Jérôme, traducteur de la Bible
Exposé donné le 30 septembre 2017 (jour de la Saint Jérôme) à la maison du diocèse à Raismes (Nord).
Saint Jérôme - 30 septembre 2017
Nous nous approchons ce matin un tout petit peu de saint Jérôme. Pas en professionnels de l’histoire de l’Église mais en amateurs. Amateurs au sens de gens « qui aiment bien » et ça tombe bien parce que Jérôme, semble-t-il, a toujours eu besoin d’être aimé ou du moins a toujours eu peur de ne pas l’être.
Notre objectif sera modeste : devenir plus attentifs aux notes de bas de pages de nos Bibles quand elles se réfèrent à Jérôme ou à la Vulgate, la Bible latine.
A l’entrée de l’église Saint-Étienne à Lille, rue de l’Hôpital-militaire, sur la droite, un tableau flamand représente, en pleine discussion, un pape avec une tiare, un évêque mitré, un autre avec une calotte rouge, tous en habits sacerdotaux, une table, des gros bouquins partout et un homme torse nu, avec une petite peau de bête autour des reins : le pape Damase († 384), Augustin (354-430), Ambroise de Milan (environ 334-397) et Jérôme, le maître des Écritures. Tous en train de discuter de la Bible avec passion.
Le tableau transpose Jérôme au XVIIe siècle mais il suggère des choses très vraies. Tous ces personnages sont en effet contemporains et Jérôme y est parfaitement résumé :
– Il a cherché Dieu passionnément dans les Écritures ; pour lui, c’était du « miel ».
– Il a vécu une vie ascétique de moine, très exigeante, dont il a découvert peu à peu la forme.
– Il a été pleinement inséré dans les débats de l’Eglise de son temps mais totalement soumis aux autorités ecclésiastiques, notamment aux papes, en ce qui concerne l’énoncé de la foi chrétienne.
Avant de parcourir au galop la vie de Jérôme, reprenons conscience, au choix et à (très !) gros traits, de quelques réalités du 4e siècle et du début du 5e puisque saint Jérôme est né en 347 et est mort en 419/420, à 72 ans.
1) L’empire romain, avec sa culture, sa littérature, son droit, ses routes, son administration formidable, est encore quasiment intact même s’il se divise de fait entre empire d’Occident et d’Orient, avec Byzance comme capitale (330). Rome possède encore tous ses grands monuments et un immense prestige. Simplement, depuis la fin du 3e siècle, les invasions ou migrations de populations dites barbares (primitivement ceux qui ne parlent pas le grec donc incultes) se font de plus en plus pressantes. On renonce à les compter. Autant calculer les grains de sable chassés par le vent dans la plaine de Libye… Campagnes dévastées, régions repliées sur elles-mêmes, mutineries, problèmes d’accueil de réfugiés, bouleversements politiques et militaires, sentiment diffus d’insécurité. Pour Jérôme, ce sont des « loups ». La prise de Rome (410) par Alaric, roi des Wisigoths, sera vécue comme un cataclysme universel, littéralement inimaginable.
2) L’Église, les Églises, célèbrent toutes la passion et la résurrection de Jésus le dimanche. C’est ce qui fait leur unité. Mais elles le font dans des formes liturgiques diverses. Elles s’appuient sur des « écritures » en partie communes -les évangiles et les psaumes- et en partie différentes. Les Eglises judéo-chrétiennes, par exemple, ne connaissent pas ou ne reconnaissent pas les lettres de Paul.
3) Une grande majorité de gens ne savent pas lire mais ils ont une mémoire d’éléphant. Quant à ceux qui lisent, ils ont de la chance : le livre, le codex, le livre de poche pourrait-on dire, existe depuis le 2e siècle. Les chrétiens en profitent. Les textes circulent, se recopient, se multiplient.
4) Le processus de canonisation -de sélection- des textes reconnus comme sacrés, processus qui a toujours existé, y compris avant Jésus, va connaître une cristallisation quasi définitive à l’époque de Jérôme. Les Églises ont des listes de plus en plus semblables. On appelle « canoniques » les textes qu’on lit dans les églises. Les autres sont appelés « apocryphes » mais circulent toujours. Jérôme, par exemple, va toujours considérer l’Évangile aux Hébreux comme l’ancêtre araméen de l’Évangile de Matthieu.
