L’origine du christianisme

À propos de l’émission de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, série diffusée sur Arte en 2003.

(Ce chapeau est celui du site d’origine, nous avons pensé le garder en l’état [Note de PSN].)

Il nous a paru intéressant de revenir sur trois grands thèmes évoqués au cours de l’émission télévisée sur « L’origine du christianisme ». Le point de vue qui sera émis reflète l’accord d’un bon nombre d’exégètes catholiques et d’exégètes protestants de l’ACFEB (Association chrétienne francophone pour l’Etude de la Bible).
Les thèmes seront exposés en trois articles d’actualités sur le site du CETADNET :
1. La double question sur le fait de savoir si Jésus est le fondateur du christianisme, est-il le fondateur de l’Eglise ?
2. Les premières communautés chrétiennes et le rôle de Paul, le dernier des apôtres.
3. Est-on passé de façon continue du judaïsme au christianisme ?

1. Jésus est-il le fondateur du christianisme ? Jésus est-il le fondateur de l’Eglise ?

Cette question a donné lieu dans la première émission à un glissement assez inadmissible.

Trois questions à se poser avant de répondre :
 Qu’entendons-nous par « fondateur » ?
 Comment définissons-nous le christianisme ?
 Comment définissons-nous l’Eglise ?

1- Si l’on entend par « fondateur » celui qui organise et dirige une ONG, un nouveau parti politique, un club de foot, ou une société par actions, il est clair que Jésus n’a pas fondé le christianisme ! Ni l’Eglise !
Par contre nous pouvons nous appuyer sur des images du Nouveau Testament pour dire que Jésus est non pas le fondateur mais le fondement sur lequel le christianisme est édifié. Saint Paul utilise dans l’image de l’édifice et du fondement : « Selon la grâce de Dieu qui m’a été donnée, comme un bon architecte, j’ai posé le fondement. Un autre bâtit dessus. De fondement en effet, nul ne peut poser d’autre que celui qui est déjà là, à savoir Jésus-Christ. » Ses successeurs dans la lettre aux Ephésiens () utiliseront une autre image tirée du psaume 117 (), et diront que Jésus est la pierre d’angle, le rocher sur lequel le bâtiment est adossé et qui lui permet de tenir : « car la construction que vous êtes a pour fondations les prophètes et les apôtres et pour pierre d’angle le Christ Jésus lui-même » ; l’image a changé, car nous ne devons pas oublier que ce ne sont que des comparaisons, mais l’idée est la même : aucune communauté chrétienne ne peut tenir si elle n’est appuyée fermement sur le Christ.

2- Tentons une définition du christianisme : la foi de ceux qui croient - c’est-à-dire adhèrent et font une confiance totale - à ce que Dieu a accompli en Jésus-Christ ; en lui, accomplissant les promesses faites au peuple d’Israël par les prophètes, Dieu a révélé toute la profondeur de son amour ; il a relevé d’entre le morts Celui que les hommes ont rejeté et crucifié, il a ouvert une brèche dans l’opacité du péché et de la mort, et a offert à tous les hommes un passage pour entrer dans une vie nouvelle et participer à sa propre vie.

A ce titre le Christ est le fils premier né d’une création nouvelle, le fils aîné d’une multitude de frères ; et c’est par la foi en lui que se rassemblent des « chrétiens » qui portent son nom, « christiens ». Je cite encore saint Paul dans la lettre aux Romains :
« Si tes lèvres confessent que Jésus est Seigneur, si ton coeur croit que Dieu l’a ressuscité d’entre les morts, tu seras sauvé » ().

3- J’en viens alors à la seconde question que je reformule ainsi : Jésus-Christ est-il le fondement de l’Eglise ? La réponse alors est évidente : bien sûr que l’Eglise, communauté des communautés chrétiennes, communion de communions, ne peut avoir pour fondement que le Christ.

Evidemment la question doit être envisagée du point de vue historique :
Et à nouveau nous devons-nous demander : qu’entendons-nous par Eglise ? Ma réponse sera d’abord une petite étude étymologique :
 Le mot « ekklèsia » vient d’un radical « klè » qui est celui de l’appel (kaleô, eklèthèn, appeler) ; au sens premier l’ekklèsia est la convocation, le rassemblement. Au premier siècle de notre ère le mot connaît deux types d’emplois bien définis : à Athènes, en monde grec, l’ekklèsia, c’est l’assemblée du peuple, dans le judaïsme après l’exil, l’ekklèsia, c’est le peuple que Dieu rassemble pour qu’il le serve et dise sa louange. C’est à partir de ces deux réalités, l’une grecque, l’autre juive, que les chrétiens se sont réunis en « ekklèsia » ().

