« Je ne suis pas venu abolir mais accomplir » : la relation aux Écritures, selon les Évangiles

L’exposé de Paul Bony (n° 126 de la revue « Esprit & Vie ») a rappelé le rôle de Paul comme missionnaire et comme théologien. Apôtre des nations, il n’a jamais oublié que l’Évangile était d’abord destiné à Israël. Dans ses épîtres, il prend appui sur l’Écriture, avec la subtilité héritée de son éducation rabbinique, et il met l’accent sur l’éclairage nouveau apporté par la gloire du Ressuscité.
La relation entre l’Écriture du premier Testament et celui de l’accomplissement en Jésus-Christ constitue un point très sensible dans le dialogue entre christianisme et judaïsme. Les chrétiens auraient-ils volé aux juifs leurs Écritures, comme il fut dit dans les émissions d’Arte du printemps 2004 ? Le sujet est central, puisque, dès la première proclamation de foi, il est dit que le Christ est mort selon les Écritures et qu’il est ressuscité selon les Écritures (1 Co 15, 3 s.).
Prêtre du diocèse de Poitiers, professeur à l’Institut catholique de Paris, très engagé dans le dialogue œcuménique, Yves-Marie Blanchard s’attache à clarifier le sujet, à partir des citations faites dans les Évangiles. Dépassant la conception naïve d’une correspondance stricte entre prophétie et événement, il nous invite à réfléchir sur le rapport entre la langue de l’Écriture et la Parole vive, prononcée maintenant dans la foi au Christ ressuscité, le oui définitif de Dieu à ses promesses (2 Co 1,20).

« N’allez pas croire que je sois venu pour abolir la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu abolir mais accomplir. » (Mt 5,17) [1] La déclaration ainsi prêtée à Jésus est propre à l’Évangile selon Matthieu ; elle ne comporte pas de strict équivalent dans les autres Évangiles.

Le contexte large enchâssant ce verset singulier (Mt 5-7) est celui du discours sur la montagne, suggérant que la question en débat est moins celle de l’Écriture comme objet textuel que celle de la Loi mosaïque comme règle de vie et charte de l’existence sociale placée sous le signe de l’Alliance. Toutefois, le contexte proche (Mt 5,18-20) fait référence à la lettre des Écritures, avec la formulation d’une exigence de fidélité formelle absolue : « Pas un iota, pas un tiret ne passera de la Loi. » La notion d’accomplissement nous paraît donc pouvoir s’appliquer aussi bien au mode d’observation de la Loi ancienne qu’à la signification du rapport textuel entre Ancien et Nouveau Testament, tel que le pratiquent les rédactions évangéliques, à commencer par saint Matthieu.

Ce verset a fait l’objet de nombreuses études exégétiques. Une majorité de chercheurs y a reconnu un morceau rédactionnel plutôt que traditionnel [2]. Un tel jugement ne nous semble pas en mesure de remettre en cause le fait que le Jésus historique se soit lui-même situé à l’égard de la Loi mosaïque dans une attitude responsable, associant fidélité et liberté. Toutefois, il est probable que la traduction de ce rapport à la Loi en termes d’accomplissement relève d’un jugement a posteriori, émis par la communauté matthéenne et engageant l’autorité du narrateur.

Les formules d’accomplissement en saint Matthieu

De fait, l’expression « afin que s’accomplît la Parole de l’Écriture » - littéralement : « afin que s’accomplît la Parole du Seigneur par le prophète disant... » - revient à dix reprises dans l’Évangile selon Matthieu : Mt 1,22 : au sujet de la nomination de Jésus par Joseph ; Mt 2,15 : retour de la fuite en Égypte ; Mt 2,23 et Mt 4,14 : installation de Jésus, successivement à Nazareth et Capharnaüm ; Mt 8,17 et Mt 12,17 : gestes prophétiques accomplis par Jésus durant le ministère en Galilée ; Mt 13,35 : caractère paradoxal de l’enseignement en paraboles ; Mt 21,4 : préparatifs de l’entrée triomphale à Jérusalem ; Mt 26,56 : arrestation de Jésus et Mt 27,35 : partage de ses vêtements.

