L’autorité de la Bible

Pour préparer cette conférence, je me suis servi de deux contributions entendues lors du colloque organisé à Paris en octobre 2000 par la Fédération biblique catholique sur La lecture de la Bible et les Eglises : Réflexions d’un protestant par Jean ZUMSTEIN (Faculté de théologie de Zürich), Réflexion d’un catholique par Philippe BACQ (Institut Lumen Vitae Bruxelles).
Ces conférences ont été publiées dans le n° 55 du Bulletin d’information biblique disponible auprès du Service biblique catholique ou du service biblique de la Fédération protestante.

Introduction

Si nous voulons être sérieux en abordant cette question très vaste de l’autorité des Ecritures, il nous faut remonter très loin dans la tradition chrétienne. Dès le second siècle de notre ère, on s’est mis en effet à considérer la Bible comme l’inscripturation de la Parole de Dieu. La Bible est alors comprise comme un double du Christ : Dieu s’est fait chair en Christ et il s’est fait écriture avec la Bible. Dès lors, à partir de ce moment là, on se met à considérer que les Ecritures ne contiennent aucune erreur. Justin Martyr (100-165) affirme que l’Esprit a dicté la Bible en se servant des auteurs bibliques comme un joueur de cithare pince les cordes de son instrument de musique. Irénée de Lyon défend lui aussi l’infaillibilité des textes bibliques, c’est à dire le fait que les Ecritures ne contiennent aucune erreur, ni sur le plan de la foi ni sur le plan historique, géographique, politique, etc. L’argument est que Dieu par son Esprit a directement inspiré le texte. Grégoire de Naziance (330-390) étend ce qu’il faut bien appeler une dictée divine au moindre trait de lettre. Comme quoi, vous le constatez, les chrétiens ont contribué à faire le lit de l’Islam qui a ensuite abondamment repris à son compte le thème de la dictée. Dans l’Islam, le Coran est écrit dans le ciel de toute éternité et Dieu ne fait que le dicter à Mohammed, considéré comme totalement transparent dans la transmission.

Malgré toute l’insistance que Luther a accordé à l’Ecriture, on peut dire qu’il s’est un peu distancié de cette compréhension de l’autorité des Ecritures qui proviendrait de son inspiration verbale. Il ne s’agit pas pour lui de nier que la Bible soit inspirée par le Saint Esprit, mais pas non plus de sacraliser le texte biblique. Son seul objectif reste de rencontrer le Christ qui est caché sous la lettre de l’Ecriture. Pour Luther les Ecritures n’ont d’autorité qu’en ce qu’elles rendent témoignage au Christ, ce qui a comme conséquence une distinction nette entre la parole de Dieu (le Christ) et les Ecritures (le témoignage rendu par des hommes à la Parole de Dieu). Permettez-moi de citer un extrait de son commentaire aux Galates à propos de la foi et des oeuvres : Supposons que les sophistes soient plus habiles que moi et me submergent sous leurs arguments en faveur des oeuvres et contre la foi. Il faut leur répondre tout simplement ainsi : Voici le Christ et voici le témoignage de l’Ecriture au sujet des oeuvres. Or le Christ est le Seigneur de l’Ecriture et de toutes les oeuvres. Peu m’importent les passages de l’Ecriture au sujet des oeuvres, quand bien même on en avancerait six cent en faveur de la justice des oeuvres. J’ai moi l’auteur et le Seigneur des Ecritures. J’aime mieux me tenir à ses côtés que de te croire.

Au-delà du côté polémique de ce texte, vous sentez bien que pour Luther, la Bible ne se confond pas avec le Christ. L’un est Seigneur, l’autre est servante. Le principe de la Sola Scriptura qui prévaut dans cette Réforme naissante indique que l’autorité de la Bible n’est pas l’autorité d’une Ecriture, mais l’autorité de celui dont l’Ecriture parle. Pour Luther, la foi chrétienne n’est pas la foi en la Bible, mais la foi au Christ. Je dois avouer que rapidement, Luther a été débordé par les tenants d’une réforme plus radicale qui trouve ses prolongements aujourd’hui dans nombre de courants dits évangéliques, certains plus fondamentalistes que d’autres. Dans ces courants, on identifie très souvent le texte biblique avec la Parole de Dieu. D’ailleurs la confession de foi selon laquelle la Bible est la Parole de Dieu est au moins aussi importante que Jésus-Christ est le Seigneur. Elles sont les deux faces de la même pièce de monnaie. Les Ecritures fonctionnent alors comme un code de vérités en raison d’une assistance spéciale du saint Esprit, au moment de leur rédaction et au moment de leur interprétation. Ce système en boucle interdit toute critique : les Ecritures témoignent de l’autorité souveraine de Jésus qui a consenti une délégation de pouvoir à ses apôtres. Ceux-ci sont investis de l’autorité du Christ et ils écrivent le Nouveau Testament en tant que porteur de l’infaillibilité du Christ. Je vous provoque bien entendu en utilisant ce vocabulaire très fortement connoté dans le débat entre protestants et catholiques.
Moins radicale dans sa perception de l’Ecriture, l’Eglise réformée de France a néanmoins inscrit l’autorité de la Bible dans sa Confession de foi : Avec ses pères et ses martyrs, avec toutes les Eglises issues de la Réforme, elle affirme l’autorité souveraine des saintes Ecritures, telle que la fonde le témoignage intérieur du Saint Esprit, et elle reconnaît en elle la source de la foi et de la vie.