5) Deux grandes décisions impériales vont marquer la vie des chrétiens. L’édit de Milan, pris en 316 par Constantin, autorise tous les cultes et permet donc au christianisme d’exister enfin légalement. En 381, Théodose institue le christianisme comme seule religion officielle et interdit les hérésies et les cultes païens.
6) La fin des persécutions (la dernière grande persécution, sous Dioclétien, dure une dizaine d’années et se termine vers 313) permet aux Églises de communiquer davantage entre elles et de se comparer. La discussion théologique se développe. Elle exprime la révélation chrétienne dans les catégories gréco-latines. Sous la pression des hérésies (et des empereurs soucieux d’unité), on parvient de plus en plus à une expression de la foi commune. Les conciles de Nicée (325) et de Constantinople (381) donnent forme à ce qui est toujours notre credo n° 2. Mais, en Occident, on parle latin. Le grec est de moins en moins compris. Il faut le traduire.
7) Au 4e siècle, le christianisme est en plein essor. En tout lieu de l’empire, les tombes des martyrs font l’objet de vénération et de pèlerinage, en particulier les tombeaux des apôtres à Rome. Parallèlement, un mouvement de pèlerinage vers la Terre Sainte se dessine (le pèlerin de Bordeaux en 333, Éthérie en 380). Sous l’impulsion d’Hélène, la mère de Constantin, des recherches « archéologiques » sont entreprises. Une splendide basilique est bâtie sur les lieux de la crucifixion et de la résurrection (335) et une autre, à Bethléem, sur le lieu de la nativité (339).
8) La vie monastique, qui a démarré en Orient au 3e siècle, se développe en Occident sous l’impulsion de saint Hilaire de Poitiers (310-367) et de saint Martin de Tours (316-397). Comme la réflexion théologique, elle fait l’objet de beaucoup de discussions et d’expériences diverses. Elle aussi doit se stabiliser et se garder des excès pour conserver sa visée première : totale consécration au Christ, pauvreté radicale, bataille contre Satan à la suite de Jésus, solitude… Le monachisme n’est pas trop bien vu en Occident : on critique ses excès dans l’ascèse et c’est une perte pour la société de gens très utiles !
9) Les ministères dans les Églises, en revanche, sont assez bien stabilisés depuis le courant du 2e siècle : évêques, diacres, prêtres, même s’il ne faut pas les assimiler trop vite à ce que nous connaissons aujourd’hui. Saint Grégoire le Thaumaturge (213-270) est ordonné évêque de Néocésarée où ne résident pourtant que douze familles chrétiennes…
10) Le monde chrétien vit surtout dans les villes ou dans de grands domaines agricoles (les villae), proches des grandes voies de communications. Le culte païen (et de l’empereur) subsiste lui aussi dans les villes chez les élites (avant Théodose, c’est lui qui unifie l’empire) et dans les campagnes (les paysans ont toujours besoin que les dieux leur donnent de la pluie et de bonnes récoltes !).
Retrouvons justement, dans un de ces domaines agricoles, quelque part entre Pannonie et Illyrie, Hongrie et Slovénie, pas très loin en somme de la patrie de saint Martin, régions qui débouchent sur l’Adriatique du côté du port d’Aquilée (entre Venise et Trieste), un enfant de huit-dix ans, un peu chétif apparemment, ce qui lui vaut d’être choyé par sa grand-mère. Un petit chef qui trotte dans les chambres des jeunes esclaves de son père, gros propriétaire terrien. Il s’appelle Jérôme !
C’est quasiment un fils unique. Il est né en 347 et il n’aura une sœur et un frère (Paulinien) que vers ses 13-14 ans, alors qu’il aura déjà quitté sa famille, assez aisée pour l’envoyer faire ses études à Rome. Jérôme va plutôt dire du mal de cette famille, sans doute un peu trop agricole à son goût, mais elle est catholique. Jérôme est très fier d’être né de parents chrétiens : « Dès le berceau, catholique est le lait qui nous a nourri. »
Donc, à douze ans, le voilà à Rome. C’est l’éblouissement. Splendeur de la ville et splendeur des lettres classiques : elles résument toute la philosophie dans une langue parfaite, le latin, et l’humanisme qui en émane semble insurpassable.
