Euthanasie : la nausée des soignants
Comment peut-on décemment proposer aux malades d’arrêter leur coeur pour soulager leur souffrance en ce début de 21ème siècle ? Comment cette revendication pourrait être portée par la patrie des droits de l’homme et des lumières ? Comment un des grands partis politiques français a-t-il pu valider officiellement cette option d’un autre âge ? Pourquoi certains candidats à l’investiture suprême sont-ils rentrés dans une telle logique ? Nous, soignants, qui vivons dans notre quotidien la souffrance et la mort et qui avons fait de nos vies professionnelles un engagement de solidarité en avons la nausée.
Légaliser l’euthanasie serait inutile car la loi du 22 avril 2005 relative au droits des malades en fin de vie apporte des réponses pour la résolution de la très grande majorité des difficultés rencontrées en fin de vie. Elle impartit aux médecins de respecter les choix de la personne malade et de l’informer des conséquences de ses décisions. En interdisant toute forme d’acharnement thérapeutique et en imposant une prise en charge de la souffrance tant psychique que physique par l’administration de soins et de traitements appropriés - même au prix d’un raccourcissement de la durée de la vie - elle s’attaque aux vrais problèmes. En exigeant du corps soignant, pour le cas où le malade serait devenu incapable d’exprimer sa volonté, de prendre en compte ses souhaits exprimés dans ses « directives anticipées » ou par sa « personne de confiance », en imposant une décision collégiale, un second avis médical et la transparence de la décision ainsi que son inscription dans le dossier médical avec ses motifs, la loi institue une nouvelle forme d’éthique de la responsabilité médicale, tout en ne tombant pas dans le piège d’une procédure qui aurait culpabilisé les proches.
Légaliser l’euthanasie serait dangereux pour différentes raisons. D’abord, un dispositif qui procurerait la force de la loi à l’un pour tuer l’autre, fût-ce à sa demande, porte en lui-même des dérives inéluctables. L’examen de la situation des pays européens qui ont légalisé l’euthanasie met déjà largement en évidence ces dérives : mise à disposition de « kit euthanasie » en pharmacie et euthanasie de patients dépressifs en Belgique ; suicide assisté de schizophrènes ou de patients victimes d’une erreur diagnostique et dérives mercantiles en Suisse ; volonté d’élargir l’euthanasie aux patients « souffrants de la vie » et pratiques d’euthanasies en dehors de toute demande aux Pays-Bas. Pourquoi la France éviterait-elle ce que ces pays ne sont pas parvenus à contrôler ? Comment peut-on être assez naïf pour croire que des critères dits de « minutie » pourraient nous prémunir de ces dérives, surtout lorsque l’on sait que ces critères ne sont vérifiés qu’une fois que le patient est décédé, c’est-à-dire tragiquement trop tard. Banaliser le suicide représenterait ensuite une erreur magistrale sur le plan de l’histoire familiale qui façonne chacun d’entre nous. Cette erreur se payera dans une ou deux générations par une augmentation des suicides réussis chez les jeunes, tant sont puissants les phénomènes de répétition transgénérationnelle dans le psychisme humain. Ce débat accentue d’ailleurs immanquablement la charge morbide qui règne dans notre société. On peut sans doute en observer déjà les effets par la progression de 6 % du nombre des suicides réussis que l’on constate dans la tranche des 30-60 ans depuis 2001. Enfin, ces options renforcent la vulnérabilité des plus faibles et mettent en danger les valeurs les plus essentielles du soin. Pour finir, ce discours est probablement déjà obsolète. On peut dès maintenant faire l’hypothèse que les trois pays européens qui ont légalisé ou dépénalisé l’euthanasie sous une forme ou sous une autre feront marche arrière dans les dix ans qui viennent. On en sent déjà les prémisses dans le débat public aux Pays-Bas où l’on prend conscience des glissements progressifs qui s’opèrent depuis la mise en place de la loi.