Jésus de Nazareth au cours de son ministère dans les villages de Galilée et sur les routes de Judée n’a pas fondé de communauté chrétienne organisée ! Mais il n’a cessé de rassembler autour de lui un peuple plus ou moins misérable ; durant quelques années, trois ans au plus, il n’a cessé d’annoncer la bonne nouvelle du Royaume, en appelant à la conversion ; une bonne nouvelle qui se résume en ces mots : Dieu vient pour rassembler et sauver son peuple. Dans ses paroles et ses actions, Jésus a mis en acte, et inauguré cette réalité du Royaume : relever et mettre debout ceux qui étaient écrasés par la maladie physique ou mentale, par leur handicap, par leur situation sociale, tous ceux que la société juive centrée sur le Temple et sur des cercles successifs de pureté, excluait de fait. Jésus a été un rassembleur, il a sans cesse appelé, convoqué ces foules dont il a eu pitié « car elles étaient errantes comme des brebis sans berger » ().

Jésus attendait et inaugurait la venue du Royaume, il a mis en acte le règne de Dieu au milieu de son peuple réconcilié, selon une attente et un scénario de type apocalyptique : Dieu vient pour détruire définitivement les puissances du mal et restaurer toutes choses dans un monde nouveau.

Jésus a-t-il organisé les foules ? Non ! Dans le type de compréhension apocalyptique qu’il semble avoir partagé, le royaume de Dieu est une création nouvelle qui restaure les relations humaines dans la transparence et la paix ; Jésus n’a pas même organisé de petites communautés. Dans l’urgence de l’annonce, il rassemblait les foules, et des petits groupes de disciples et de femmes le suivaient ; il semble aussi que certaines femmes aidaient le petit groupe à vivre ( : « Jeanne, femme de Kouza l’intendant d’Hérode, Suzanne et plusieurs autres qui les assistaient de leurs biens. »).

Pourtant Jésus a choisi parmi ceux qui le suivaient douze disciples (ceux que Luc appellera plus tard les « apôtres ») ; le chiffre est symbolique, il correspond de façon très claire aux douze tribus d’Israël ; une des figures de l’attente du Royaume dans le monde juif contemporain était la restauration du grand Israël avec les douze tribus d’Israël ; en effet le royaume s’était déchiré en 930, et, en 721, le royaume du Nord (10 tribus) avaient disparu. Dans une perspective eschatologique, c’est-à-dire de fin des temps, Jésus envisage la restauration du peuple de Dieu réconcilié sous l’égide des douze disciples : « Lors du renouvellement de toutes choses, lorsque le Fils de l’Homme siègera sur son trône de gloire, vous qui m’avez suivi, vous siègerez vous aussi sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël » ( ; ).

Ceci dit, il faut être clair, à la mort de Jésus sur la croix, il n’y avait personne auprès de lui, tous les disciples s’étaient enfuis, quelques femmes regardaient de loin, celles qui reviendront au tombeau pour des rites de deuil au lendemain du sabbat. Aucune communauté constituée ne lui survivait.

L’Eglise, le rassemblement de ceux qui croient que Jésus est ressuscité et vivant auprès de ses disciples rassemblés, est née de la Croix et de la Résurrection inséparablement liées. Au matin de Pâques, la rencontre avec le Ressuscité suscite aussitôt chez ceux qui en sont les témoins un départ et un mouvement d’annonce. C’est l’ordre de l’ange aux femmes : « Allez dire à ses disciples » chez Matthieu, Luc et Marc, « Va trouver mes frères et dis-leur » chez Jean. La scène bien connue des disciples d’Emmaüs en est significative : à peine Jésus reconnu et disparu, ils partent sur l’heure pour retrouver les onze réunis à Jérusalem ! L’annonce rassemble un peu partout des petits groupes de croyants.
Chez Matthieu, l’ordre de mission est donné par le Ressuscité sur la montagne : « Allez, de toutes les nations faites des disciples » (). Chez Luc, qui aime étaler les choses dans le temps, c’est la venue de l’Esprit Saint promis par Jésus qui, lors de la Pentecôte, envoie en mission les disciples d’ailleurs rassemblés. Jean résume cette réalité dans la scène au pied de la croix où Jésus confie le disciple bien-aimé à sa mère, et sa mère au disciple bien-aimé : la mère de Jésus dans cette scène est la figure de l’Eglise. Jean affirme ainsi avec force que l’Eglise est née de la croix dans la force de l’Esprit de la résurrection () : Jésus, en sa croix et sa résurrection est bien source et fondement de l’Eglise.

