La parole, alliée du désir

Face à l’image médiatisée d’une sexualité facile et omniprésente, la découverte et l’expérience au quotidien de la vie de couple ne se révèlent pas aussi simples. La parole et la communication jouent un rôle déterminant.

Parmi les éléments de la construction, parfois difficile, de notre humanité et de notre bonheur, il y a cette part riche et complexe que constitue la sexualité. Une part qui est loin d’être simplement quelque chose de "naturel" que chacun gère comme il peut ou comme il "sent". Il nous faut regarder en face l’étonnant paradoxe d’une sexualité que nous ne maîtrisons jamais totalement, mais qui demeure un des lieux privilégiés de l’exercice de notre liberté.
La sexualité ne se réduit pas au sexe

Rappelons d’emblée la nécessaire distinction, banale mais fréquemment oubliée, entre sexualité et génitalité ou, dit autrement, entre sexualité et sexe. Dans le langage courant, le sexe - la génitalité - concerne le champ de l’exercice des organes génitaux et du plaisir ainsi procuré. Plus largement, la sexualité se manifeste dans tout ce qui fait la vie des hommes et des femmes depuis leur conception, où s’écrit dans la rencontre chromosomique l’identité biologique, jusque dans les expressions les plus diverses du désir et du plaisir qui prennent corps dans le couple, la famille, les groupes sociaux mais aussi dans l’art, la religion ou la politique. Toute l’existence humaine est sexuée (et non sexuelle).

Si la sexualité s’inscrit dans l’intimité de toute personne, elle ne demeure pas pour autant dans le domaine privé, même si, aujourd’hui, on aurait tendance à l’y cantonner. La sexualité traverse l’horizon de toute société humaine à travers les moeurs, les lois et les mentalités et façonne, en tissant des relations entre personnes et entre générations, les liens sociaux.

Un des mots qui émergent ces dernières années dans les analyses de ce que vivent nos contemporains est celui d’incertitude. La famille et même l’individu sont qualifiés "d’incertains". Ce qualificatif n’est pas un jugement de valeur, mais exprime l’indétermination des personnes face aux bouleversements dont l’institution familiale fait l’objet depuis une trentaine d’années, et face au poids d’un subjectivisme croissant qui laisse l’individu seul dans son discernement moral devant les grandes décisions de l’existence. Incertaine, la sexualité l’est sans doute aussi : elle n’échappe pas à l’air du temps, au contraire elle est l’un des symptômes les plus parlants de ce qui se joue entre les hommes et les femmes dans leur quête d’aimer et de donner sens à leur vie.

Depuis les années 1970, la sexualité cesse d’être le domaine très secret - si ce n’est suspect - dont on ne parlait qu’à son médecin ou à son confesseur. Elle n’est plus un sujet tabou ; il est possible d’aborder ouvertement cette question qui, lorsqu’elle est tue ou cachée, devient pesante et même source de souffrance. Cette libération de la parole sur la sexualité et cette volonté d’en comprendre les enjeux s’accompagne d’un processus plus large de changement des mentalités. Les repères moraux sont remis en question, le couple et la famille se vivent sous de nouvelles modalités, le rôle de l’homme et de la femme se modifie, le mariage cesse, pour une part, d’être le cadre institutionnel de la sexualité, l’homosexualité, longtemps clandestine, apparaît au grand jour.

Sexe et commerce font bon ménage

De la sexualité au sexe, le passage est vite fait : longtemps censuré ou interdit, le sexe prend le devant de la scène, en particulier à travers la publicité et les médias. Sexe et commerce font bon ménage pour susciter le désir du consommateur, et les corps se dénudent pour vanter les charmes d’une voiture ou la virilité d’un parfum. On assiste à une érotisation de la société qui, au-delà de toute pudibonderie, tend, à travers le monde visuel, à construire et à exacerber le désir sexuel dans l’ordre unique du voir. L’oeil remplace le coeur et... la raison. Outre le risque d’assimiler le réel à l’image, se déploie alors une vision réductrice de la sexualité tendant à assimiler l’autre au statut de simple objet sexuel, au détriment d’une sexualité plus riche et plus humanisante, source de relations de réciprocité avec l’autre. Entre ce qu’on voit et ce qu’on vit - ou ce qu’on voudrait vivre -, la distance est grande, et le sexe omniprésent rend souvent caduque la "libération" sexuelle à laquelle beaucoup aspiraient.

Face à cette image médiatisée d’une sexualité facile, la découverte et l’expérience au quotidien de la vie de couple ne se révèlent pas aussi simples, comme en témoigne, par exemple la profusion actuelle d’ouvrages pour résoudre les difficultés rencontrées entre hommes et femmes dans l’équilibre du couple. Dans les préparations au mariage, on remarque aussi la difficulté de certains conjoints à percevoir les différences d’expression entre l’homme et la femme dans tous les domaines, y compris la vie sexuelle.

Il est parfois difficile de s’en parler. D’autant qu’au-delà des mots, la sexualité est appelée à devenir langage... langage d’une caresse ou d’un sourire... langage d’amour... langage des corps qui dit le don de soi à l’autre. Faut-il encore que ce langage soit entendu et compris par l’autre et que la relation sexuelle ne soit pas la simple juxtaposition de deux désirs !