Comment a-t-on pu en arriver là ? Apporter une réponse à cette question n’est pas chose aisée. Pourquoi ce mouvement est-il né en Europe occidentale ? Pourquoi en revanche ces questions n’ont jamais été posées sous cette forme, ni des réponses aussi simplistes proposées dans d’autres cultures que la nôtre : en Amérique du Sud, en Asie ou dans le Maghreb par exemple ? Il faudrait aussi sans doute s’interroger sur les relations profondes, qui existent entre la revendication actuelle d’une légalisation de l’euthanasie et l’histoire génocidaire de l’Europe pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le fait que la première légalisation de l’euthanasie soit intervenue aux Pays-Bas et que 80 % des actes d’euthanasie pratiqués en Belgique le soient chez les Flamands n’est sûrement pas neutre. Ceci renvoie à la psychopathologie et à l’histoire des peuples, et justifierait l’engagement de recherches approfondies.
Pour ce concerne notre expertise, on peut proposer la conjonction de trois phénomènes : la disparition quasi complète de la représentation de la mort de notre société, l’orchestration diabolique d’une instrumentalisation aux multiples visages et des arrières pensées économiques nauséabondes.
Il ne fait plus bon mourir dans notre société. Mourir est devenu indécent. Mourir doit se passer dans un milieu confiné, à l’hôpital, dissimulé au regard de l’autre, comme si la mort devait être niée. La grande majorité des jeunes n’ont jamais vu un mort. La plupart des jeunes n’ont jamais accompagné un mourant. Les malades meurent souvent seuls dans l’anonymat de l’hôpital. Comment nos concitoyens peuvent-ils encore appréhender ce sujet difficile en de telles conditions ? Dans ce contexte, la proposition qu’il leur est fait de « zapper » cet épisode douloureux au plus vite leur apparaît sans doute comme une alternative crédible. Est-ce là vraiment un chemin de vie ?
L’instrumentalisation aux multiples visages que l’on a évoquée saute aux yeux, même pour les observateurs les plus condescendants. Elle est le fait d’organismes disposant de très importants moyens financiers. Une association comme l’Association pour le droit de mourir dans la dignité France (ADMD) emploie 7 personnes à temps plein pour faire la promotion de ses thèses !
Instrumentalisation de la détresse des malades d’abord, puisque l’on cache une revendication qui a pour objet essentiel de créer un droit à la mort derrière une soi disant solution au problème de la souffrance. Cette forme d’instrumentalisation a été portée jusqu’à la caricature par la « manipulation » dont Vincent Humbert et sa mère ont été les victimes. Comment ne pas tenir compte du témoignage de la mère de Vincent, publié par Le Parisien du 6 mars 2007, qui affirme que Jean Cohen, ancien président de l’ADMD, lui a donné des « conseils » lorsqu’elle était à Berck-sur-mer ? Médicalement, on s’interroge. Comment ce jeune homme, victime d’un traumatisme crânien sévère et ayant fait plusieurs mois de coma, porteur de séquelles qui telles que décrites dans son livre ressemblent à un atteinte motrice sévère et bilatérale d’origine centrale associé à une cécité corticale, a-t-il pu écrire un livre qui reprend tout des thèses de l’ADMD ? En pathologie traumatique crânienne, ce type de séquelles est toujours associé à une dysfonction cognitive plus ou moins sévère. Comment expliquer que ce livre ait été mis en librairie le 25 septembre 2003, le lendemain de l’acte d’euthanasie pratiqué par sa mère, 3 ans jour pour jour après son accident ? Pourquoi Vincent a-t-il toujours été présenté comme tétraplégique aux yeux du grand public alors qu’il n’a jamais eu de lésion médullaire ? Comment ne pas penser, même avec la plus grande bienveillance, qu’il n’y a pas eu là finalement instrumentalisation d’une détresse ? Cette enquête aurait pu relever de la justice si la juge qui instruisait cette affaire en avait mieux compris les tenants et aboutissants. Elle reste à faire et est maintenant du ressort du journalisme d’investigation car la vérité est due aux Français qui se sont fortement investis émotionnellement et à juste titre dans cette histoire tragique.