Ce sera toute sa vie son dilemme : comment renoncer à ce trésor païen et aux mythologies au profit des écritures bibliques, écrites dans un grec, somme toute assez médiocre. Augustin aura la même réaction. Plus tard, dans un rêve, Jérôme entendra : « Tu es cicéronien, pas chrétien ! »
Petit excursus pour tenter de comprendre cette valeur attribuée aux lettres classiques :
Voici un texte : « Si la nature prescrit qu’un homme prenne soin d’un autre, quel qu’il soit, pour cette seule raison que c’est un homme, il faut bien que, selon cette même nature, l’intérêt de chacun soit celui de tous.
[…] Il est absurde de dire, comme le font certains, qu’ils n’enlèveront rien pour leur propre avantage à un parent ou à un frère mais que, s’agissant des autres citoyens, c’est une autre affaire.
Les gens qui parlent ainsi considèrent qu’ils n’ont, avec leurs concitoyens, aucune obligation de droit, aucune relation de société fondée sur l’utilité commune. Mais une telle affirmation détruit toute communauté politique.
Quant à ceux qui disent qu’il faut tenir compte des citoyens mais non des étrangers, ils abolissent la société que forme le genre humain tout entier et, ce faisant, suppriment toute bienfaisance, toute générosité, toute bonté et toute justice. (1) »
Et voici un autre texte : « Ce n’est pas que nous défendions de faire l’aumône aux pauvres, Juifs ou Gentils, ou même de n’importe quelle nationalité, mais il faut préférer aux infidèles les pauvres qui sont chrétiens et fidèles et, entre les chrétiens eux-mêmes, il y a une grande différence, selon qu’il s’agit d’un pécheur ou d’un saint. »
Le premier texte pourrait sortir d’une encyclique papale ! Il est en fait de Cicéron à son fils.
Le second est de saint Jérôme. Il s’explique peut-être dans un contexte d’afflux de réfugiés où l’on ne pouvait secourir tout le monde.
Jérôme aura beau dire qu’avec la littérature païenne, il faut faire comme faisaient les Hébreux avec une étrangère captive (), lui raser la tête, lui tailler les ongles, lui retirer son vêtement ancien (Jérôme ajoute même : l’épiler complètement !), puis l’épouser, autrement dit prendre le bon et rejeter le mauvais, il y reviendra toujours comme un alcoolique à son alcool.
Jérôme se fait probablement baptiser dans l’Église de Rome vers 366, à presque vingt ans. On ignore les motivations réelles de ce baptême, relativement précoce pour l’époque. Jérôme reconnaît mélanger encore les dogmes chrétiens à Platon et Pythagore !
En 367, Jérôme déménage à Trêves (en Allemagne actuelle), en bordure de la Moselle, peut-être pour y trouver un poste car l’empereur Maximien en a fait sa capitale impériale, proche des peuples “barbares”. C’est une ville de garnison où se mêlent des langues et des cultures diverses. L’Église locale est très ouverte à l’idéal monastique importée d’Orient. Jérôme a ses vrais premiers contacts avec l’Écriture : il recopie le commentaire sur les psaumes d’Hilaire de Poitiers (vers 310-367). Il découvre aussi sa vocation : il sera moine.
La vie monastique, c’est exigeant : prière, aumône, vie communautaire (pas facile !), jeûne (jeûner, c’est se vider de ses humeurs mauvaises, donc on sent mauvais, donc on comprend le conseil de Jésus : « Quand tu jeûnes, parfume-toi la tête ! »).
La première expérience monastique de Jérôme se passe à Aquilée. C’est surtout une vie d’études entre gens bien. Jérôme fait la connaissance de Paul, un érudit qui lui révèle les auteurs chrétiens : l’historien Eusèbe, Tertullien, Cyprien, etc.
Mais le petit groupe, auquel appartient Rufin, grand ami de Jérôme (jusqu’à ce qu’ils se brouillent irrémédiablement plus tard !), explose. Chacun s’en va dans son coin, l’un sur une île, l’autre en Égypte ou à Jérusalem… Jérôme, lui, part à Antioche, l’immense ville, près de Tarse, trait d’union entre Occident et Orient (aujourd’hui Antakya, aux confins de la Turquie et de la Syrie du Nord) et dont l’Église remonte à l’époque apostolique.
Là, dans la propriété du prêtre Évagre, il commence à apprendre le grec et se coltine la Bible tout en relisant les classiques latins, y compris Plaute dont Jérôme devait aimer l’humour ! Une épidémie se produit : « J’ai failli mourir. » Il écrit son premier commentaire biblique dont il aura honte plus tard. Prudemment, il choisit pour cela le livre prophétique le plus court, celui d’Abdias : 26 versets !