4- On peut alors se poser une question, qui nous conduira à notre deuxième point : Jésus envisageait-il de rassembler plus largement que le peuple d’Israël ?
Première remarque : c’est une question difficile dont la réponse n’est pas évidente du tout. Bien sûr nous avons tous en tête l’épisode de cette femme cananéenne (ce qui signifie phénicienne) alors que Jésus s’est retiré dans la région de Tyr et Sidon, autrement dit en territoire non-juif (Tyr et Sidon sont chez les prophètes les prototypes des nations païennes) au chapitre 15 de l’évangile de Matthieu () ; vous savez aussi que chez Matthieu et Marc, la scène du partage des pains à la foule est rééditée une deuxième fois en région païenne ! Il n’empêche que ces épisodes restent marginaux, sujets à contestation ; ils sont totalement absents des évangiles de Luc et de Jean.

En fait chez Matthieu, une tension très forte s’établit. Nous avons d’un côté deux paroles successives de Jésus au milieu de l’évangile par lesquelles Jésus refuse toute mission aux païens :

 En Jésus envoie les douze en mission et leur dit : « Ne prenez pas le chemin des païens, et n’entrez pas dans une ville des Samaritains ; allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël. »
 En , à propos justement de la Cananéenne, Jésus répond à ses disciples : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. »

D’un autre côté, au début de l’évangile, l’épisode des mages témoigne de la lumière qui s’est levée pour les nations lointaines et païennes ; et à la fin les derniers mots du Ressuscité ouvre la mission sur les nations : « Allez, de tous les peuples faites des disciples, baptisez-les leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. » ()

Il semble bien que Matthieu, tout en respectant les chrétiens venus du judaïsme qui s’en tenaient aux strictes paroles de Jésus, a voulu les ouvrir à l’universalité de la mission.

Si Jésus avait été clair sur la question, tout le débat qui constitue le cœur des Actes des Apôtres n’aurait aucun sens. A la fin du siècle, Luc en écrivant les Actes montre bien que le débat a été rude : il n’était pas du tout évident pour les disciples d’offrir la foi en Christ aux païens. Luc nous le montre dans une spectaculaire mise en scène au chapitre 10 (). Pierre le premier des apôtres est envoyé par l’Esprit Saint baptiser le centurion païen Corneille. L’Esprit Saint intervient au moins quatre fois dans des visions à Pierre et à Corneille pour contraindre Pierre à faire ce qui lui paraissait odieux : manger des viandes impures, autrement dit accueillir des païens ! Cette insistance sur le fait que tout dans le chapitre 10 est l’œuvre de l’Esprit montre quelle autorité il fallait invoquer pour faire le geste de baptiser un païen. Et Pierre doit s’en expliquer longuement devant ses pairs : « Quelqu’un pourrait il empêcher de baptiser par l’eau ces gens qui, tout comme nous, ont reçu l’Esprit Saint ? » ().

Et c’est seulement lorsque Pierre aura franchi le pas que Paul, d’après les Actes, partira en mission et commencera à accueillir des païens.

Il faudra d’ailleurs pour que la pratique de Paul soit admise dans une grande réunion à Jérusalem, où Paul et Barnabé viennent défendre leur position devant Jacques de Jérusalem et Pierre, Alors seulement il sera officiellement admis que des païens puissent devenir chrétiens sans être circoncis. La décision de l’assemblée de Jérusalem est extrêmement solennelle : « L’Esprit Saint et nous-mêmes avons décidé de ne vous imposer aucune charge que ces exigences inévitables.... » ().

Qu’est-ce que cela signifie ? Que Jésus d’abord n’avait pas laissé de consignes claires ; ensuite que les apôtres en se posant la question se sont tournés vers lui, vers la présence de son Esprit dans la communauté et se sont mis à l’écoute de l’Esprit de Jésus pour se décider.

Or, dans la logique de l’action de Jésus, ce sont toujours les plus méprisés, les plus marginaux, les plus exclus, ceux qui sont loin du centre religieux, que Dieu appelle par priorité : il rassemble, réintègre, restaure ! Les païens n’étaient-ils pas les plus exclus, les plus marginaux par rapport à l’espérance et au culte d’Israël (le parvis des païens est le cercle le plus extérieur du Temple) ? A ce titre, l’idée s’est imposée que Jésus était venu pour ceux-là qui étaient « les plus lointains » !