Instrumentalisation de l’opinion, lorsque l’on produit en permanence des sondages falsifiés et de surcroit financés par ses partisans pour justifier la revendication euthanasique. Il ne faut pas demander aux Français s’ils veulent mourir sans souffrance. Qui ne répondrait pas « oui » à une telle question ? Il faut demander aux Français s’ils préfèrent mourir brutalement d’une injection létale, à l’heure qui conviendra le mieux à ceux qui restent, avec le risque que cette mort finisse pas leur être imposée ou s’ils préfèrent mourir tranquillement entourés des leurs et soulagés de leurs souffrances, à une heure qui n’est par essence déterminée par aucune considération pratique.
Instrumentalisation de l’opinion publique quand la remise du Livre blanc de l’ADMD et la publication d’un manifeste ont été programmés quelques jours avant le procès de Saint-Astier (à Périgueux), dont les défenseurs de l’euthanasie voulaient faire une tribune et qui a finalement tourné en fiasco médiatique pour eux. Fiasco car il a clairement mis en évidence que c’est la détresse et la solitude des soignants, qui ont conduit à l’acte d’euthanasie faisant l’objet du délit pénal. Fiasco aussi car ce procès d’assises a mis en exergue la sagesse du jury populaire, représentant du peuple, ce peuple dont les défenseurs de l’euthanasie se réclament et qui pourtant a fait le choix le plus équilibré que l’on pouvait attendre. Instrumentalisation de l’opinion publique encore quand on présente la légalisation comme la solution à la souffrance extrême, alors que tous ceux qui défendent cette option savent pertinemment que l’injection létale, censée être salvatrice, n’est réalisée dans tous les pays qui ont légalisé ou dépénalisé l’euthanasie qu’après des délais de rétractation d’une quinzaine de jours, incompatibles avec le traitement de cette même souffrance.
Mensonge par omission, quand on oublie de parler ou même d’évoquer la misère de certains conflits familiaux et la petitesse de l’homme dans certaines circonstances. Omission fatale quand on ne dit pas que les actes d’euthanasie créent invariablement des deuils pathologiques chez les survivants. Oubli tragique quand personne n’évoque la détresse et les traumatismes que ces actes d’euthanasie entraînent sur ceux qui les pratiquent. Manipulation encore, quand on ne met pas en avant le fait que la loi du 22 avril 2005 aurait donné raison à Piergiorgio Welby en Italie ou plus récemment à Inmaculada Echevarria en Espagne dans leur demande d’arrêt du respirateur qui les maintenait en vie. Manipulation toujours, quand on fait croire au peuple qu’une loi légalisant l’euthanasie serait de nature à renforcer sa liberté, alors que dans la réalité, une telle loi dérivera inéluctablement, même avec les meilleures garanties possibles, vers des euthanasies non choisies, non demandées et qui seront utilisées comme vecteurs de régulation économique.
Instrumentalisation de celles et de ceux qui ont fait de la légalisation de l’avortement leur combat quand la stratégie délibérément choisie est de mettre en parallèle l’euthanasie et l’avortement. Ce sont deux domaines qui n’ont pourtant strictement rien à voir. Qui peut décemment soutenir que la légalisation de l’euthanasie est un enjeu de santé publique comme l’étaient les conséquences des avortements clandestins avant 1974 ? Va-t-on avoir le culot de nous expliquer que le mal-mourir est dû à l’absence de légalisation de l’euthanasie ? Va-t-on avoir l’indécence de nous affirmer que l’euthanasie est la solution à la solitude de la fin de la vie ?
Instrumentalisation de la place du soignant, quand on veut lui faire réaliser l’injection létale. Mise en position d’abus de pouvoir potentiel évident, quand on veut, s’agissant d’une décision aussi radicale et irréversible, qu’il concentre entre ses mains toute la chaîne décisionnelle, du recueil du témoignage jusqu’à l’action elle-même. Ceci serait l’équivalent d’une justice où l’officier de police judiciaire, le juge d’instruction et le magistrat ne seraient qu’une seule et même personne. Qui voudrait d’une telle procédure ?