Que mettons-nous les uns et les autres derrières le terme d’autorité ? Pour essayer d’y voir un peu plus clair sur cette question, je vous propose de réfléchir ensemble :
 au statut que nous donnons aux Ecritures par rapport au Christ et à sa révélation
 à la distance mentale à laquelle nous nous situons par rapport à ces Ecritures
 à nos méthodes de lecture et d’appropriation de ces textes
 accessoirement, nous pourrons aussi aborder la question épineuse de la hiérarchie plus ou moins implicite que nous établissons entre les textes bibliques (canon dans le canon)

1. Le statut de l’Ecriture

Sur la question du statut de l’Ecriture, l’Eglise catholique est sans doute celle qui a connu les déplacements les plus importants durant le dernier siècle de son histoire. Je vais vous présenter avec quelques détails les positions respectives de Vatican I et Vatican II car elles représentent bien deux tendances relativement opposées face à la Bible, que l’on retrouve jusque dans le protestantisme.

Au concile Vatican I en 1870, les évêques dénonçaient les erreurs d’un monde qui courait à sa perte. Ils stigmatisaient la confiance en la raison humaine qui avait donné naissance au rationalisme et à l’athéisme. Le concile attribuait l’entière responsabilité des hérésies aux Eglises de la Réforme, au motif qu’elles avaient rejeté le magistère divin de l’Eglise et abandonné au jugement privé les choses de la religion. Pour le concile, cette dérive de la critique rationnelle de l’Ecriture qui a envahi l’exégèse depuis la Réforme. La Bible a cessé d’être considéré de caractère divin et on a même commencé à l’assimiler à des fables mythiques. Pour endiguer ce danger les évêques rappellent que le rôle de l’Ecriture est de nous révéler les décrets éternels de Dieu. Je cite : Il a plu (à Dieu) dans sa sagesse et sa bonté de se révéler lui-même au genre humain, ainsi que les décrets éternels de sa volonté par une autre voie, surnaturelle celle-là. Seul le magistère de l’Eglise catholique a reçu de Dieu la charge d’interpréter correctement l’Ecriture. Il donne cette interprétation dans des dogmes dont le sens est présenté une fois pour toute, dit le concile.

Vatican I pose ainsi les deux grands principes de l’exégèse catholique qui seront battus en brèche au siècle suivant :
 L’exégèse est au service de la doctrine. C’est à dire que l’exégète qui se penche sur la Bible sait à l’avance ce qu’il va y trouver. Il y lira nécessairement ce que l’Eglise catholique enseigne dans ses dogmes. L’exégèse n’est pas soumise aux aléas de la recherche.
 En sens inverse la doctrine repose sur l’exégèse, mais seule l’interprétation littérale est admise. En effet, selon le Concile, la révélation contenue dans les livres écrits et dans les traditions non-écrites, prend sa source de la bouche même du Christ qui se transmet comme de main en main par les apôtres sous la dictée de l’Esprit Saint. Il n’existe donc aucune distance entre la lettre de l’écrit, le sens qu’elle communique et l’interprétation qu’en donne l’Eglise.

Il n’est donc pas étonnant qu’une certaine lecture fondamentaliste de l’Ecriture se rencontre encore souvent dans l’Eglise catholique. Elle est liée depuis cette époque de Vatican I à une très forte préoccupation pastorale. Dans ce type de lecture de la Bible, le chrétien est rassuré. Il vit dans la certitude de posséder les vérités nécessaires à son salut. Il sait clairement ce qu’il doit croire et comment il doit se comporter.