2. Les premières communautés chrétiennes et le rôle de Paul, le dernier des apôtres

Cette semaine est abordée la deuxième question autour des premières communautés chrétiennes et du rôle de Paul, le dernier des apôtres.

La thèse assez clairement définie de Prieur et Mordillat consiste à dire que Paul, sous influence grecque, a « inventé » le christianisme. Thèse plus que contestable (ce que nous venons de dire du fondement de l’Eglise est un premier argument fort qui la détruit), qui demande que l’on regarde d’un peu près et de façon critique les débuts des communautés chrétiennes.

Nos sources sont toutes dans le Nouveau Testament ; autrement dit à peu près toutes nos connaissances sur Jésus et sur les premières communautés datent d’après Pâques et viennent de témoins de la Résurrection.

Or, le Nouveau Testament offre des récits divers et impossibles à concilier entre eux de la naissance des premières communautés. Les trois sources principales que nous pouvons interroger sont les récits d’apparition du Ressuscité dans les quatre évangiles, les récits de Luc dans les Actes des Apôtres et les lettres de Paul. Disons-le d’emblée, l’ensemble donne l’impression d’une effervescence incontrôlée, d’une nouvelle qui se répand dans toutes les directions, faisant naître un peu partout de toutes petites communautés souvent très vivantes.

1- Les récits d’apparition du Ressuscité : ils sont de saison et vous les relirez : Matthieu 28 (), Marc 16,1-8 ( ; on voit clairement que la suite est un ajout tiré encore d’une autre source), Luc 24 () et Jean 20 (). Pour dire les choses de façon très simplifiée, il apparaît que chez Matthieu et Marc, les femmes au tombeau reçoivent une mission : « Allez dire à ses disciples (et à Pierre, ajoute Marc) qu’il les précède en Galilée, là ils le verront. » Et c’est en Galilée, sur la montagne qu’il leur avait désignée, que Jésus envoie ses disciples en mission. Il y a donc eu très vite un départ d’au moins quelques-uns de Jérusalem pour la Galilée et une mission itinérante. Au contraire, chez Luc et Jean, Jésus ressuscité se montre à ses disciples à Jérusalem même, et chez Luc, il leur demande de rester sur place en attendant la force venue d’en haut : « Pour vous, demeurez dans la ville jusqu’à ce que vous soyez d’en haut revêtus de puissance » (). Ce qui permettra à Luc de renouer avec le récit dans les Actes des Apôtres (quitte à redoubler l’Ascension) : c’est l’effusion de l’Esprit lors de la fête de Pentecôte qui fait sortir les disciples et les lance sur les routes de l’empire, selon le programme énoncé en  : « Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée, la Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre. »

2- Ceci me conduit aux Actes des Apôtres. Il n’est pas question d’envisager une lecture des Actes ; je note seulement deux ou trois points.

La perspective de Luc est une perspective d’historien qui, selon les méthodes de l’époque, veut comprendre où va l’histoire, et quel projet la conduit. Pour Luc, c’est clair, l’histoire est une histoire de salut, menée par l’Esprit Saint qui conduit la mission (et donc la Parole) jusqu’aux extrémités du monde habité, en l’occurrence le centre de l’Empire romain : Rome !
Pour Luc donc, le mouvement d’ensemble est unifié : la mission chrétienne part de Jérusalem, s’étend en Judée et en Samarie, puis de proche en proche jusqu’à Rome. La ligne d’ensemble de son livre est tracée d’avance !
En même temps, et toujours selon les méthodes historiques préconisées en monde gréco-romain, Luc s’est adonné à une très sérieuse enquête ; et il sait à quel point les débuts des communautés chrétiennes ont été confus, multiples, conflictuels, avec des départs en mission un peu dans tous les sens... Et Luc ne le cachera pas : il tente simplement d’intégrer cette ébullition première à son projet central, en atténuant les conflits et les contradictions trop aiguës. Ainsi il ne cache pas que dès le début à Jérusalem se sont affrontés des judéo-chrétiens de langue araméenne et des judéo-chrétiens de langue grecque (les fameux « sept diacres », tous de noms grecs, dont un prosélyte, au chapitre 6 (). Il ne cache pas que ceux-là seuls ont été d’abord persécutés, et qu’ils sont partis probablement dans le désordre et en cachette après la mort d’Etienne : « Tous se dispersèrent dans les contrées de la Judée et de la Samarie (...), ceux qui s’étaient dispersés allèrent donc de lieu en lieu, annonçant la Bonne Nouvelle de la Parole » (). Philippe part en Samarie ; après ses premières conversions, Pierre et Jean arrivent au grand galop de Jérusalem pour entériner l’affaire...