Mais Jérôme veut vivre en ermite. En 375, il part dans le « désert » de Chalcis, entre Antioche et Alep. En réalité, ce n’est pas si désert que ça. Les communications sont bonnes, on peut avoir des échanges épistolaires et c’est plein d’ermites et de moines ! Il a une bonne bibliothèque, des copistes et des copains. Mais il vit sur un sol nu, c’est sale, plein de bestioles, il n’a pas beaucoup à manger. Il est assailli par les « incendies des voluptés » mais il est aussi parfois « chantant de bonheur et heureux comme un ange ». Il lit beaucoup, traduit, perfectionne son grec et, pour augmenter son ascèse, se met à l’étude de l’hébreu…
Il écrit à ses amis, adore recevoir du courrier (« elle (votre lettre) seule, en ce pays, sait le latin ! »). Il râle quand on ne lui répond pas. À Antoine, un ami moine de Slovénie, il écrit : « C’est dix lettres toutes gentilles et de prières que je t’ai adressées et toi, pas même un grognement ! » Il écrit une vie du moine Paul de Thèbes qu’il considère comme plus grand qu’Antoine le Grand (251-356), vénéré pourtant comme le fondateur du monachisme.
Ses confrères l’agacent. On ne lui parle que d’hérésies. Jérôme n’y entend rien. Il ne voudra jamais se mêler de doctrine. Lui, il sera historien, traducteur et commentateur. Pour y voir plus clair, il écrit deux fois au pape de Rome, Damase. Dans une lettre (on en a gardé 154), il se plaint : « Une progéniture d’Ariens, les campagnards, exigent de moi, le Romain, un mot tout nouveau : les trois hypostases ! Chaque jour, on me demande ma foi, comme si j’avais été baptisé sans foi ! Je confesse comme ils veulent : cela ne leur plaît pas. Je souscris un formulaire : ils ne me croient pas ! »
Au bout de deux ans, en 377, Jérôme retourne à Antioche chez Évagre. Il a trente ans. Il se laisse ordonner prêtre par l’évêque Paulin, à condition de ne pas célébrer la messe car il veut rester moine. Il étudie l’exégèse au moyen de la grammaire et de l’histoire avec un grand maître : Apollinaire de Laodicée. Il découvre les communautés judéo-chrétiennes et la littérature apocryphe.
Jérôme commence à être connu dans les milieux chrétiens. Il se rend à Constantinople, capitale de l’empire d’Orient. Il y fait connaissance avec Grégoire de Nazianze, l’ami de Basile le Grand, l’œuvre d’Origène (185-253) et les grands théologiens cappadociens de l’époque. Il entreprend de traduire les homélies d’Origène pour le faire connaître au monde latin qui, à part Hilaire de Poitiers, est bien maigre en grands théologiens.
Origène est un génie. Fils de martyr, c’est le spécialiste des écrits, des manuscrits, des traductions et des commentaires bibliques. C’est l’auteur des Hexaples, ouvrage (quasiment perdu aujourd’hui, hélas) qui veut mettre fin aux discussions entre chrétiens et juifs en comparant sur six colonnes les grandes versions connues des Écritures (le texte hébreu, sa transcription en caractères grecs et les versions grecques : septante, Aquila, Theodotion, Symmaque). De quoi passionner Jérôme !
Jérôme se lance dans le commentaire et la traduction. Il commente le récit de la vocation d’Isaïe en ajoutant à Origène un peu de philologie. Il veut aussi tenir compte de l’histoire : il traduit la fameuse Chronique d’Eusèbe de Césarée et la complète (voir les travaux de Benoît Jeanjean). Jérôme a de mauvais yeux mais il va toujours s’entourer de copistes et de tachygraphes qui prennent note de ce qu’il dit, comme un magnétophone d’aujourd’hui…
Le voilà aux prises avec les problèmes qui se posent à tout traducteur. Une trop grande fidélité au texte est incompréhensible : « Si je suis le mot à mot, le résultat est absurde. Si je change quelque chose dans la phrase ou dans le sujet, je donne l’impression de manquer à mon devoir de traducteur… »
Mais voici que l’empereur Théodose convoque en 381 un concile à Constantinople pour faire l’unité du monde chrétien. En 382, à Rome, l’empereur Gratien fait de même. Une délégation d’évêques orientaux s’y rend. Jérôme les y accompagne. Il retrouve Rome quittée quinze ans plus tôt…
Jérôme a 35 ans. Il retrouve à Rome le pape Damase, 80 ans, peut-être son baptiseur, qui adore le beau latin et la poésie. C’est un grand pape, intelligent face aux hérésies et prudent. Il interdit par exemple aux prêtres romains de fréquenter de trop près les veuves et les vierges solitaires ou de recevoir des legs !
