ils sont heureux, ils s’aiment bien.

Ce matin, je les observais de loin, sur le pas de ma porte et les enviais ; et, levant les yeux, je me suis rendu compte que mon frère en faisait autant, de sa terrasse. Nous nous sommes souri, et mon frère m’a dit : " Vous ne voulez pas venir ce soir pour la veillée ?"
J’ai accepté. Finalement, nous avons passé une très bonne soirée et à la fin, mon frère m’a dit : "Et si on faisait comme avant ? Je prendrai les deux-tiers de la récolte, mais je t’assurerai un salaire pour toi et pour ton épouse puisque vous allez travailler en partie pour moi." J’ai tapé dans sa main, et nos femmes se sont embrassées. Nos petits derniers dormaient déjà, dans les bras l’un de l’autre. Nous les avons emportés avec précaution, sans les réveiller, en les remerciant de nous avoir apporté une solution à un problème qui empoisonnait nos vies.

Peut-être que c’était ça que Rabbi Jésus avait voulu nous dire : la richesse, c’est pas tout, dans la vie. En y réfléchissant, c’est sûrement ça qu’il nous a dit avec son histoire de riche qui mourait dans la nuit sans avoir pu profiter pleinement de ses biens.

La richesse, c’est bien beau, il en faut un peu naturellement, mais rien ne vaut la bonne entente familiale pour être heureux.

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Françoise REYNÈS

Laïque mariste († 2011).

Publié: 01/03/2004