Malheureusement, cette construction rassurante n’a pas résisté à l’irruption de la modernité au 20e siècle. Progrès de la recherche critique, conscience de plus en plus en plus vive du caractère historique de la révélation, émergence d’un nouvel individualisme : autant de coups de boutoir qui ont fait vaciller l’idée d’un dogme immuable qui était traditionnel dans l’Eglise catholique.

Au terme d’une longue période d’évolution et de réflexion, le Concile Vatican II a donné une nouvelle impulsion à l’Eglise catholique. La Constitution Dei Verbum abandonne cette idée des décrets éternels de Dieu qui se révèlent dans les Ecritures et lui préfère l’idée d’un événement, celui de la rencontre.

En se mettant religieusement à l’écoute de la Parole de Dieu et en la proclamant avec assurance, le saint concile obéit aux paroles de Saint Jean qui dit : Nous vous annonçons la vie éternelle qui était auprès du Père et qui nous est apparue ; ce que nous avons vu et entendu nous vous l’annonçons afin que vous soyez en communion avec nous et que notre communion soit avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ. ()

D’un point de vue œcuménique, ce nouveau point de départ est capital : non seulement il abandonne toute attitude polémique par rapport aux Eglises de la réforme, mais il intègre l’expérience de la Parole, si chère à Luther. Ce que nous avons vu et entendu nous vous l’annonçons. Le point de départ de la foi est donc la parole vivante, expérimentée et reçue dans la confiance du cœur. On est frappé des connivences qui existent entre le prologue de Dei Verbum et certaines affirmations de Luther : l’Evangile n’est pas quelque chose d’inscrit dans les livres ou fixé dans la lettre, mais une prédication orale, une parole vivante, une voix qui résonne dans le monde entier et qui crie sur la place publique, si bien qu’on peut l’entendre partout.

Dans la Constitution Dei Verbum, le rapport Ecriture/tradition qui caractérisait Vatican I est renversé : l’Ecriture prise en son autonomie inspire vraiment la réflexion théologique. Jugez un peu du déplacement : Il a plu à Dieu, dans sa bonté et sa sagesse, de se révéler lui-même et de faire connaître le mystère de sa volonté, par lequel les hommes ont accès auprès du Père par le Christ, le Verbe fait chair, dans l’Esprit Saint, et sont rendus participants de la nature divine. Ainsi par cette révélation, le Dieu invisible, dans son amour surabondant, s’adresse aux hommes comme à des amis et est en relation avec eux pour les inviter à la vie en communion avec lui et les recevoir en cette communion.

L’insistance sur des vérités à croire impérativement que l’on trouvait à Vatican I s’efface ici devant la notion beaucoup plus biblique du mystère, comme sacrement de la volonté de Dieu. La forme de la révélation de Dieu, c’est celle de l’amitié. Ecouter la parole, c’est faire l’expérience vivante de Dieu qui communique avec nous. C’est entrer avec lui dans un dialogue d’amitié avec le Verbe, la parole faite chair. A partir de là, le concile exprime le souhait que l’étude de la parole de Dieu, prise en ce sens expérimental, et pas seulement intellectuel, soit pour la théologie comme son âme (§ 24). Qu’elle devienne en quelque sorte la matrice de la réflexion théologique, du discours de l’Eglise et de sa pratique pastorale. D’ailleurs, comme la parole exprime un dialogue incessant entre Dieu et les humains, son sens ne peut plus être présenté une fois pour toutes par le magistère de l’Eglise. Il se construit grâce à la participation de tous les membres du peuple de Dieu. En effet dit le concile, la perception des réalités aussi bien que des paroles transmises s’accroît par la contemplation et l’étude des croyants qui la méditent dans leur cœur, par l’intelligence intérieure des réalités spirituelles qu’ils expérimentent et par la prédication de ceux qui avec la succession dans l’épiscopat, ont reçu un charisme certain de vérité. (§ 8)

Les croyants ont donc leur part dans la perception et la compréhension de la parole, ils sont même nommés avant les prédicateurs, ce qui nous rapproche une fois de plus des Eglises de la Réformation.

Pour nous résumer à ce stade de notre réflexion, nous pouvons donc affirmer qu’il existe au sein du catholicisme comme au sein du protestantisme deux attitudes différentes face à la Bible.