Damase aime le côté austère de Jérôme, sa compétence linguistique (il parle latin, grec et hébreu), biblique et sa connaissance de l’Orient. Il en fait son secrétaire pour les archives ecclésiastiques et les consultations synodales. C’est pour cela que les peintres ont souvent représenté Jérôme en cardinal médiéval.
Jérôme est un peu trop réformateur et moine au goût du clergé romain. Il se le met vite à dos… On le soupçonne d’être ambitieux. Lui n’est pas tendre : « Les prêtres étendent la main non pas pour bénir mais pour recevoir le salaire de leur visite ! » Et il les accuse de son propre péché, à savoir d’être trop attachés aux délices de la littérature latine : « De nos jours encore, nous voyons des prêtres de Dieu eux-mêmes négliger les évangiles et les prophètes mais lire les comédies, fredonner les mots sensuels des vers bucoliques ! »
De son côté le clergé romain ne voit pas d’un très bon œil la vie consacrée. Encore plus quand il s’agit de femmes. Quelques années auparavant, saint Ambroise -que saint Jérôme n’estime pas beaucoup- a été obligé de traiter de la question en écrivant trois ouvrages sur les vierges et les veuves. Or Jérôme est un guide spirituel et un professeur d’écriture sainte pour beaucoup d’entre elles ! Retenons surtout les noms de deux veuves : Marcella, super intelligente, passionnée d’Écriture et qui l’enseignera plus tard ; Paula, cinq enfants, qui avait transformé sa maison en monastère (prière, jeûnes, charité, étude de la Bible), y associant les esclaves. Une de ses filles, Pauline, était l’épouse du sénateur Pammachius, grand ami de Jérôme.
Jérôme explique si bien la Bible à Damase que ce dernier lui demande de traduire les évangiles et le psautier. À cette époque, différents manuscrits grecs et plusieurs versions des textes bibliques en latin circulaient à Rome, différentes et pas toujours de bonne qualité. Elles constituent ce qu’on appelle la Vetus latina, le Vieille Latine. Damase veut une traduction à la fois littéraire et fidèle au texte grec original. Ce sera finalement une version parmi d’autres, pas une version officielle.
C’est un travail risqué. Les croyants, pour la plupart ne savent pas trop bien lire. En revanche, ils ont une excellente mémoire, bien exercée par la liturgie. Pour eux, changer un mot, c’est changer la religion ! Les conteurs africains sont confrontés au même problème : s’ils changent ou rajoutent un mot, l’auditoire proteste. Jérôme a beau être prudent –il ne corrige que les passages où le sens est manifestement altéré-, on l’accuse d’aller contre la tradition. En plus, il a des contacts avec les milieux juifs dont il recopie les rouleaux qui l’intéressent…
Le pape Damase meurt en décembre 384. Jérôme n’a plus de soutien à Rome. À 38 ans, il est désormais au clair avec la façon dont il pourra désormais exercer son travail de traducteur et vivre sa vocation de moine. C’est décidé : il quitte Rome et part fonder à Bethléem une communauté monastique où l’étude et le travail manuel équilibreront une rude ascèse. Jusqu’à sa mort, en 419, la traduction de l’Ancien Testament et de multiples aventures l’y attendent .
Auparavant cependant, disons deux mots de la Vulgate (= accessible à la foule). Grosso modo, ce qu’on appelle Vulgate à partir du 13e /16e siècle est une traduction latine de la Bible pour les chrétiens d’Occident qui ignorent tout du grec. C’est un mélange vivant de textes de Jérôme, de textes d’autres traducteurs de son époque et de textes de la Vieille Latine (dans ses versions africaine, européenne ou italienne !). Héritière de multiples manuscrits et de multiples traductions, ses nombreuses copies vont être incessamment reprises, corrigées, affinées tout au long du moyen âge, à la Renaissance et jusqu’à nos jours.