À ces dix occurrences de l’énoncé d’accomplissement, on peut ajouter deux propositions indépendantes mentionnant simplement le fait de l’accomplissement sans quitter formellement le récit (Mt 2,17 ;27,9). Toutefois, un regard attentif discernera la présence d’un déictique (l’adverbe de temps « alors »), avec pour effet de marquer une sorte de distance par rapport au texte - ce qui amène à considérer également ces passages comme relevant du commentaire géré par le narrateur. Enfin, à deux reprises, le constat d’accomplissement est placé dans la bouche même de Jésus, donc sous la forme d’un jugement revêtu de la plus haute autorité possible : « Et voici que s’accomplit [indicatif présent] pour eux la prophétie d’Isaïe disant... » (Mt 13,14) ; « Comment donc s’accompliraient les Écritures, selon lesquelles il faut qu’il en soit ainsi ? » (Mt 26,54.)

Le but de ces citations est d’opérer la soudure entre le tissu narratif de l’Évangile et tel fragment scripturaire importé au cœur du récit. Dès lors, l’énoncé récurrent participe d’un dispositif herméneutique proche de ce qu’on appellerait aujourd’hui un commentaire. La caractéristique majeure de cet énoncé réside dans le fait que l’action verbale, dite d’accomplissement, est exprimée sous la modalité volitive (mode grammatical du subjonctif), en dépendance d’une conjonction de subordination traduisant un rapport logique, sinon de finalité au sens strict (afin que), du moins de conséquence (de sorte que, si bien que), liant étroitement la situation narrative de l’Évangile et le texte vétérotestamentaire présenté comme objet de l’accomplissement. La relation ainsi établie entre le récit évangélique et les Écritures juives appelées à devenir Ancien Testament ne relève pas de l’évidence et ne saurait s’imposer d’elle-même. Elle est manifestement le fruit d’un jugement délibéré de la part du narrateur. Au regard des perspectives aujourd’hui ouvertes en exégèse, un tel statut « rédactionnel » de l’énoncé d’accomplissement ne fait que renforcer l’attention accordée à cette proposition. Il convient en effet d’y reconnaître une intervention décisive de la part de l’auteur implicite, donc un signal de première importance destiné à guider le lecteur sur les chemins du sens voulu par le narrateur.

En outre, il paraît quelque peu excessif de focaliser notre intérêt sur la relation aux Écritures, alors que l’énoncé familier à Matthieu s’attache plutôt à la Parole de Dieu, en quelque sorte antérieure à l’écrit faisant l’objet d’une citation, d’ailleurs plus ou moins littérale. En effet, à l’exception de Mt 26,54 où Jésus, lui-même en position de locuteur, s’exclame : « Comment donc s’accompliraient les Écritures, selon lesquelles il faut qu’il en soit ainsi ? », toutes les occurrences de la formule d’accomplissement insistent sur l’oralité de la Parole ainsi évoquée. Tout d’abord, en amont de l’Écriture figure la Parole divine (litt. : « ce qui fut dit », au participe aoriste passif), émise à un moment donné de l’histoire (valeur de l’aoriste), sans autre agent que Dieu lui-même (fonction du passif divin). Ensuite intervient le prophète, en tant que sujet de parole (valeur étymologique du mot grec prophète, litt. : « porte-parole ») en dépendance de l’énonciateur divin et à titre d’intermédiaire « par lequel » (valeur de la préposition grecque dia) s’opère la transmission de la parole initiale. Enfin, au stade même de la lecture, le message prophétique est considéré comme parole émise au présent (litt. : « par le prophète disant »), donc parfaitement contemporaine de l’acte de lecture qui redonne au texte mort son statut de vivante parole. Bref, l’énoncé matthéen relatif à l’accomplissement envisage moins le rapport aux Écritures comme texte qu’il ne décrit le processus de communication par lequel la Parole divine advient au présent de l’acte de lecture appliqué à des écrits globalement qualifiés de prophétiques. Dès lors, les Écritures ne sont guère plus que le support matériel par la médiation duquel la Parole divine, historiquement située, traverse le temps et l’espace afin de retentir du moment qu’un acte de lecture restitue au message sa pleine actualité (d’ailleurs effectué à voix haute, comme il est de règle dans l’Antiquité).