De même Luc fait de Paul un parfait mandataire des apôtres de Jérusalem, en transformant la vision de Damas en un chemin d’initiation chrétienne ; Barnabé prend Paul par la main, le présente aux apôtres, l’envoie à Tarse, puis le récupère pour travailler dans l’Eglise d’Antioche (fondée par des hellénistes) (). Mais au chapitre 13 (), ce sont les responsables de l’Eglise d’Antioche qui envoient Paul et Barnabé en mission, une mission dont Paul au bout de cinq lignes devient le chef de file !

Dès avant Paul donc, l’Eglise avait commencé par la diversité des petites communautés très vite saupoudrées un peu partout dans l’immense empire romain ; ainsi, dès avant 49, il y avait une communauté chrétienne à Rome (que Paul n’avait pas fondée) !

Très progressivement, au cours du deuxième siècle, des regroupements plus importants se feront autour des grands centres urbains : Jérusalem, Antioche, Rome, Ephèse, Alexandrie...

3- Quant à Paul lui-même, il donne dans les Galates () un récit passablement différent de sa vocation : « Ce n’est pas par un homme ni de la part d’un homme, mais par Jésus-Christ et Dieu le Père... » . Lisez le début des Galates : à entendre Paul, aucun homme ne l’a jamais pris par la main ! C’est Dieu et Dieu seul qui « a jugé bon de révéler son fils en moi » ! Et aussitôt Paul est parti sans prendre conseil de personne ; il note sur le ton de la provocation : « Je ne suis pas monté à Jérusalem auprès de ceux qui étaient apôtres avant moi, mais aussitôt je suis parti pour l’Arabie » () ! On n’en attendait pas moins de la mauvaise tête de Paul ! Il est certainement parti en franc tireur, fort de la mission divine, et de ce qu’il avait appris des formules de la foi chrétienne auprès des communautés qu’il persécutait. Car on s’aperçoit que Paul utilise très souvent des formulations de foi qu’il a reçues des communautés judéo-chrétiennes.

Mais l’essentiel est ailleurs, il est dans le fait que Paul au bout de trois ans finit par monter à Jérusalem, enquêter auprès de Pierre (et il y reste quinze jours, ), rencontrer aussi Jacques de Jérusalem, le frère du Seigneur ! Et surtout quatorze ans après, alors qu’il a fondé de multiples communautés en monde païen surtout grec, Paul, « à la suite d’une révélation », monte à nouveau à Jérusalem pour exposer « l’Evangile que je prêche parmi les païens » (). Fort de la réussite de ses communautés chrétiennes issues du paganisme, Paul ne peut s’en tenir là ; quelles que soient les difficultés, les tensions avec les « faux-frères », ceux qui le calomnient et dénoncent son accueil des païens, Paul ne va pas « fonder » sa propre Eglise. A nouveau il monte à Jérusalem pour clarifier la situation, et passer avec « Jacques, Céphas et Jean une main de communion » : « reconnaissant la grâce qui m’a été donnée, Jacques, Céphas et Jean, qui sont considérés comme des colonnes, nous ont donné la main, à Barnabas et à moi, en signe de communion » ().
Et cela est central : Paul, quelles que soient les divergences de vue, ne peut continuer la mission qu’en lien avec les apôtres de Jérusalem, et dans la communion avec eux !

Cela me permet de répondre avec force à l’idée, déjà répandue par Martin Buber, et bien d’autres à sa suite, que Paul aurait fondé le christianisme. Pour qui lit Paul avec attention, c’est aberrant. D’abord Paul est un pharisien, juif modelé par la foi de ses Pères au Dieu unique : « Circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu fils d’Hébreu, pour la Loi, Pharisien (). Non seulement Paul ne fonde pas de nouvelle religion, mais il s’inscrit dans l’une des lignes du judaïsme, la ligne prophétique, avec des accents empruntés au mode de pensée apocalyptique. Pour lui Jésus est le Messie, Seigneur, venu à la fin des temps, et il le dit avec force : « Les derniers temps sont arrivés, un nouveau monde est déjà né. » L’illumination de Damas lui a fait voir dans le crucifié qu’il méprisait et exécrait, « le Seigneur de gloire », envoyé de Dieu pour être le premier-né d’un monde nouveau, d’une multitude de frères, tous destinés à être conformés au Christ, tous prédestinés à partager la gloire de Dieu.