Jérôme en est un des auteurs. Il n’a traduit « que » les évangiles, le psautier et les livres de l’Ancien Testament figurant dans la Bible des Juifs. Tout en restant fidèle à la Septante (traduction grecque des écritures juives réalisée au 2e siècle avant Jésus-Christ à Alexandrie) et aux traductions grecques de la Bible plus récentes (Aquila, Symmaque,Théodotion) qui voulaient la concurrencer, Jérôme, pour résoudre ses problèmes de traducteur, se référera de plus en plus au texte hébreu des Écritures, à la « vérité hébraïque ». Voilà pourquoi la Vulgate, globalement attribuée à Jérôme, aura la réputation d’être la traduction la plus fidèle à la Bible des Juifs. Voilà aussi pourquoi, on reprochera à Jérôme de revenir au judaïsme.
En 385, Jérôme s’embarque à Ostie, accompagné de quelques moines, du prêtre Vincent et de son frère Paulinien. Paula et sa fille Eustochium (toutes les deux sont fêtées le 26 janvier dans le calendrier des saints) le rejoignent en route. Durant l’été 386, tous s’installent à Bethléem, à l’ombre de la basilique toute neuve de la Nativité. Tous les sous de Paula passent dans la construction d’un monastère pour les hommes, d’un autre pour les femmes, d’une hôtellerie et d’une tour de défense. Ce n’est pas totalement original. D’autres monastères existent à Jérusalem. Mais « à Bethléem, hormis les psaumes, ce n’est que silence ».
Pendant trente trois ans, Jérôme va travailler comme un fou, « suivant nu le Christ nu ». Dans sa vie d’Hilarion qu’il écrit peu après son arrivée, on peut peut-être le reconnaître ou du moins son idéal : « Il ne lavait jamais le sac dont il était revêtu… Il savait par cœur les saintes écritures » !
Jérôme perfectionne son hébreu avec le rabbin Ben Anina (même si cela altère son beau latin !), traduit et commente sans plan précis, à la demande de ses amis, bagarre, correspond à perte de vue (avec Augustin notamment), fréquente la fameuse bibliothèque de Césarée fondée par Origène en 231. En 404, Paula, qui avait « adopté la pauvreté du Christ », meurt. En 410, alors qu’il a 63 ans et que ses dents se déchaussent, Jérôme apprend la prise de Rome. C’est un choc terrible pour lui. Les réfugiés affluent. Des troubles éclatent dans la région. En 416, les monastères de Jérôme sont attaqués et incendiés. La tour permet aux moines et moniales de sauver leur vie. Cette agression dont les auteurs restent mystérieux (vauriens, hérétiques ?) est condamnée à Jérusalem et à Rome. Le pape Innocent assure Jérôme de sa sympathie.
Accablé d’ennemis (Pélage, Rufin…), de maladies et de deuils (Eustochium, qui n’a cessé de veiller sur lui, meurt peu avant lui), mais travaillant, rugissant et écrivant jusqu’au bout, Jérôme décède le 3 septembre 419 et est enterré dans la basilique de la Nativité.
En conclusion, Jérôme :
Un traducteur et un commentateur aidé par une armée de copistes : « Nous ne pouvons atteindre au sens que si nous les cherchons au travers des mots. » Il veut être clair et écrire pour le peuple. L’Écriture est son seul centre d’intérêt, non pour débattre mais pour la comprendre.
Un historien : il a traduit ou écrit des livres sur les hommes illustres, l’histoire de l’Église et les noms de lieux dans la Bible.
Un bagarreur, polémiste et râleur. Par exemple, il n’aime pas la coutume qui s’installe de dire le nom de ceux qui offrent la messe : « On proclame maintenant le nom de ceux qui offrent… Le diacre proclame publiquement, dans les églises, les noms des offrants… et ils s’offrent avec délices aux applaudissements du peuple… »
Un moine et un homme de prière, chantant chaque jour les psaumes, totalement donné au Christ : « Je lis la Loi et les Prophètes afin de parvenir, à travers la Loi et les Prophètes, au Christ. »
Un saint que nous pouvons prier dès que nous séchons sur un texte biblique…
Quelques compléments annexes
Les Écritures (dans Benoît XVI, Témoins du message chrétiens, Parole et Silence, 2013)
« Ne te semble-t-il pas habiter -déjà ici sur terre- dans le royaume des cieux, lorsqu’on vit parmi ces textes, lorsqu’on les médite, lorsqu’on ne connaît ni ne recherche rien d’autre » (Lettre 53,10).
« Ignorer l’Écriture, c’est ignorer le Christ. »
« Comment pourrait-on vivre sans la science des Écritures, à travers lesquelles on apprend à connaître le Christ lui-même, qui est la vie des croyants » (Lettre 30,7).