Le sens du verbe accomplir

Reste la question de l’accomplissement en tant que tel ? Autrement dit, comment devons-nous comprendre le verbe « remplir » présent dans les douze occurrences matthéennes (plèroûn ; une fois ana-plèroûn) ? L’idée première est celle du plein, au sens physique du terme (en Mt 12,48, il s’agit simplement de remplir un filet) ou bien au sens figuré, par exemple quand il s’agit de « faire le plein » aussi bien de méchanceté (Mt 23,32) que de justice (Mt 3,15). En tout cas, il n’est question ni de mettre un terme dans le temps, ni d’exécuter un plan selon des règles de conformité interdisant toute nouveauté. Les valeurs courantes du français « accomplir » peuvent donc se révéler trompeuses, notamment lorsque le contexte de la phase évoque une nécessité, comme dans la déclaration de Jésus en Mt 26,54 : « Comment donc s’accompliraient les Écritures, selon lesquelles il faut qu’il en soit ainsi ? » [3] La tentation est grande de concevoir cette nécessité comme relevant de la causalité interne à l’intrigue : autrement dit, Jésus marchant vers sa mort ne ferait qu’exécuter un programme narratif totalement préconçu, excluant toute liberté de sa part. Or, comme nous l’avons dit plus haut, l’énoncé d’accomplissement se présente comme un commentaire à distance de l’intrigue. C’est donc bien le jugement du narrateur qui reconnaît après coup un rapport nécessaire, non pas au niveau de la causalité des faits racontés, mais au plan de l’interprétation théologique, attachée à désigner la parfaite cohérence logique entre les événements survenus à Jésus et l’ensemble de la tradition scripturaire présente à la mémoire d’observateurs judéo-chrétiens, familiers des Écritures mosaïques.

Une fois écartés de tels faux sens, liés aux ambiguïtés du terme français « accomplir », il convient de préciser ce que signifie le mot grec plèroûn, c’est-à-dire de façon triviale « remplir ». En tant qu’elles « remplissent » l’Écriture - ou plutôt la Parole relayée par les écrits prophétiques -, les actions et paroles de Jésus n’ont certainement pas pour effet de l’abolir ou de la rendre insignifiante. Bien au contraire, elles remplissent l’Écriture d’un surcroît de sens ; elles lui donnent de donner tout son sens. Cela suppose que l’Écriture soit non seulement maintenue en l’état mais, en quelque sorte, surqualifiée et « remplie » de sens. Dès lors, faut-il considérer l’Écriture comme un cadre vide, auquel seul l’événement christique conférerait un contenu significatif ? Sans aller jusque-là, disons que, du point de vue des rédacteurs évangéliques, l’Écriture est déficiente tant qu’elle n’est pas « remplie » de sens christologique, tandis qu’à l’inverse l’énonciation du message évangélique suppose l’existence d’un « cadre » scripturaire au sein duquel elle puisse se déployer en toute liberté. Une telle dépendance réciproque nous a naguère fait penser à la dualité langue - parole, selon les catégories de la linguistique saussurienne [4]. Certes, il ne s’agit là que d’une analogie pouvant aider à penser le rapport original entre le préalable des Écritures vétérotestamentaires et l’énonciation de la Parole évangélique. Mais ne peut-on dire que, de même que langue et parole se conditionnent réciproquement, comme le suggère aussi le couple compétence - performance, l’Écriture mosaïque est à l’annonce évangélique dans la même position que la langue à l’égard de la parole ? Tandis que la première existe toujours comme la condition a priori de toute parole, cette dernière ne peut être innovante que dans la mesure où d’abord elle respecte les règles reçues de la langue (lexique et syntaxe). En tant que Parole vivante, l’Évangile ne peut être énoncé autrement que selon les paradigmes de la langue vétérotestamentaire : plus qu’un jeu érudit d’allusions savantes, il s’agit bien d’une règle structurante. Certes, Jésus est beaucoup plus que le Messie d’Israël, mais cette nouveauté ne peut être exprimée en dehors de la langue disponible : aussi continuera-t-on de dire que Jésus est Christ Messie, alors même que l’origine de Jésus et la nature de sa mission salvifique sont d’un tout autre ordre que le messianisme de l’ancien Israël. Il en sera de même pour l’ensemble du récit évangélique, tissé de matériaux narratifs et figuratifs issus de l’Ancien Testament mais ordonnés de façon inédite afin de suggérer la radicale nouveauté de l’événement de salut accompli en Christ et confessé au titre de la foi en sa personne.