Pas d’histoire d’amour sans parole

Dans le récit biblique de la création, l’homme se met à parler pour la première fois lorsqu’il découvre la femme, comme si la rencontre de l’autre - dans sa différence et sa proximité - permettait le surgissement de ce qui fait le propre de notre humanité, la parole. Si la quête du plaisir structure le désir, l’accès à la parole donne son poids d’humanité à la recherche de jouissance : le sexe sans parole est totalitaire et aveugle, mais la parole fait sortir de l’ombre l’autre souvent injustement oublié dans la quête de plaisir. La parole, reconnue et partagée, convertit alors la force du désir (désir sexuel mais aussi désir d’argent ou de pouvoir) en capacité d’aimer, faisant advenir respect et reconnaissance de l’autre face à la violence qui travaille le coeur de l’homme. Il n’y a pas d’histoire d’amour sans parole et le simple "je t’aime" dit à la fois tout et rien : tout, parce qu’il exprime le désir profond de recherche de l’autre, de connaissance de l’autre, d’une donation amoureuse à l’autre ; rien ou presque, si les mots ne sont pas habités par la volonté de tenir la parole donnée, s’ils ne prennent corps à travers le travail patient du temps. Si les mots s’usent, la parole ne s’use pas. Elle peut être l’alliée la plus fidèle du désir sans cesse renaissant du coeur de l’homme.

Dans notre monde de communication en tous genres où le téléphone portable devient parfois le compagnon le plus fidèle, la construction du couple invite à entrer dans un type de langage autre que celui de la technique. La rencontre de l’être aimé, souvent qualifiée de "coup de foudre", survit à l’immédiateté des sentiments grâce à l’apprentissage, parfois long et délicat, d’une volonté commune de bâtir jour après jour la relation à l’autre. Ainsi la vie du couple grandit lorsque la parole et le corps apprennent progressivement à se conjuguer non pas dans une simple complémentarité, mais dans la recherche d’une harmonie qui sonne juste pour chacun et manifeste la vérité de l’amour. La communion - la complicité, diraient certains - au sein du couple n’est possible que lorsque, peu à peu, la communication s’installe pour de bon. La parole fait advenir chacun à soi-même et à l’autre. Quand elle est vraie, la parole est clairière où chacun ose sortir, et s’exposer en pleine lumière.

L’amour a besoin de se dire... et c’est sans doute dans la qualité du dialogue que s’enracine le plus profondément la solidité du couple. Quand l’un ou l’autre étouffe - silencieusement ou ouvertement - dans l’impossibilité de s’exprimer en vérité, les fondations du couple vacillent. Face aux difficultés que rencontrent nombre de couples aujourd’hui, il faut sans doute nous interroger sur la manière dont les jeunes acquièrent ou non une capacité à parler, à relire leur histoire, dans le domaine affectif mais aussi dans toute leur existence. La vie de couple se prépare bien avant la rencontre du conjoint.

Le sens, plutôt que la norme

Contrairement à des idées répandues, le vent de "libération" des moeurs n’a pas emporté la recherche de valeurs morales. Les enquêtes montrent que le comportement sexuel des français depuis 30 ans s’est peu modifié. La famille et la fidélité dans le couple demeurent, dans les sondages, en tête du "Top 50" des valeurs de nos contemporains. Finalement, la sexualité n’est peut-être pas si incertaine. Ne serait-ce pas plutôt la parole sur la sexualité qui demeure incertaine ? Aujourd’hui, il paraît difficile pour beaucoup de recevoir une parole extérieure (politique, philosophique ou religieuse) qui pose des normes, et même des repères, sur la sexualité. La sexualité est une affaire personnelle, privée. La morale - ou l’éthique - ne fait pas peur, à condition qu’elle vienne de chacun. Cependant, quand la réflexion devient laborieuse, face aux aléas d’une sexualité parfois lourde à vivre ou face à la dureté des événements, l’individu se retrouve seul face à la recherche d’un chemin dans le méandre complexe de ses désirs, de ses devoirs, de ses droits. Emerge alors une question plus radicale, plus profonde, qui ne résout rien concrètement, mais qui peut apporter un éclairage fécond : la question du sens de la sexualité.

La question du sens est plus recevable dans la société actuelle que, d’emblée, la formulation de normes ; ce qui n’exclut pas celles-ci mais les positionne de manière seconde (ce qui ne signifie pas secondaire). Poser et accueillir le sens, surtout de la sexualité, ne peut se faire sans l’autre, ni sans les autres. Les normes viennent après, dans le choix de ce qui est cohérent ou non avec le sens posé, c’est-à-dire avec ce qui est bon ou mauvais pour chacun et pour tous. Il s’agit d’un défi important, non pas seulement pour les confessions religieuses, mais aussi pour la classe politique, les législateurs et les dirigeants économiques. Les enjeux de la sexualité sont trop importants pour le bonheur de l’homme et l’avenir de la société pour que chaque individu soit condamné à en porter seul la question du sens. Le désir d’aimer et d’être aimé s’inscrit dans une responsabilité partagée où chacun est responsable vis-à-vis de lui-même, de l’autre, de la société. C’est sans doute le chemin pour une parole moins incertaine.

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Luc CRÉPY c.j.m.

Professeur de théologie morale à l’Institut catholique de Paris.

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Publié: 31/08/2003
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