Les chrétiens et l’argent

"Là où est ton trésor, là aussi est ton coeur"
(Mt 6,21)

L’argent est un sujet délicat, explosif. Chacun en fait l’expérience pour soi-même et dans sa famille. Les héritages sont souvent un de des moments où se manifeste le danger "diabolique" de l’argent. Diabolique au sens propre ; car le "diabiolon" est ce qui désunit. Sacha Guitry, paraît-il, affirmait qu’une famille heureuse est une famille qui n’a pas hérité.

Dans la dynamique du Jubilé, nous faisons un effort pour que la solidarité s’inscrive dans des gestes où l’argent tient le premier rôle. La campagne pour l’annulation de la dette des pays les plus pauvres n’a pas développé toutes ses potentialités. Il faut aller plus loin, non seulement dans les montants en jeu, mais aussi dans le suivi sur le terrain.

Le point de repère du rapport chrétien à l’argent est cette phrase paradoxale de l’Evangile : " Faites-vous des amis avec le malhonnête argent" (Luc 16,11). Cette affirmation qui conclut la parabole de l’intendant infidèle cristallise la mauvaise conscience des chrétiens. Formule paradoxale, car l’argent est reconnu "faux" ou "malhonnête ", et l’on prétend en même temps que, avec ce moyen immoral, on peut se faire des amis ! L’expérience montre souvent que les amis que l’on se fait avec de l’argent sont de faux amis. Ce qui conduit à une réinterprétation tant de la parabole que de la place de l’argent dans la tradition chrétienne

Réinterprétation d’autant plus urgente que l’argent désigne un problème de société très actuel. Face aux difficultés de trouver du travail pour chacun, se font jour de plus en plus précises des propositions qui, sous diverses dénominations : revenu d’existence, revenu de citoyenneté, impôt négatif proposent de fabriquer du lien social avec de l’argent distribué également à chacun, quelle que soit sa contribution à la richesse nationale. Ce qui provoque des grandes discussions pour savoir si l’on peut remplacer le travail par l’argent, comme fondement du lien social et ressort de la vie en société.

Les religions, notamment les religions de l’incarnation, qui ne séparent pas la pratique rituelle du croyant de sa pratique sociale, et spécialement la religion catholique qui souligne la dimension communautaire de la foi, ne peuvent pas ignorer le fonctionnement de l’argent dans nos sociétés monétarisées.

C’est ce point de vue religieux qui nous guidera. Non pas que nous ignorons les dimensions politiques, sociales, économiques et financières de l’argent, la corruption, la spéculation, les crises ; mais parce nous sommes persuadés que l’ignorance de la dimension religieuse biaise le regard sur ce problème de société.

1) Deux traditions religieuses

1.1) Les traditions juives

Tous les penseurs juifs ont souligné ce qui semble paradoxal : l’accumulation des richesses entre les mains des patriarches.

En 1998, participant à une série de conférences sur le thème de la spiritualité et du management, dans le cadre de l’Université Paris-Dauphine, le rabbin Riveline, qui est aussi professeur d’économie à l’Ecole des Mines de Paris, rappelle quatre principes juifs touchant l’argent :
 La sainteté est compatible avec la richesse. Mieux, le travail productifs est une obligation religieuse. On peut évoquer le quatrième commandement concernant à la fois le repos du sabbat... et l’obligation de travailler durant six jours. " Durant six jours, tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage ; mais le septième jour est un jour de chômage consacré à Dieu " (Ex 20). L’histoire juive est remplie de saints hommes qui ont eu à coeur de concilier étude de la Torah et travail productif. Maïmonide était médecin. Et certains soulignent que le travail de la finance a pour avantage de laisser beaucoup de temps pour l’étude de la Torah.
 Le devoir du riche est de donner au moins 10% de sa richesse au pauvre, mais jamais plus de 20% Le rabbin professeur Riveline commente ainsi : "Lorsque le riche donne moins, il est considéré comme un voleur [...]. Au-delà de 20% de don, le riche mettrait alors sa fortune en péril. Or s’il est riche, c’est parce qu Dieu lui a confié la gestion du monde pour une part plus grande que les autres et il n’a pas le droit de se dérober à cette mission. "
 Le riche ne doit pas abuser de la faiblesse de son partenaire. Cela est vrai dans le prêt à intérêt comme dans tout commerce.

1.2) Les traditions chrétiennes

1.2.1 Chez les catholiques

Dans la tradition catholique, saint Thomas d’Aquin mettait une condition à l’argent comme facteur d’humanisation ; il rappelait ce principe général sans lequel l’argent est facteur de division et de violence, la destination universelle des biens. Dans la ligne de la morale sociale catholique, la propriété privée n’est défendue que dans cet esprit. Nous ne sommes propriétaires, c’est-à-dire nous avons le "domimium" sur une part de richesse que pour exercer une responsabilité personnelle envers tous. C’est aux antipodes de la notion de propriété qui en fait un pouvoir souverain irresponsable.