Aux politiques, nous demandons de garder la tête froide. Vous êtes en charge de fixer la norme sociale qui régit la vie en société. La loi a pour vocation de poser des règles générales et non de résoudre des situations singulières, extrêmes et exceptionnelles. Vous ne pouvez ni ne devez vous substituer à l’intimité et à la singularité de la relation médecin-malade. Vous ne devez pas légiférer à chaud, sous l’impulsion d’affaires aux fortes connotations émotives et affectives. Vous n’avez pas le droit, dans la position que vous occupez, d’avoir la naïveté de penser que vous contrôlerez la pratique et l’usage d’une telle loi par des formulaires administratifs dont on remplirait après coup les cases par « oui » ou par « non ». C’est bien mal connaître les réalités humaines. Ne vous laissez pas abuser par ceux qui tentent de vous faire croire que cela fait moderne que d’être pour la mise en place d’un suicide légalement assisté. Quelle sera la réaction du corps social, lorsqu’il sera devenu évident qu’il ne s’agissait finalement que d’organiser la distribution de pilules mortifères ? Quelle serait votre propre réaction si cette procédure devait être organisée dans vos mairies ou dans vos permanences électorales plutôt que par l’intermédiaire des professionnels de santé ? Ne vous laissez pas abuser par la dictature de sondages d’opinions manipulatoires.
À nos concitoyens, nous disons qu’une loi légalisant l’euthanasie irait contre la défense de leurs intérêts. Nous répétons qu’il s’agit d’un combat dogmatique d’arrière garde. Les enjeux modernes de la prise en charge de la fin de vie sont ceux de l’accompagnement et de la proportionnalité des soins. Nous affirmons que ce n’est pas d’une nouvelle loi dont nous avons besoin mais d’un changement de culture médicale qu’impose dorénavant la loi du 22 avril 2005. Nous affirmons que jamais nous, soignants, ne vous abandonnerons au seuil de votre vie.
Aux médecins, nous recommandons de s’interroger sur la notion d’abus de pouvoir auquel notre profession est constamment exposée. Nous leur demandons de se souvenir des dérives tragiques que la médecine européenne a connues dans l’Allemagne hitlérienne. Nous rappelons que le programme Aktion T4, qui a conduit au massacre de 75.000 handicapés sévères après le début de la guerre, a été coordonné et exécuté par des médecins zélés qui avaient fini par se croire investis d’une mission de purification raciale. Nous rappelons aussi que les procédures d’extermination massive par les gaz ont été mises au point par ces mêmes médecins avant de servir à la Solution Finale. Plus proche de notre époque, nous vous demandons de vous souvenir que la stérilisation forcée de femmes handicapées a été menée par des médecins suédois jusqu’en 1976 ! Vous, comme nous, savez que nous agissons sur l’homme dans son intimité et que ceci nous donne des devoirs qui engagent le sens même de notre action.
Aux adhérents de l’ADMD, nous demandons d’approfondir leur réflexion s’agissant de leur soutien à cette association. Aux quelques irréductibles qui revendiquent que la société leur fournisse les moyens de se suicider, nous répétons que tuer n’est pas un acte médical et n’en requiert aucune compétence. Allez jusqu’au bout de votre démarche et exigez de vos élus qu’ils vous fournissent les pilules mortelles que vous revendiquez ! Pour la majorité silencieuse, qui redoute plus que tout de mal mourir, nous recommandons d’obtenir un changement des statuts et des objectifs de votre association ou de fuir ces dirigeants qui vous trompent, lorsqu’ils revendiquent en votre nom un droit à mourir. Ceci n’est pas votre combat. Ouvrez les yeux. Exigez de votre association qu’elle milite pour qu’ensemble nous puissions trouver un meilleur ajustement de l’intensité des soins, pour qu’ensemble nous puissions développer une meilleure expertise du pronostic des pathologies neurologiques, pour qu’ensemble nous puissions donner corps au concept de proportionnalité des soins, qui est l’enjeu médical le plus important du monde occidental pour ce siècle qui débute.
Médecin anesthésiste-réanimateur.
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