Notre différence est désormais reconnue légitime

La question de la "justification" a, au XVIe siècle, déclenché la crise dont la conséquence fut la rupture de l’unité de l’Eglise occidentale. A une approche qui affirmait que le croyant est juste devant Dieu sur la base de ses œuvres, la Réforme opposait sa conviction du salut sur la base de la foi seule. Ce thème relève, par bien des aspects, d’une autre époque. Pourquoi luthériens et catholiques le reprennent-ils aujourd’hui en signant une “Déclaration commune” à propos de la justification (DCJ) ce 31 octobre 1999 à Augsbourg ?

L’enjeu est plus simple et plus actuel qu’il ne semble à première vue. On peut le saisir en partant de la définition de la personne humaine. A toute époque, la personne a tendance à être comprise sur la base de ses actes : “Je suis ce que je fais.” L’humain est appelé à se réaliser par son action, à exister par ses œuvres dans la vie quotidienne de la société ou dans le domaine religieux. La foi chrétienne renverse cette logique et affirme : “Je fais ce que je suis.” Le message biblique proclame que Dieu aime le croyant et lui donne son identité. Les actes du chrétien ne sont pas le préalable mais la conséquence d’une réalité nouvelle que toute personne est appelée à vivre.

L’opposition entre ces deux logiques existaient au sein même de l’Eglise du XVIe siècle. La différence était séparatrice. Cette séparation est aujourd’hui dépassée. Depuis plusieurs décennies, les communautés chrétiennes locales et les théologiens affirment qu’il y a, sur ce point, consensus entre les traditions chrétiennes : l’Evangile est, en premier lieu, don de la vie. La DCJ constate et entérine cet accord.

La percée opérée par la DCJ ne porte pas tant sur le contenu que sur la démarche de cette déclaration. La nouveauté vient du fait que ce consensus est à la foi affirmé par les synodes des Eglises luthériennes et par le magistère de l’Eglise catholique. Pour les Eglises issues de la Réforme, le passage d’un consensus de théologiens à un consensus d’Eglises a divers antécédents. Dans les dernières années, les relations entre anglicans, réformés, luthériens et méthodistes ont été profondément modifiées par des accords de ce type. Rome, par contre, hésitait à entrer dans pareille démarche entérinant le progrès œcuménique.

La Déclaration d’Augsbourg interrompt cette hésitation. par sa signature, les instances dirigeantes des Eglises catholique et luthérienne reconnaissent réciproquement que dans les deux traditions est enseigné et proclamé le salut en Jésus-Christ. La DCJ n’implique pas encore la célébration commune de l’eucharistie et la pleine reconnaissance mutuelle dans une légitime diversité, mais elle est un premier pas décisif dans cette direction. Bien des obstacles subsistent sur le chemin de l’unité mais ces divergences qui demeurent s’inscrivent sur l’arrière-fond de cet accord majeur. A la condamnation réciproque succède une nouvelle qualité de relation qui ouvre de nouvelles perspectives aux dialogues qui se concentreront dorénavant sur la compréhension de l’Eglise et des ministères.

Luthériens et catholiques ne proposent pas pour autant une compréhension identique du salut. Le consensus n’est pas synonyme d’uniformité. Il ne tolère pas seulement, mais il inclut la différence. Après une affirmation commune et le rappel du témoignage biblique, la DCJ reprend, les uns après les autres, les septs points qui ont été le lieu des condamnations réciproques dans l’histoire. Pour chacun de ces domaines, le document souligne le souci commun, puis présente les options des deux traditions. Il explique, point par point, comment et à quelles conditions les deux approches sont compatibles, comment les choix théologiques différents sont “ouverts les uns aux autres” et participent ainsi à l’accord fondamental. Ce texte demande à être lu sans fausse passion ni réflexe identitaire. On y découvre alors des données étonnantes. Ainsi, à cinq reprises, les luthériens exposent leur conviction grâce à des formules explicitement condamnées par le concile de Trente au XVIe siècle. Les catholiques ne reprennent certes pas ces formulations à leurs compte, reconnaissent à présent la légitimité de cette approche. Les condamnations passées ne concernent plus le partenaire actuel. Inversement, les catholiques insistent davantage sur les œuvres comme conséquence de la foi, en des termes qui ne sont pas luthériens pour autant, mais que la tradition luthérienne peut reconnaître comme une traduction légitime de la foi en Christ.

Cette démarche, qui n’a rien à voir avec un faux compromis ou une politesse œcuménique, est nouvelle dans le dialogue entre le protestantisme et le catholicisme. Elle devra ultérieurement faire ses preuves dans d’autres domaines. Il n’en demeure pas moins ceci : Rome peut concevoir qu’une même vérité de foi peut être rendue en d’autres termes que les siens. C’est d’ailleurs cette nouvelle ouverture à l’altérité qui explique certaines réticences de la première réponse romaine, qui provoqua l’’“annexe” de 1999, une annexe qui ne revient en rien sur cet acquis définitif, non seulement pour les protestants, mais aussi pour de nombreux catholiques.

Pour le moment, Rome ne peut pas encore affirmer la pleine légitimité des Eglises luthériennes. Mais la reconnaissance mutuelle ne relève plus de la seule utopie. L’unité de l’Eglise n’exige pas le dépassement des différences, mais la transformation de leur nature. Elles doivent perdre leur caractère séparateur pour participer au consensus qui met un terme aux condamnations passées. La DCJ est la traduction concrète de cette conviction œcuménique.

L’histoire de la réception de la Déclaration dans les Eglises luthériennes, en particulier au niveau de la théologie universitaire allemande, montre que cette ouverture à la différence légitime n’est pas aussi évidente en protestantisme qu’il n’y paraît à première vue. La plupart des critiques de la DCJ constatent que les catholiques ne sont pas devenus luthériens. Leur analyse est juste. Faut-il pour autant regretter ce fait et faire l’apologie de la seule approche luthérienne ?

La question de l’identité contemporaine du protestantisme se pose : la question n’est pas posée dans un sens identique, car la DCJ ne remet pas en question les convictions réformatrices. Elle souligne, bien au contraire, la pertinence et l’urgence de traduire l’accord sur le salut dans toute pratique et toute vie ecclésiale. Elle révèle cependant un talon d’Achille du protestantisme : sa difficulté à dépasser les seules références du XVIe siècle et à dire, d’une même voix et à frais nouveaux, sa conviction et sa spécificité dans le concert des Eglises chrétiennes mondiales.

Aux niveaux français et européen, on regrettera que la Déclaration d’Augsbourg n’inclue que la famille luthérienne, et non les autres traditions issues de la Réforme : le fait que, dans les autres continents, la communion entre luthériens et réformés n’est pour le moment pas donnée, explique cela. On ne saurait s’en contenter. Il est hautement souhaitable que, dans un proche avenir, ce premier accord soit étendu à l’ensemble des Eglises protestantes, y compris la Communion anglicane.

Il faut, enfin, regretter que cette signature intervienne à un moment où un certain catholicisme remet malencontreusement à l’ordre du jour la pratique des indulgences. Cette pratique contredit la Déclaration sur la Justification. de nombreux croyants et théologiens catholiques partagent l’indignation protestante. La DCJ fonde un nouveau partenariat avec le catholicisme. Un partenariat s’engage. Il inclut l’interpellation fraternelle sans fausse concession, au nom de la seule vérité de l’Evangile.

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André BIRMELÉ

Pasteur luthérien, professeur à la faculté de théologie protestante de Strasbourg, France

Publié: 30/10/1999
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