Paul aurait hurlé à l’idée qu’on puisse le considérer comme un « fondateur », ou comme un « fondement »... et il hurle ! Lorsque les Corinthiens se divisent en se choisissant des « maîtres à penser », des « leaders charismatiques «  : « - Moi, j’appartiens à Paul. - Moi à Apollos - Moi à Céphas », Paul répond avec violence : « Et bien moi, j’appartiens au Christ ! Le Christ est-il divisé ? Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous ? Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ?... (). Paul ne veut rien connaître que « Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié « ().

3. Est-on passé de façon continue du judaïsme au christianisme ? Ou y a-t-il eu rupture ? Et quand a eu lieu la rupture ?

Nous poursuivons le commentaire de l’émission. Un dernier point reste à aborder, plus difficile, car le débat reste encore largement ouvert : est-on passé de façon continue du judaïsme au christianisme ? Ou y a-t-il eu rupture ? Et quand a eu lieu la rupture ?

Prenons d’abord les choses par la fin : au milieu du deuxième siècle, Justin, dans le dialogue avec Tryphon, un dialogue où il défend le christianisme contre un interlocuteur juif fictif, affirme pour la première fois que l’Eglise est le « véritable Israël » (cf. §135).
Théologie de la substitution, qui prendra une place énorme chez les Pères de l’Eglise, considérant qu’Israël ne s’étant pas converti, n’ayant pas reconnu le Messie, son rôle est terminé, les chrétiens le remplacent. Il faudra plus de 19 siècles aux chrétiens pour sortir de cette impasse : vision erronée qui a engendré une histoire tragique, dont le traumatisme pèse aujourd’hui encore lourdement sur le peuple juif et empoisonne les efforts de dialogue judéo-chrétien. Soyons clairs : nous en sommes sortis ! L’Eglise sait aujourd’hui que non seulement elle n’a pas remplacé Israël, mais qu’elle a besoin d’Israël, car elle a été invitée à prendre part à la promesse faite à Israël... Elle a été greffée sur le tronc d’Israël, elle lui doit sa foi au Dieu unique, la promesse, l’alliance et l’Ancien Testament, elle lui doit Jésus sa pierre d’angle, ses premiers témoins, les apôtres et Paul... Elle lui doit le Notre Père, et ses rites liturgiques centraux (baptême et eucharistie)...

Revenons en arrière : lorsque Justin écrit cela, d’une part les chrétiens sont devenus en majorité des pagano-chrétiens, d’autres part des groupes judéo-chrétiens continuent et continueront jusqu’au 4e siècle au moins à vivre en Syrie, les Ebionites, les Nazôréens et d’autres, fidèles à la Loi de Moïse, et croyant en Jésus Christ, Fils de Dieu.

Au premier siècle les choses sont complexes ; et il faut distinguer, à mon avis, la période avant 70 (la chute de Jérusalem) et la période après 70.

1- Avant 70, c’est-à-dire du temps du vivant de Jésus, mort vers 30, et de Paul, mort vers 67 à Rome, le monde juif est extrêmement divers. On peut parler de l’identité juive comme le sentiment d’appartenir à un peuple, à une tradition historique et croyante, avec la foi au Dieu unique et une très relative identité de pratique. Pour le reste le judaïsme est multiforme, c’est une mosaïque de groupes très différents.

Il faut d’abord penser que s’il y a environ un million de Juifs en Palestine, il y en a six ou sept millions répandus dans la diaspora. Eloignés du Temple, ceux-ci commencent à se réunir dans les synagogues, leur foi est centrée sur la pratique quotidienne et l’observance de la Loi et ils critiquent souvent les sacrifices sanglants de Jérusalem.

En Palestine coexistent des tendances très diverses, et d’abord les trois « écoles » que l’historien juif Flavius Josèphe décrit :

 les sadducéens : ce sont des familles aisées parmi lesquelles sont choisis les grands-prêtres ; puisque désormais l’occupant romain installe et désinstalle les grands-prêtres selon son intérêt, les sadducéens se montrent très complaisants envers lui, pour ne pas dire qu’ils collaborent franchement. Responsables et bénéficiaires de l’organisation du culte au Temple, ils en retirent des bénéfices énormes (le Temple occupait 15 ou 20 000 personnes). Ils ne lisent que la Torah, les cinq premiers livres de la Bible, et ne croient pas à la résurrection des morts. C’est eux qui considèreront Jésus comme un danger pour leur pouvoir religieux, et le livreront aux Romains.

 les esséniens : groupe sectaire, considérant que le sacerdoce sadducéen est illégitime, que le culte est impur et que le Temple est souillé, ils se sont retirés au désert depuis près de deux siècles, et se considèrent comme le Reste d’Israël. Ils vivent dans des rites de pureté extrême, lisent la Loi et les prophètes, et attendent la venue d’un Messie royal jetant les Romains dehors, puis d’un Messie sacerdotal purifiant le Temple...