À une jeune Romaine : « Si tu pries, tu parles avec l’Époux ; si tu lis, c’est lui qui te parle » (Lettre 22, 25)
Au prêtre Népotien : « Lis avec une grande fréquence les divines Écritures. Ou mieux : que le livre saint reste toujours entre tes mains. Apprends là ce que tu dois enseigner » (Lettre 52,7).
À Leta pour l’éducation de sa fille : « « Assure-toi qu’elle étudie chaque jour un passage de l’Écriture… Qu’à la prière, elle fasse suivre la lecture et, à la lecture, la prière… Au lieu des bijoux et des vêtements de soie, qu’elle aime les livres divins » (107, 9.12).
« Dans l’interprétation des saintes écritures, nous avons toujours besoin de l’assistance de l’Esprit Saint » (In Mich. 1,1, 10, 15).
À une jeune chrétienne : « Aime l’Écriture sainte et la sagesse t’aimera. Aime-la tendrement et celle-ci te préservera : honore-la et tu recevras ses caresses. Qu’elle soit pour toi comme tes colliers et tes boucles d’oreille » (Lettre 130,20).
La vie monastique
Pour Jérôme, tous les états de vie ne se valent pas. Il défend la supériorité de la virginité sur le mariage.
Il n’aime pas trop la famille : « Les nouveau-nés braillent, la famille chahute, les enfants n’obéissent qu’aux baisers ou aux engueulades, on calcule les dépenses, on prévoie les frais… »
Il veut un clergé irréprochable : « Tu dis que certaines vierges sont des tenancières de taverne. Je dis plus : il y en a d’adultères et, même si cela t’étonne, il y a des clercs souteneurs et des moines satyres ! »
Le travail sur le texte
Exemple n° 1
Jérôme n’est pas un ayatollah de la traduction littérale. Dans le psaume 92/91, le verset dit littéralement : « baigner dans l’huile fraîche ». Jérôme traduit « être dans une miséricorde abondante ». Pitié, miséricorde sont en effet de la même racine qu’olivier, huile. Prends pitié, c’est fais-moi des onctions d’huile sur le corps et l’âme…
Exemple n° 2
Augustin raconte. L’évêque de Tripoli utilise la traduction de Jérôme pour le livre de Jonas. La plante qui couvre Jonas est appelé « hedera/lierre ». C’est l’émeute dans l’église car la vieille latine traduit « cucurbita/courge » ! Du coup, l’évêque ne veut plus lire Jérôme. Celui-ci répond que le terme hébreu « qiqeion » désigne en Palestine un arbuste aux feuilles larges. C’est un arbuste qui n’existe pas en Italie, donc qui n’a pas d’équivalent en latin. Le grec « kissos », traduisant « lierre », Jérôme a donc adopté ce terme…
Exemple n° 3
Vocation de Jérémie (1,6). Traduction de Jérôme : « Et dixi, A,a,a, Domine Deus : ecce nescio loqui, quia puer ergo sum. Et dixit Dominus ad me : Noli dicere, Puer sum ; quoniam ad omnia, quae mittam te, ibis… » En français : « Et je dis, a,a,a au Seigneur Dieu : voici, je ne sais pas parler parce que je ne suis qu’un enfant. Et le Seigneur m’a dit : ne dis pas je suis un enfant, parce que vers tous ceux que je t’enverrai, tu iras… »
La Traduction œcuménique de la Bible (TOB) traduit : « Je dis : « Ah ! Seigneur Dieu, je suis trop jeune. » Elle précise en note : Jérémie objecte qu’il n’a pas encore l’âge requis (30 ans, cf. ) pour participer activement à la vie publique (cf. ; ). Il ne veut pas dire, comme Moïse, qu’il n’a pas la parole facile, mais qu’il n’a pas droit à la parole. L’objection ne tient pas devant Dieu qui peut donner la parole à qui il veut ( ; ; ; ).
On peut choisir entre les deux traductions ou, mieux les additionner. Celle de Jérôme, reprise par la Bible de Jérusalem moins le a,a,a, colle mieux à l’hébreu “ahah” et “na’ar” (enfant/puer) et imite de façon amusante (a,a,a) le babil de l’enfant !
En vrac
Jérôme a beaucoup tâtonné d’une part pour trouver la forme de vie monastique qu’il voulait mener, et d’autre part, pour trouver sa façon propre de traduire et de commenter les textes de l’Écriture sainte.