 Les uns considèrent les Ecritures comme la révélation parfaite et normative de la vérité et de la volonté de Dieu. Pour légitimer leur confiance absolue dans le texte reçu, ils poussent jusqu’aux limites l’idée de l’inspiration, qui peut s’exprimer pour certains, par les mots d’inerrance ou d’infaillibilité.
 Les autres considèrent les Ecritures d’abord comme le témoignage d’une rencontre avec la Parole de Dieu faite chair en Jésus-Christ. Rencontre qui ne cesse de nous être proposée à nouveau au travers des Ecritures.

2. Notre distance avec les Ecritures

Si la Bible ouvre l’accès à Dieu et à sa révélation, il n’en demeure pas moins qu’elle se situe dans une relation d’altérité avec nous. Elle raconte une histoire qui se situe dans un passé éloigné. Elle est formulée dans des langues qui ne sont plus parlées dans les mêmes formes aujourd’hui. Elle est habitée par des concepts et des représentations qui n’ont plus cours dans notre culture. Elle fait écho à un monde social et culturel qui a disparu. Ajoutons à cela que bien des récits bibliques ont été mis par écrit longtemps après les événements qu’ils décrivent, dans une perspective de foi qui fait de ces textes beaucoup plus une prédication qu’un froid travail d’historien. Peut-on faire comme si cette distance n’existait pas ? Peut-on faire comme si les textes nous livraient l’objectivité des faits ?

Le Pentateuque, en tout cas dans la lecture traditionnelle que nous en avons, nous décrit une situation idéale ou depuis Adam jusqu’à Moïse en passant par Noé, Abraham et ses fils, tout le monde ou presque croit en Dieu et le reconnaît comme Seigneur. La réalité dès lors que l’on gratte un peu le vernis des textes bibliques est sans doute moins idyllique. On y découvre que dans tout le territoire d’Israël, Dieu a été adoré sous divers noms dans des sanctuaires rivaux pendant des siècles. Que certains des fils d’Israël portaient des noms composés avec celui du dieu Baal, que des prophètes comme Elie ou Elisée ont dû utiliser la violence pour enrayer la progression du culte de Baal. Que David ou Josias ont dû imposer par la force le culte du Dieu unique à Jérusalem, quitte à éliminer ceux qui osaient résister à ces mesures. Et que la foi monothéiste, telle que nous la connaissons et pratiquons aujourd’hui, ne s’est finalement imposée qu’à la suite de cet accident majeur que constitue la déportation à Babylone d’une partie du peuple pendant 70 ans. Pourquoi ces éléments n’apparaissent-ils qu’en filigrane dans le texte biblique, au hasard de petites touches qui semblent presque des oublis ou des lapsus dans un discours convenu ? La réponse réside dans le caractère éminemment prédicatif des textes bibliques.

Ce que je dis à propos du Pentateuque, je pourrais le dire de la même façon à propos des évangiles du Nouveau Testament. Un exégète comme Rudolph Bultman s’est attaché à retrouver à travers ces récits mis en forme plusieurs dizaines d’années après les faits ce que pouvait être l’acte initial de Jésus ou la parole forte prononcée, en les extrayant de tout l’ajout traditionnel apporté par la première communauté chrétienne, comme on le ferait pour des diamants à extraire de la terre qui les entoure. Je ne dis pas que cette entreprise dans sa radicalité ne comporte pas une part d’idéologie. Mais elle a au moins le mérite de nous rendre attentifs ou critiques si nous acceptons de l’être.

Est-ce que j’accepte ou non que tel récit de miracle est écrit de cette façon parce qu’il correspond à un schéma littéraire préétabli dans le monde grec antique ? Est-ce que je reconnais ou non que telle notation dans les évangiles ou telle parole placée dans la bouche de Jésus correspond au climat conflictuel que les chrétiens ont rencontré plusieurs dizaines d’années après le ministère terrestre de Jésus ? Est-ce que je reconnais ou non cette distance ? Est-ce que je l’accepte ? Ou est-ce que je préfère fermer les yeux et faire comme si elle n’existait pas ?

J’ajoute un autre argument.
Même si la Bible évoque plusieurs fois la permanence de la parole de Dieu en tant que telle, la plupart des auteurs n’avaient pas conscience d’écrire pour d’autres lecteurs que leurs contemporains immédiats. Le cas le plus évident est celui des apôtres. Les tout premiers chrétiens étaient intimement persuadés qu’ils ne connaîtraient pas la mort physique et que le Christ reviendrait de leur vivant. Les faits ont démontré qu’ils étaient un peu optimistes sur ce point. Il n’en demeure pas moins qu’ils n’imaginaient certainement pas que leurs textes seraient lus 2000 ans après eux. C’est sans doute aussi bien ainsi, car ils auraient peut être démissionné devant la responsabilité d’avoir à écrire un texte éternel.