Dans l’Évangile de Luc

Ainsi considéré comme un trait marquant de la rédaction matthéenne, le motif de l’accomplissement des Écritures figure également dans les Évangiles selon Luc et Jean, mais de façon différente. Tout d’abord, en Luc apparaît la distinction entre deux modalités du même accomplissement, susceptibles d’être tenues pour complémentaires. L’accomplissement de plénitude (verbe plèroûn [5]) figure dans les paroles aussi bien de l’ange à l’adresse de Zacharie (Lc 1,20) que de Jésus lui-même, en situation d’homéliaste à la synagogue de Nazareth (Lc 4,21). De même, Moïse et Élie, représentant sans doute la Loi et les Prophètes, évoquent la passion de Jésus comme « accomplissement » (Lc 9,31). Surtout, le Ressuscité, manifesté aux disciples le soir de Pâques, attribue à ses propres paroles la fonction d’accomplir « tout ce qui est écrit à [son] sujet dans la Loi, les Prophètes et les Psaumes » (Lc 24,44). Le repas d’Emmaüs et la rencontre des onze apôtres attestent l’activité « herméneutique » du Ressuscité, c’est-à-dire sa capacité de relire l’ensemble des Écritures juives à la lumière de son propre destin (Lc 24,25.27), « ouvrant » du même coup non seulement le sens des Écritures (Lc 24,32) mais aussi l’intelligence des disciples, ainsi mis en état de « comprendre les Écritures » (Lc 24,45). Ainsi, la théologie de l’accomplissement trouve sa source dans la Parole même du Ressuscité, émise dans le contexte de l’assemblée chrétienne par la médiation des prophètes chrétiens. De même que le signe du pain rompu autorise la reconnaissance du Ressuscité, présent au milieu des siens (Lc 24,31), de même la prédication chrétienne a pour objet d’énoncer la geste de Jésus comme accomplissement des Écritures reçues de la tradition juive (Lc 24,44).

Ce faisant, la communauté post-pascale ne fait que suivre l’exemple du Jésus historique, connu pour avoir lui-même assuré la prédication dans les synagogues de Galilée. Ainsi, l’homélie de Nazareth impute à Jésus lui-même l’initiative du motif de l’accomplissement - plénitude comme expression du rapport pouvant être établi entre les Écritures anciennes et la nouveauté de l’Évangile annoncé comme événement de salut : « Il commença à leur dire : aujourd’hui l’Écriture est accomplie à vos oreilles. » (Lc 4,21.) L’inclusion ainsi placée aux bornes du récit lucanien place donc l’ensemble de l’Évangile selon Luc, depuis la première prédication à Nazareth jusqu’aux apparitions du soir de Pâques, sous le signe de l’accomplissement, de par la volonté expresse de Jésus, dès le temps de sa vie publique, à plus forte raison à travers la prédication assumée en son nom au sein de l’assemblée chrétienne, selon le modèle d’Emmaüs.

Ainsi appliqué à l’ensemble du récit évangélique, le motif de l’accomplissement revêt une signification particulière à l’heure de la croix. Non seulement les événements vécus dans ce contexte rassemblent la totalité des Écritures et leur accordent une plénitude de signification, mais il s’agit en même temps de l’achèvement de la carrière de Jésus, dont les derniers moments sont aussi les plus riches de sens. Dès lors, il n’est pas étonnant que l’accomplissement des Écritures s’exprime désormais en termes d’achèvement (verbe teleîn) : « Voici que nous montons à Jérusalem, et sera achevé (telesthèsetai) tout ce qui a été écrit par les prophètes au sujet du Fils de l’homme » (Lc 18,31) ; « Je vous dis en effet qu’il faut que ce qui est écrit s’achève (telesthènai) en moi ; et en effet ce qui me concerne a son achèvement (télos) » (Lc 22,37). Ainsi, la conjonction de la plénitude (accomplissement, au sens étymologique ; verbe plèroûn) et de l’achèvement (verbe teleîn) confère au mystère pascal de Jésus un statut de perfection (verbe teleioûn), d’un tout autre que la réalisation déjà efficace d’exorcismes et de guérisons menés à leur fin (verbe apoteleîn) : « Voici que je chasse les démons et que j’accomplis (apotelô) des guérisons, aujourd’hui et demain ; et, le troisième jour, je suis accompli (teteleioûmai). » Certes, ce verset Lc 13,32 demeure énigmatique ; il apparaît cependant que l’évocation du troisième jour n’est pas dénuée de référence pascale. La mention de l’accomplissement de perfection (teleioûn) semble d’autant mieux venue que la mort et résurrection de Jésus constituent bien le sommet de l’accomplissement [6]. La plénitude du sens (plèroûn) et l’achèvement du parcours (teleîn) se trouvent ainsi réunis, dans la perfection (teleioûn) d’un acte sublime récapitulant toute l’œuvre du salut.