 les pharisiens : eux aussi sont des « hassidim », des pieux, qui ont refusé la compromission avec le pouvoir grec puis le pouvoir romain. C’est un vaste mouvement réformateur, très hostile aux Romains et à la dynastie hérodienne, qui veut conduire le peuple à la conversion, en observant scrupuleusement la Loi, notamment les lois de pureté. L’idée pharisienne est belle, et Jésus la rencontrera : par l’observation minutieuse de la Loi, il s’agit de sanctifier tous les moments de l’existence. Les pharisiens lisent la Torah et les prophètes et croient à la résurrection des morts. Jésus en fait est assez proche d’eux : il souhaite le même renouveau spirituel ; par rapport à la Loi, sa critique rencontre bien des débats pharisiens, car plusieurs d’entre eux avaient soumis le sabbat à l’homme, considérant qu’en cas de danger de mort, le sabbat devait être transgressé ! Jésus parfois radicalise même la Loi de Moïse ; certains pharisiens le suivront : Joseph d’Arimathie, Nicodème...

Au fond ce qui va distinguer Jésus des pharisiens et l’opposer à eux, c’est son extraordinaire autorité vis-à-vis de la Loi (« on vous a dit... et moi je vous dis), et plus encore le caractère inouï de sa relation à Dieu qu’il appelle Abba, Père....

A ces groupes, on peut encore ajouter :

 les zélotes sont des révolutionnaires qui veulent chasser les Romains et rétablir un pouvoir royal juif ; ils recrutent parmi les prêtres pauvres de la campagne.

 les baptistes : ce sont des prophètes comme Jean, ou comme Jésus lui-même qui sont hostiles aux sacrifices du Temple et prêchent un baptême de repentir : conversion du cœur et plongée dans l’eau du Jourdain. Jésus a commencé comme disciple de Jean-Baptiste, puis a cessé de baptiser et s’est séparé de lui (lisez les trois premiers chapitres de l’évangile de Jean, et notamment et ).

Dans un paysage aussi diversifié, on comprend que les disciples de Jésus aient pu apparaître comme un groupe de baptistes, partisans d’un prophète nazaréen qui était proche des pharisiens. C’est à Jérusalem que Jésus inquiète. A-t-il été déclaré Messie ? Ce n’est pas sûr, mais les sadducéens ont vu le danger, après le geste violent de Jésus pour arrêter le fonctionnement du Temple. Cependant après la mort de Jésus, pour le monde juif la cause est entendue : la croix signe l’échec de toutes les prétentions messianiques. Tous les espoirs semblent morts ! Et si de petits groupes d’illuminés le considèrent comme ressuscité, au fond cela ne présente pas beaucoup de dangers (sauf peut-être pour les autorités du Temple).

Dans les Actes des Apôtres, on voit le groupe des Douze à Jérusalem continuer à vivre à la juive, en respectant les heures de la prière au Temple, en observant les rites de pureté et notamment la séparation de la table. Au fond, les chrétiens sont un groupe juif parmi d’autres, en proie à la jalousie des sadducéens. Flavius Josèphe raconte que Jacques le frère du Seigneur, responsable après Pierre de la communauté de Jérusalem, a été lapidé en 62 à l’instigation des grands-prêtres qui avaient excité la foule, alors que les pharisiens le défendaient...

Pourtant quelque chose de différent était né : L’affirmation de la Seigneurie du crucifié ne pouvait que scandaliser les autres groupes juifs. Mais, paradoxalement, la première difficulté ne se situait pas là, elle venait des libertés prises avec la pratique de la Loi. Très tôt Pierre avait baptisé un païen, Paul dans le monde grec formait des communautés d’origine païenne, l’un et l’autre acceptaient de ne pas imposer aux païens les rites juifs de pureté de la table. Cette ouverture aux païens sans exiger l’observance de la Loi posait de graves problèmes. Le judaïsme connaissait par les prophètes d’extraordinaires ouvertures universalistes, mais l’abandon des observances de la Loi n’avait jamais été envisagée.