Quel schéma mental portons-nous sur notre relation avec l’Ecriture ? Pouvons-nous la comprendre en court-circuitant le message qu’elle voulait donner à ses premiers auditeurs ? Pouvons nous faire l’économie de nous interroger sur les circonstances historiques ou spirituelles qui ont amené les auteurs bibliques à dire les choses de cette manière et à exprimer de cette façon une parole de Dieu pour leurs auditeurs directs ?

Cette parole de Dieu est-elle pertinente telle quelle aujourd’hui ? Par exemple, peut-on se servir de la Bible pour exprimer une position chrétienne sur le clonage reproductif de l’être humain ? Quels textes allez-vous utiliser, et pourquoi ? Quelle lecture allez-vous en faire ? Je vous parle là d’une question qui agite nos esprits aujourd’hui, mais la Bible sera-t-elle encore pertinente dans 1000 ans si la Parousie n’est pas intervenue auparavant, pour répondre aux questions que se poseront nos descendants ?
Lorsque j’entends certaines prédications qui ne sont que des enfilades de versets bibliques, je suis un peu perplexe. Pouvons-nous nous contenter de répéter les Ecritures en espérant qu’elles auront le même impact sur nos contemporains que celui qu’elles en ont eu sur leurs premiers auditeurs ?

Ne voyons-nous pas que le fossé culturel se creuse de plus en plus avec l’urbanisation de nos sociétés, avec l’émergence des nouveaux moyens de communication qui rendent la lecture moins attractive, avec la perte des valeurs et des symboles judéo-chrétiens. N’oubliez pas que selon le sondage Sofres réalisé en 2001, 54 % des Français pensent que la Bible est un livre dépassé, sans lien avec la vie moderne.

Alors la question se pose, même et surtout si nous sommes croyants : comment faut-il lire la Bible et la comprendre aujourd’hui ? Comment peut-on lui faire produire du sens et non pas seulement des incantations religieuses ?

3. Méthodes de lecture et d’appropriation de ces textes

La Commission biblique pontificale a publié en 1993 un document intitulé L’interprétation de la Bible dans l’Eglise. Il répertorie et apprécie les diverses manières d’aborder la bible qui ont cours aujourd’hui. Il classe à part, au début de son énumération la méthode historico-critique et à la fin la lecture fondamentaliste. Ce document porte un jugement très positif sur la méthode historico-critique. Il affirme même qu’elle est indispensable pour l’étude scientifique des textes anciens. En revanche, il critique sévèrement la lecture fondamentaliste allant jusqu’à dire : elle est dangereuse car elle est attirante pour des personnes qui cherchent des réponses bibliques à leurs problèmes de vie.

Entre ces deux pôles extrêmes, le document distingue soigneusement les autres méthodes d’analyse telles que la méthode rhétorique, narrative ou sémiotique et les autres approches qui se réfèrent aux sciences humaines (sociologie, anthropologie, psychanalyse) soit aux contextes culturels (approche libérationiste, féministe).
Cette diversification rapide des méthodes et des approches pour lire la Bible, pose une question nouvelle : nous sommes plus que jamais confrontés à des conflits d’interprétation en ce qui concerne l’Ecriture.

Je prends un exemple. L’Eglise catholique pratique ce qu’elle appelle le sacrement des malades. Les mouvements charismatiques ont également redécouvert ce geste de l’imposition des mains aux malades avec l’onction d’huile telle qu’elle est recommandée dans l’épître de Jacques : « Quelqu’un parmi vous est-il malade ? Qu’il appelle les anciens de l’Eglise, et que les anciens prient pour lui, en l’oignant d’huile au nom du Seigneur. » () J’ai entendu de très nombreux témoignages de la bénédiction que cette prière accompagnée de ce geste a représenté pour la personne malade, certains prédicateurs n’hésitant pas à faire le lien avec ce psaume magnifique où la communion entre les frères est comme l’huile qui coule sur la tête et sur les vêtements d’Aaron. Très bien. Le problème si on regarde le texte de Jacques de plus près est qu’il ne parle pas d’onction d’huile, en tout cas pas dans un sens religieux qui permettrait de faire un parallèle entre l’onction sur les prophètes ou les rois, avec l’onction de l’Esprit sur Jésus ou sur les croyants. Ce n’est pas le verbe chriein que Jacques utilise, celui qui a donné le participe christos, mais le verbe aleiphein qui lui appartient au registre médical ou cosmétique. Dans le Nouveau Testament on le retrouve utilisé pour la personne qui jeûne dans le sermon sur la montagne () et à qui on recommande de parfumer sa tête, ou à propos de Marie qui se rend très tôt le dimanche matin pour embaumer le corps de Jésus (). Ce que Jacques décrit est peut-être un acte banal de compassion, à l’image du bon Samaritain qui avait versé sur les plaies du blessé du vin et de l’huile. Est-il donc légitime de développer toute théologie autour de ce geste sur des bases exégétiques aussi minces ? Je n’ai pas de réponse définitive sur la question, mais je voudrais au moins attirer votre attention sur les justifications bibliques de nos pratiques. Est-ce que quelquefois nous ne faisons pas un peu violence aux textes pour les tordre dans une direction qui nous convient ?

