Comment lire les apocryphes chrétiens ?

Le Da Vinci Code de Dan Brown a suscité l’intérêt du grand public pour les apocryphes. Avec ces livres « secrets », comme semble l’indiquer leur nom, l’Église nous cacherait quelque chose. Mais que contiennent réellement ces textes ? Difficile de répondre brièvement, car il s’agit d’une littérature immense (deux tomes de la Pléiade) et peu homogène : récits de type évangélique, vies des Apôtres, écrits apocalyptiques... De plus, à la différence des textes de l’Écriture recopiés avec soin par les copistes, les apocryphes circulent en liberté, chacun pouvant ajouter ou retrancher selon ses besoins, ce qui laisse place à de nombreuses variantes.

Les plus anciens des apocryphes remontent au IIe siècle ou au début du IIIe. Les écrits apostoliques n’étaient alors pas encore regroupés dans un corpus faisant autorité, le canon du Nouveau Testament. Dans leur ensemble, les apocryphes relèvent de l’imagination pieuse, qui cherche à compléter les trous dans notre connaissance des saints personnages du Nouveau Testament. Ils visent aussi à étayer la foi par l’accumulation de miracles, plus spectaculaires les uns que les autres. Ainsi, selon l’Évangile de Pierre, les gardes ont vu Jésus sortir du tombeau. La naissance de Marie, sa vie au Temple, son mariage avec Joseph, un veuf, font l’objet du Protévangile de Jacques (fin IIe siècle). C’est un vigoureux plaidoyer pour la virginité perpétuelle de Marie, à l’origine de la fête de la Présentation de Marie au Temple. Le récit, souvent remanié, a connu un immense succès, tant en Orient qu’en Occident.

L’Évangile de Thomas, trouvé en traduction copte à Nag Hammadi, ne contient aucun récit sur la vie et la passion de Jésus, mais collectionne 114 paroles du Maître, les unes toutes proches des paroles évangéliques, d’autres à saveur gnostique. C’est l’Apôtre Thomas, et non Pierre, qui bénéficie d’une révélation privilégiée (logion 13). Pour la Passion et la résurrection, signalons l’Évangile de Nicodème, qui connut un immense succès. Il rapporte la descente du Christ aux enfers pour la délivrance des prisonniers de l’Hadès, Adam et Ève en tête. Les icônes byzantines sur la Résurrection s’en inspirent.

Autour des Apôtres, les légendes n’ont pas manqué, complétant les récits de Luc sur Pierre et Paul. Des Actes romanesques furent ainsi composés dès le courant du IIe siècle, avec une grande insistance sur la prédication de la chasteté parfaite : des jeunes filles, comme Thècle, très vénérée en Orient, rejettent un projet de mariage, des femmes refusent la couche de leur mari légitime. La colère des fiancés ou des maris provoque l’emprisonnement et souvent le martyre des prédicateurs. Si les traducteurs et les copistes ont souvent abrégé la première partie de ces Actes légendaires, les récits de martyre ont été intégralement conservés pour leur lecture en la fête des Apôtres.

Quel est alors l’intérêt de ces textes ? L’historien à la recherche de données sûres partage le jugement dédaigneux de Jérôme : « les délires des apocryphes ». Sur le plan littéraire, le style apparaît le plus souvent pauvre et répétitif, comme dans la littérature populaire. Par contre, l’historien des mentalités fera ample récolte. À la différence des Pères de l’Église, gardiens de la tradition apostolique face aux hérésies, les fidèles avaient leur manière de s’exprimer, de se représenter les choses. Ils cherchaient comment s’adresser à leurs compatriotes, avides de récits d’aventures, en quête de merveilleux.

Certains textes apocryphes, comme l’Ascension d’Isaïe ou l’Évangile de Pierre, nous conservent des traditions judéo-chrétiennes sur lesquelles le P. Daniélou eut le mérite d’attirer l’attention. Ainsi assiste-t-on à la descente incognito du Bien-Aimé à travers les sphères angéliques et à sa remontée triomphale jusqu’à la droite de Dieu.

Les Actes de Thomas méritent une attention spéciale, en raison des prières baptismales et eucharistiques correspondant à la tradition syriaque. Quand les conciles fixèrent les limites de l’orthodoxie, ces écrits furent écartés comme suspects.

Nombre de peintures et de sculptures illustrent les apocryphes, comme Émile Mâle l’a bien montré. Pour donner un exemple, la mosaïque de Sainte-Marie-Majeure, à Rome (milieu du Ve siècle), représente Marie filant la pourpre lors de l’Annonciation. C’est un beau symbole, venu du Protévangile de Jacques : Marie travaille pour le voile du Temple quand elle va devenir elle-même le sanctuaire du Verbe de Dieu. Pourquoi représente-t-on toujours Pierre crucifié la tête en bas ? La tradition vient des Actes de Pierre. Lors de la mort de Marie à Jérusalem, tous les Apôtres sont regroupés autour du lit funèbre. Là encore, les peintres dépendent des récits apocryphes sur la Dormition, unanimes sur ce point, malgré leur grande diversité.

Les apocryphes chrétiens ne méritent ni confiance naïve ni dédain. Ils demandent à être lus avec intelligence pour discerner l’ivraie du bon grain. En marge de la littérature officielle, ils nous font entrer dans la mentalité de chrétiens à la foi exubérante, plus soucieux d’images fortes que d’énoncés dogmatiques, désireux de répondre aux requêtes de leur public. Apprenons à les lire dans cette optique.

Édouard Cothenet
Professeur honoraire de l’Institut catholique de Paris
Auteur de Découvrir les Apocryphes chrétiens. Illustrations choisies et commentées par Christiane Pellistrandi, DDB, 2009, 24 €.

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Info

Article paru dans le journal La Croix dans le numéro du 21/22 août 2010, publié avec l’autorisation du journal et de l’auteur.

Edouard COTHENET

Prêtre du diocèse de Bourges.

Publié: 01/11/2010