Paul pour sa part s’est toujours considéré comme juif ; pour lui le judaïsme est l’olivier franc, le bel arbre choisi et aimé par Dieu : « eux qui sont les Israélites, à qui appartiennent l’adoption, la gloire, les alliances, la loi, le culte, les promesses et les pères, eux enfin de qui, selon la chair est issu le Christ » (). Selon la parabole qu’il développe en , les chrétiens sont la branche sauvage greffée contre nature sur l’olivier, ils n’ont part que de façon secondaire à la sève de l’arbre juif ; nous avons été invités à prendre part à l’héritage d’Israël, et nous devons nous en souvenir : « Ne fais pas le fier, ce n’est pas toi qui porte la racine, c’est la racine qui te porte » (). Et Dieu jamais n’abandonnera son peuple, car « ses dons et son appel sont irrévocables » ().

Aussi Paul ne comprend pas ! Il ne comprend pas le refus d’Israël ! et il y a quelque chose de pathétique dans sa souffrance : « J’ai au cœur une grande tristesse et une douleur incessante. Oui je souhaiterais être moi-même séparé du Christ pour mes frères, ceux de ma race selon la chair, eux qui sont les Israélites » (). Au terme de trois chapitres tourmentés, Paul ne parvenant pas à comprendre continuera à affirmer qu’au terme « tout Israël sera sauvé », et s’en remet au dessein inscrutable et incompréhensible de la grâce divine, qui s’est servie du refus d’Israël pour appeler les païens mais qui saura aussi trouver la voie du salut du peuple aimé de Dieu.

2 - L’an 70, c’est, après quatre ans de guerre civile et de guerre contre les Romains, la prise de Jérusalem par Titus, la destruction du Temple et du culte, la disparition des grands-prêtres sadducéens, des esséniens, et des zélotes. Les Juifs n’ont plus de Temple, plus de culte, plus de prêtres, plus de terre. Ils vont alors se regrouper autour de quelques rabbis pharisiens, notamment Rabbi Ben Zakkaï, et redéfinir l’identité juive centrée sur la Loi et les prophètes, et sur les traditions palestiniennes de lecture et d’interprétation. Tous les écrits en grec sont rejetés, et notamment la Septante, traduction grecque de l’Ancien Testament, lue dans la diaspora depuis près de trois siècles ! Mais la Septante était devenue la Bible des chrétiens, car les auteurs chrétiens de langue grecque, Matthieu, Paul, Jean s’y réfèrent constamment.

Y a-t-il eu une expulsion des synagogues ? Nous n’en avons pas de trace dans la HaLaKah (tradition de la loi orale) juive. Mais deux faits manifestent la tension très forte :
 L’introduction (?) dans la prière juive des dix-huit bénédictions, le Shemonè Esrè, de la douzième, la Birkat haMinim qui devient une malédiction contre les Nazôraim et les Minim... Or, les Nazôraim sont connus comme groupes judéo-chrétiens stables jusqu’au 4e siècle.
 L’expression qui apparaît trois fois chez Jean : « exclu de la synagogue », et notamment dans le récit de la guérison de l’aveugle né ( : « Ses parents parlèrent ainsi parce qu’ils avaient peur des Juifs ; ceux-ci étaient déjà convenus d’exclure de la synagogue quiconque confesserait que Jésus est le Christ » ;  ; ).

Ce qui est certain c’est qu’une tension croissante s’est dessinée entre les communautés à la fin du siècle. Elle explique la dureté de Jean envers ceux qu’il appelle en bloc « les Juifs » ; elle explique aussi la dureté de Matthieu au chapitre 23 () : « Malheur à vous, scribes et pharisiens... », et le durcissement de la figure des pharisiens dans les Evangiles, alors qu’aucun pharisien n’est présent dans les récits plus anciens de la passion !

En fait on assiste alors à un conflit « de famille ». Chacun des deux groupes, pharisiens et chrétiens, prétend conserver le véritable héritage d’Israël. Car Matthieu, tout comme Paul, se définirait encore comme juif, et Jésus reste pour lui le Messie d’Israël, un Messie qu’Israël n’a pas reçu et ne peut plus recevoir.

Au deuxième siècle, les choses se durciront encore, avec la dernière révolte juive, révolte de Bar Kokhba, matée sous Hadrien en 135 : Jérusalem est rasée, les Juifs y sont interdits de séjour. Cependant que les chrétiens s’ouvrent massivement au monde païen et à la philosophie grecque...

Progressivement alors c’est la question de l’identité de Jésus et la reconnaissance de sa divinité qui creusera le fossé pour des siècles. Un fossé qui peut-être se dessinait déjà dans la souveraine liberté du Nazaréen vis-à-vis de la Loi, et dans le lien d’intimité sans précédent qu’il entretenait avec Dieu son Père...

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Centre d’enseignement théologique à distance
Roselyne DUPONT

Enseignante à l’Institut catholique Paris.

Publié: 01/09/2004