1.2.2. Chez les protestants

Cet esprit de retrouve dans le courant protestant qui veut que l’enrichissement est légitime dans la mesure où il contribue au développement nécessaire de la communauté. Dans cet esprit, le riche ne peut pas se dérober à sa responsabilité de développer par son travail la richesse qui profitera à chacun. Le sociologue Max Weber a développé une thèse séduisante selon laquelle les commerçants calvinistes de Londres aveint trouvé dans le succès de leurs affaires le signe de la prédestination gratuite de Dieu. Du coup, ils avaient vu une congruence entre l’esprit du capitalisme et l’éthique puritaine. Pour autant que la thèse soit vraie, elle ne peut être servie à la gloire du protestantisme qu’autant que l’on admet le rôle positif du capitalisme.

Cette justification chrétienne de l’argent, voire de l’accumulation, au nom de la communauté, remonte, nous le voyons, à la tradition juive.

C’est parce que c’est un grand moyen de liberté que l’argent est en même temps un grand moyen d’oppression.

Dans cette lumière, les images de Léon Bloy, qui dit que l’argent, c’est le sang des pauvres, ou les racines hébraïques qui rapprochent le désir (KaSsaf) et l’argent (KaSsef), forment le socle solide pour appuyer une pratique chrétienne de l’argent qui ne soit ni idéaliste, ni sentimentale, ni peureuse.

2) Discernement spirituel

Notre comportement personnel vis-à-vis de l’argent peut être éclairé, non seulement par les principes tirés de l’Ecriture, mais également par la façon dont nous lisons l’Ecriture. Chacun a s façon de lire l’Ecriture : soit pour justifier ses actions, soit pour les remettre en question. Si l’on veut justifier le gain, , on rappelle que les richesses sont une bénédiction divine ; si l’on veut justifier la pauvreté, on souligne que les pauvres sont aimés de Dieu.

Les traditions spirituelles, quant à elles, visent une Ecriture vivante, disons une Ecriture qui remet en question. Chacun en fait, une fois ou l’autre, l’expérience à sa manière.

Cependant, de toutes les manières de lire l’Ecriture, certaines ont survécu, constituant une sorte de façon typique d’être au monde, en connivence avec certains lectures de l’Ecriture. Ce sont les traditions spirituelles.

Dans l’Evangile, la comparaison entre les attitudes des divers personnages nous met sur la voie. Par exemple, la comparaison entre Marie-Madeleine et Judas par rapport à l’argent. Judas cherche à se décharger de sa faute en rendant les trente deniers de sa trahison. En revanche, la pécheresse montre par ses oeuvres d’amour, non pas le soucis d’être quitte - comme si elle pouvait payer la pardon de Dieu - mais sa reconnaissance (Lc 7, 47). Et les trois cents deniers répandus en parfum ne font pas injure aux mal nantis, dans l’exacte mesure (et simplement dans la mesure) où ils expriment l’amour que la pécheresse - et finalement chacun - doit aux pauvres. Ce dépassement de l’aporie centrale de l’argent dans les évangiles (l’argent est à la fois condamné et signe du Royaume) se vit dans la joie, à la mesure de ces folles dépenses qui pèsent bien peu lorsqu’elles sont faites pour l’aimé, alors qu’elles semblent insupportables quand elles sont obligatoires ou trop anonymes. On retrouverait chez Zachée la même attitude, celle de l’intendant infidèle qui se fabrique en quelque sorte des débiteurs.

Pour illustrer ce discernement évangélique face à l’argent, nous pourrions évoquer trois situations types pour mettre un peu de chair autour des trois grandes traditions chrétiennes de discernement. La première fait appel aux valeurs évangéliques, la deuxième aux motions spirituelles, et la troisième à la conscience.

2.1) A la recherche des valeurs évangéliques

En rentrant chez moi, j’aperçois garé sur le trottoir, ma vieille voiture qui n’a pas voulu démarrer ce matin. Mes enfants, depuis plusieurs mois, me pressent de la changer. Ils rêvent d’une auto familiale plus grosse, plus puissante, plus sûre, et qui manifesterait mieux notre rang social. Le surcoût me fait hésiter. Certes, j’ai épargné depuis deux ou trois ans, et mon compte bancaire a de quoi payer une voiture neuve, sans entraîner de dérapage dans mon budget. Mais j’hésite. Car je sais que l’argent immobilisé dans le plus de la meilleure voiture sera nécessairement détourné des autres usages possibles, et ils sont nombreux.