Ce que nous venons de voir avec cette interprétation de l’épître de Jacques doit nous rappeler que les uns et les autres, nous nous inscrivons dans une longue tradition de lecture, liée à un long héritage de pratiques sociales, culturelles ou liturgiques. L’accès à la Bible est toujours tributaire de la complexe histoire de sa réception et de sa compréhension dans les siècles passés. C’est un fait sur lequel nous devons rester clairvoyants : le lecteur appartient toujours à un lieu précis marqué par l’histoire de la réception de la Bible. Loin d’en faire un prétexte pour rester chacun dans notre sphère étanche, nous pouvons au contraire le saisir comme une chance, à trois conditions :
 D’être prêts les uns et les autres à reconnaître l’existence et à analyser le poids de cet héritage.
 D’être prêts à confronter nos interprétations avec la Bible elle-même, prise dans son sens premier. Ma tradition d’interprétation mérite-t-elle d’être nuancée au vu de ce que je découvre dans le texte ?
 D’examiner comment les différentes traditions chrétiennes se sont inspirées de ce texte pour en exprimer toute la richesse et dans un esprit critique de croiser ces différents regards de foi.

Je suis personnellement assez mal à l’aise dans certains groupes qui pratiquent une lecture spiritualiste des Ecritures et qui considèrent que le recours à l’exégèse dessèche le texte. Pour eux la Bible est donnée aux chrétiens non pas pour être analysée et disséquée mais pour nourrir leur foi. L’essentiel est donc de se mettre ensemble à l’écoute de l’Esprit pour voir ce qu’il nous dit aujourd’hui au travers de tel ou tel texte. L’intention de départ est bonne. Elle met en valeur que le rôle de la Bible est bien de nourrir la foi des chrétiens et que l’Esprit joue une part importante dans la juste interprétation des textes. Mais ce refus de prendre en compte les données de l’exégèse comporte aussi le risque réel de parler à propos du texte, sans se préoccuper de le faire parler lui-même. Le texte devient alors un simple prétexte à un partage de vie. Et on risque alors d’aboutir au contraire de ce que l’on cherchait : au lieu de se mettre à l’écoute de ce que dit l’Esprit, on fait dire à l’Esprit ce que les participants désirent se dire... avec tous les dérapages que cela représente. Il n’y a plus au sein du groupe, ni règle de lecture, ni règle de partage. En général, c’est la personnalité la plus forte, ou celle qui cherche à prendre un ascendant sur les autres, qui impose sa vision sous couvert d’inspiration. Le texte biblique n’est plus qu’un prétexte.
Curieusement, ces groupes se font un peu les héritiers de la théologie médiévale qui séparait la lettre et l’esprit. La lettre, c’est le sens premier, immédiat, historique et manifeste du texte. On lui oppose l’esprit, c’est à dire le sens caché, spirituel, celui auquel on accède lorsque la foi nous ouvre les yeux.

Luther a rappelé que lettre et esprit ne sont pas deux niveaux de signification inscrits dans le texte, mais deux attitudes face au texte. Il y a lettre lorsque nous étudions la Bible de l’extérieur sans nous sentir concernés. Il y a esprit lorsque nous percevons ce même sens comme un message qui s’adresse directement à nous, capable de nous transformer. Pour Luther, Dieu utilise la Parole humaine pour écrire sa parole vive dans les cœurs.