La Vulgate, c’est la Septante et ses multiples traductions latines dont on commence à se rendre compte qu’elles divergent beaucoup !
C’est Francis Bacon, le franciscain anglais (1210-1294) qui nomme Vulgate la traduction de Jérôme et le concile de Trente qui va accorder un statut préférentiel à cette version.
Le pape Damase veut harmoniser un peu tout ça. Au moins ce qui est le plus utile à la prière commune : les évangiles et les psaumes. Il en charge, vers 383/4, Jérôme qui connaît parfaitement les lettres latines et a étudié le grec et l’hébreu. « Il y a presque autant d’exemplaires latins que de manuscrits », dit Jérôme !
À Rome, Jérôme révise prudemment les évangiles à partir de la Septante. Puis le psautier ; sa version est perdue.
En 387, à Bethléem il reprend son travail. Il reprend le psautier qui deviendra sous l’empire carolingien le psautier « gallican ».
Suivent d’autres livres : Job, les proverbes,le Cantique… De plus en plus à l’aise avec l’hébreu, Jérôme répond à des demandes d’amis. Il commence à traduire à partir de la langue originale : Samuel, Rois…
Pas de plan précis. En 399, par exemple, il traduit pour Chromatius et Héliodore les proverbes, le cantique et l’écclésiaste ; le pentateuque pour Désiderius ; Josué, Juges, Ruth et Esther pour Eustochium.
Pour certains, retourner à l’hébreu, c’est retourner au judaïsme. Augustin l’interroge avec grand respect… Rufin, devenu son ennemi, l’en accuse : « Quel autre esprit que celui des juifs oserait souiller les documents de l’Église transmis par les apôtres ? (Apologie contre Jérôme 2,41) ». Jérôme part du texte latin existant et le compare à l’hébreu. Il ne modifie que pour rendre le texte plus clair et plus élégant.
Il donne une nouvelle traduction du livre des psaumes à partir de l’hébreu, le psalterium iuxta Hebraeos. Elle est définitivement rejeté car elle apporte trop d’innovations. La révision des évangiles fut mieux acceptée.
Il est maintenant reconnu que la version de la Vulgate pour les actes des apôtres, les lettres de Paul et l’apocalypse n’est pas de la main de Jérôme.
Dans la préface à son commentaires sur l’Écclésiaste, il dit : « J’ai traduit de l’hébreu, adaptant mes mots autant que possible à la tournure de la Septante, mais seulement là où elle ne diffère pas trop de l’hébreu. »
Jérôme a écrit quelques commentaires exégétiques. Mais c’est aux traductions bibliques qu’il se consacre surtout. En 389, il se base sur le texte de la Septante mais tient compte des variantes présentées par le texte hébreu et par les autres versions des hexaples. Il écoute aussi des remarques émises par un rabbin. En 392, il compose les questions hébraïques sur la Genèse. Il met de façon systématique sa traduction à partir de l’hébreu en parallèle avec les autres versions. Cela permet de préciser le sens du texte. Il ajoute des détails sur la géographie palestinienne et rapporte quelques traditions rabbiniques.
À partir de 406, finalement, Jérôme cite le passage à interpréter sous une double forme, tout d’abord dans une traduction à partir de l’hébreu, ensuite à partir de la Septante.
Il découpe le texte selon la cohérence des idées exposées ou des faits relatés. Nos chapitres et versets n’existent pas encore…
Il commence par un commentaire littéral basé sur une comparaison avec les autres versions présentes dans les Hexaples. Il ajoute une interprétation spirituelle en référence avec le Christ et l’Église.
Sources
Les biographies et les études sur Jérôme sont très nombreuses depuis les travaux de Ferdinand Cavallera au début du siècle dernier (époque de grands latinistes !) ou le livre de Jean Steinmann (qui mourut en 1958, noyé lors d’une crue dans l’étroit défilé rocheux qui mène à Pétra).
Pour ce travail de vulgarisation, j’ai puisé essentiellement dans le très lisible et très érudit Saint Jérôme (Cerf, 2009) de Philippe Henne, proche de nous car professeur à la Catho de Lille, ainsi que dans deux autres de ses livres, La Bible et les Pères (Cerf, 2010) et Les invasions barbares (Cerf, 2016), trois ouvrages que m’avait fait connaître l’abbé Paul Christophe, du diocèse de Cambrai, historien remarquable, décédé le 28 septembre 2016.
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