Il conviendrait de changer la moquette de la salle de séjour, d’acheter une nouvelle armoire pour la chambre des enfants, de donner une aide financière à mon beau-frère qui affronte une période difficile de réorientation professionnelle. De plus, j’ai toujours rêvé de sauvegarder une partie de mon budget pour les oeuvres humanitaires ou religieuses ; et il est temps de mettre ce beau projet à exécution. Qu’est-ce qui dans tout cela vaut le coup ? Qu’est-ce qui va donner sens au sacrifice que mon choix imposera aux uns et aux autres ?

Pour éclairer ma décision, je peux mettre en parallèle les raisons pour et les raisons contre chacune des options qui s’offrent à moi. Le poids respectif des arguments viendra en laissant résonner en moi les valeurs induites par ma lecture des évangiles. Cette lecture n’est d’ailleurs jamais chimiquement pure, elle est orchestrée par mon éducation, la réflexion sur la tradition, les discussions avec des membres de mon milieu ou de ma famille, mon expérience des relations sociales, ma connaissance de la doctrine sociale de l’Eglise, ...

2.2) Ressentir les motions spirituelles

Rue de Sèvres, un mendiant demande l’aumône. Je comprends qu’il préfère de l’argent plutôt qu’un sandwich de même valeur. Parce qu’avec l’argent, il peut s’acheter ce qu’il veut. Et c’est ce qui me fait hésiter. S’il s’agissait d’une étudiante coquette qui, à l’occasion de quelque bizutage douteux , faisait appel à ma générosité, mon hésitation disparaîtrait. Ce qui n’est pas raisonnable. Alors comment expliquer cette confusion des sentiments ? Pourquoi la sympathie pour la coquette l’emporte-t-elle sur la compassion pour la dignité et la liberté du mendiant ? "Dieu est sensible au coeur" disait Pascal. Mais Dieu se manifeste-t-il dans mon euphorie pour l’étudiante ou dans mon trouble pour le mendiant ? Il me convient donc de distinguer entre la consolation d’une douce présence euphorisante (elle ne vient pas toujours de Dieu) et la désolation devant une situation inextricable (elle ne vient pas toujours du diable).

Car la situation du mendiant est inextricable, je le sens bien. Je sais que ma pièce de monnaie ne changera pas grand chose à sa situation ; mais je sais en même temps qu’au delà du problème social qui me dépasse, il y aune relation humaine dont l’enjeu est à ma taille. D’où me viendra la finesse d’analyse de ces états d’âme ? De l’expérience acquise à la lecture de l’Evangile ; au détour de quelques phrases fortes ou de quelques visages dont la densité aura marqué mon âme.

2.3) Une conscience éclairée par l’amour

Les impôts forment un tout autre type de dépense. Je n’en choisis ni le montant, ni le moment. Certes, je peux toujours essayer de jouer avec les avantages fiscaux liés à quelques investissements judicieux ; mais l’argent que je verse au percepteur me semble aussi froid que la façade de l’Hôtel des Impôts. Cet argent qui transite par mon porte-monnaie provoque cependant en moi une conscience vive, et parfois douloureuse, de mon appartenance à une communauté politique dont je critique souvent, non sans raisons, les orientations.

Vais-je me laisser entraîner par la hargne de ce que je dénonce comme un gaspillage éhonté, au risque de me retrancher moi-même de la collectivité ? Ou bien, vais-je avoir suffisamment d’estime de soi pour accepter une organisation publique et des orientations politiques différentes des miennes ? Ce respect de l’autre dans sa dimension institutionnelle est certes coûteux pour moi, en terme d’image, comme on dit. Mais il m’ouvre la porte d’une liberté qui ne craindra pas de porter la critique et de manifester publiquement ses convictions. A défaut, l’argent que je verserai au fisc m’arrachera le coeur.

3) Conclusion

L’odeur de l’argent

Le parfum d’un grand prix répandu sur les pieds de jésus "en vue de son ensevelissement" (Jn 12, 7) répond comme un écho à d’autres parfums (l’encens et la myrrhe) qui accompagnaient l’or apporté par les Mages à Bethléem (Mt 2,11). Du début à la fin de sa vie, le Christ semble ainsi avoir respiré le parfum de l’argent (il faut le dire avec une pointe d’humour !). Ce parfum terrestre souligne l’exigence même de l’incarnation.

La peur de l’argent (peur de confondre Dieu et l’argent) nous éloigne toujours, le diable aidant, de l’amour incarné.

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Etienne PERROT

Professeur d’économie à l’Institut catholique de Paris.

Publié: 31/03/2000