Nous ne pouvons éviter une vraie confrontation avec ce que j’appellerai la matérialité du texte. C’est pourquoi nous devons utiliser les outils à notre disposition :
Le travail incessant de la traduction biblique nous rappelle que nous accédons à la Bible avec des versions qui sont elles-mêmes une interprétation de l’original. Retrouver le sens des mots est un premier pas en direction de l’original. De même que nous devons replacer les textes dans leur contexte initial, les lire comme faisant partie intégrante d’une histoire qui n’est pas la nôtre. Rendre justice au contexte social, culturel et religieux dans lesquels ces textes sont nés. Car c’est seulement dans la mesure où elle n’est pas confisquée d’entrée pour servir à des applications superficielles que la Bible devient un véritable vis-à-vis, capable de m’interpeller et de me faire découvrir un monde et des perspectives différentes que les schémas mentaux qui étaient les miens avant de l’aborder.

Si la Bible ne me sert que de miroir pour ce que je suis déjà, alors comme l’indique le mythe grec de Narcisse, cette attitude est mortifère.

C’est pour éviter ce genre de dérive, qu’à l’Alliance biblique nous avons voulu créer la bible d’étude NBS. Pour que les responsables d’Eglise ou de groupes aient à leur disposition le maximum d’informations objectives sur les textes. La traduction d’abord : autant que possible un même mot français ne sert pas à traduire deux mots différents dans l’original. En Jacques 5,14, Que les anciens prient pour lui en lui faisant une application d’huile au nom du Seigneur. Et puis des informations données dans le péritexte : A quelle communauté s’adresse Jacques pour développer un discours aussi différent de celui de Paul ? Attention, tel passage du verset est absent des manuscrits les plus anciens. Ce thème se retrouve également dans la littérature retrouvée à Qumran. Etc.
Les faits sont seulement mentionnés. La Bible d’étude n’en tire aucune conséquence, elle laisse à chacun la responsabilité d’examiner ses convictions et sa tradition d’interprétation à la lumière que ces informations nouvelles jettent sur le texte. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui, cette Bible NBS est saluée dans tous les milieux d’Eglise pour l’originalité de la démarche. Je dirais qu’elle est saluée surtout par les progressistes, ceux qui acceptent que la Bible doit rester première dans leur réflexion, mais qu’elle est boudée par les adeptes d’un prêt-à-penser spirituel. Ceux qui cherchent dans la religion plus une sécurité qu’une stimulation.

Lire un texte en vérité, c’est lui permettre de réaliser le but qu’il s’assigne. D’une façon générale la Bible se présente comme un témoignage qui invite son lecteur à s’interroger sur la compréhension de son existence et à la restructurer à la lumière de la compréhension divine. En d’autres termes, le texte biblique se veut interpellation, mise en question, proposition de vie, appel de la foi à la foi. Une lecture conséquente du texte biblique se doit de mettre en avant sa dimension pragmatique. Le devoir d’interprétation de la Bible n’est pas terminée aussi longtemps que la proposition d’existence mise en oeuvre par le texte n’est pas devenu explicite pour le lecteur. La lecture de la Bible n’a pas d’abord pour but d’accroître les connaissances historiques ou littéraires du lecteur, mais de le placer devant la vie de Dieu. C’est sans doute là que réside la véritable autorité de la Bible, dans le pouvoir qu’elle a de me rendre auteur, c’est à dire inventeur d’une vie nouvelle habitée par le Christ.

4. Hiérarchie entre les textes

Le concile Vatican II affirme à propos des quatre évangiles : Ils possèdent une supériorité méritée, en tant qu’ils constituent le témoignage par excellence sur la Vie et sur l’enseignement du Verbe incarné, notre Sauveur. Le but des Ecritures étant de rendre témoignage au Christ, les textes qui parlent de lui directement sont privilégiés dans la pratique de l’Eglise catholique. Cela se vérifie même dans le domaine de l’édition : le Nouveau Testament, où même les quatre évangiles se diffusent beaucoup plus dans les milieux catholiques que dans les milieux protestants, toutes tendances confondues.

Les milieux protestants évangéliques mettent en avant de leur côté cette parole de Paul dans la deuxième épître de Paul à Timothée () : « Toute Ecriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, pour réfuter, pour redresser, pour éduquer dans la justice, afin que l’homme de Dieu soit à la hauteur, parfaitement équipé pour toute œuvre bonne. » Ils se servent de cette phrase pour considérer que tous les livres appartenant au canon (Bible hébraïque plus Nouveau Testament) sont également inspirés par Dieu et peuvent être utilisés dans la vie des croyants d’aujourd’hui. Ça c’est la théorie, dans la pratique les mêmes protestants considèrent comme la perle de toute la Bible, le fameux verset de Jean qui résume à leurs yeux l’ensemble du projet éternel de Dieu pour l’humanité et qui de fait sert de clef d’interprétation pour les autres textes de la Bible : Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, pour que quiconque met sa foi en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle.

Vous aurez compris que Luther ne se cachait pas pour considérer que l’offre de la grâce à tous les croyants constituait l’épicentre du message biblique. De ce fait, les versets de la Bible qui vont à l’encontre de ce principe ne sont pas recevables. Luther avait beaucoup de mépris pour l’épître de Jacques qui dans le Nouveau Testament, rappelle que la foi ne vaut rien si elle n’est pas accompagnée de marques visibles dans la vie du croyant. Luther l’appelait l’épître de paille.

Quelle Ecriture utilisons-nous pour construire notre théologie, pour établir nos doctrines ou pour fonder nos pratiques ? A quels textes sommes-nous prêts à reconnaître de l’autorité ? A quels autres textes choisissons-nous de ne pas obéir et pourquoi ?

Pourquoi avons-nous gardé le signe de l’eucharistie où Jésus dit : « Faites ceci en mémoire de moi » et pas le signe du lavement des pieds où Jésus dit : « Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds. » N’est-ce pas un commandement précis du Seigneur lui-même ? Pourquoi les chrétiens adventistes sont-ils les seuls à obéir à cet ordre ? Pourquoi passons-nous quasiment tous sur ce verset comme si nous n’avions rien vu ?

Comment allons-nous fonder une éthique à partir de la Bible ? Nous sommes conscients les uns et les autres que la Bible représente une véritable bibliothèque de textes divers rédigés sur une longue période de plus de 1000 ans et dans des contextes religieux très divers. Comment prendre en compte ce que les uns appellent l’histoire de la révélation ou d’autre plus simplement histoire de la pensée religieuse ? Les textes les plus tardifs sont-ils forcément les plus inspirés ? Je vous rappelle que c’est l’argument que l’Islam utilise pour justifier la supériorité du Coran sur la Torah ou sur l’Injil.

Nous ne pouvons nier que notre pré-compréhension de la foi et de Dieu, influence notre manière de lire les textes bibliques, de les hiérarchiser et de les comprendre. Dans la Bible cohabitent deux visages de Dieu assez différents l’un de l’autre. Elle nous montre à la fois le visage d’un Dieu tout-puissant qui crée et qui dirige l’univers et à la fois le visage d’un Dieu tout-amour qui a choisi de donner à l’homme toute sa responsabilité. Selon que notre foi s’oriente plutôt vers l’un ou vers l’autre, nous allons mettre l’accent sur l’exigence de Dieu et opter pour une éthique plutôt stricte et conservatrice ou bien nous allons mettre l’accent sur le pardon et la grâce et opter plutôt pour une éthique du changement.
Luther avait clairement opté pour un Dieu de grâce et il était prêt à assumer ce choix définitif devant tous ceux qui auraient cherché à lui prouver, Bible en main, que le centre de l’Evangile est ailleurs. Nous devons en tant que responsables de communautés, pasteurs au sens biblique du terme, être autant que possible clairvoyants sur l’image de Dieu qui nous habite et sur la façon dont cette image influence notre interprétation de la Bible et notre discours.

En guise de conclusion

En guise de conclusion (provisoire) sur cette question, permettez-moi de citer à nouveau Martin Luther : « Prenez garde de ne pas faire du Christ un Moïse, ni de l’évangile une loi ou un livre de doctrine [...]. L’évangile n’exige pas à proprement parler d’œuvres de notre part par lesquelles nous deviendrions justes et serions sauvés. L’évangile n’exige que la foi au Christ, qui consiste à croire qu’il a vaincu pour nous le péché, la mort et l’enfer et qu’il nous donne ainsi justice, vie et salut. »
Ce qui signifie : la Bible n’explique pas de toute éternité ce qu’il faut penser de la société, de la politique, de la morale, de la place des femmes. La Bible ne dit pas non plus comment Dieu est dans sa substance. Moralité, la Bible n’a pas le dernier mot sur tout. Elle s’occupe seulement du sens de l’existence humaine. Elle dit ce qu’est l’être humain dans sa relation avec Dieu. Elle parle de la vie de l’homme et se propose d’éclairer son existence dans le monde. Est-ce qu’en focalisant ainsi son propos, comme on le ferait avec les rayons du soleil que l’on concentre en un point de fusion, on lui enlève une part de son autorité ? C’est à vous de répondre !

Une faute d'orthographe, une erreur, un problème ?   
 
Christian BONNET

Pasteur

Publié: 01/05/2015