Dans l’Évangile de Jean

La distinction entre l’accomplissement de plénitude et le motif de l’achèvement se trouve confirmée par l’Évangile de Jean. D’une part, le quatrième Évangile comporte, comme celui de Matthieu, un certain nombre d’occurrences de l’énoncé caractérisant la relation d’accomplissement, du genre : « afin que s’accomplît la parole de l’Écriture » [7]. Toutefois, la référence à l’oralité de la parole est moins fortement marquée : le rédacteur johannique n’hésite pas à parler d’Écriture lorsqu’il en appelle à la tradition vétérotestamentaire, en quelque sorte en contrepoint du récit évangélique. On trouve ainsi les expressions : « afin que s’accomplisse l’Écriture » (Jn 13,18 ;17,12 ;19,24) ; « afin que s’accomplisse la parole qui est écrite dans leur Loi » (Jn 15,25) ; ainsi que la redondance : « afin que s’accomplît l’Écriture... et encore une autre Écriture dit » (Jn 19,36). Dans tous les cas, la médiation scripturaire est explicite, même si cela ne suppose pas forcément de dépendance littéraire à l’égard de textes évoqués de façon très libre [8]. Parallèlement à cette accentuation du caractère livresque des traditions reçues d’Israël, le quatrième Évangile met en valeur les paroles mêmes de Jésus auxquelles il reconnaît pratiquement le même statut : « Afin que s’accomplît la parole qu’il avait dite : ceux que tu m’as donnés, je n’en ai perdu aucun » (Jn 18,9) ; « Afin que s’accomplît la parole que Jésus avait dite, signifiant de quelle mort il allait mourir » (Jn 18,32). Dès lors, le motif de l’accomplissement ne caractérise pas seulement la relation de l’Évangile aux anciennes Écritures, mais convient aussi bien au rapport établi entre les événements de la Passion et les propres paroles de Jésus, ce qui revient à reconnaître à ces dernières une autorité quasiment « scripturaire ». D’ailleurs, cela est clairement affirmé lorsque le récit évangélique, anticipant le temps d’après Pâques, affecte à la foi des disciples un double objet : l’Écriture, appelée à devenir notre Ancien Testament, et les paroles de Jésus, considérées comme l’embryon du futur Nouveau Testament. Une telle affirmation dessine par avance la figure de la Bible à deux volets : « Lors donc qu’il se releva d’entre les morts, ses disciples se souvinrent qu’il avait dit cela et ils crurent en l’Écriture et en la parole que Jésus avait dite. » (Jn 2,22.) De même en Jn 12,16, les données du récit évangélique sont placées sur le même plan que les Écritures prophétiques : les unes et les autres participent de l’anamnèse constitutive de la démarche de foi pascale assumée par les disciples : « Quand Jésus fut glorifié, alors ils se souvinrent que cela avait été écrit à son sujet et que c’est cela qu’on lui a fait. » Ainsi, le quatrième Évangile atteste la conscience précoce d’une réalité biblique associant aux Écritures vétérotestamentaires la mémoire proprement évangélique des paroles et actions de Jésus.

D’autre part, le quatrième Évangile suggère, comme Luc, d’interpréter les derniers moments de Jésus selon les termes d’une « perfection » d’un autre ordre que l’accomplissement reconnu à travers les récits de la vie publique. Dès l’ouverture de la scène du lavement des pieds (Jn 13,1), le narrateur johannique déclare le moment venu d’un amour vécu « jusqu’au bout » (eis télos), c’est-à-dire aussi bien jusqu’au terme d’une vie entièrement livrée que jusqu’à la perfection d’un amour totalement donné. De fait le dernier mot de Jésus - « J’ai soif » (Jn 19,28) - et son ultime geste - « Quand Jésus eut pris le vinaigre » (Jn 19,30) - reviennent à déclarer la clôture définitive d’une vie d’homme parvenue à son terme. À deux reprises, le participe parfait passif tetélestai (« tout est achevé », « c’est la fin ») exprime parfaitement le terme sans retour du parcours humain de Jésus : « Jésus, sachant que tout était achevé (tetélestai), afin que s’accomplît (teleiothê) l’Écriture, dit : j’ai soif » (Jn 19,28) ; « Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit : C’est achevé (tetélestai) ; et, inclinant la tête, il remit l’esprit » (Jn 19,30.) Ainsi, un tel achèvement (verbe teleîn) revient à déclarer, non seulement l’accomplissement de l’Écriture, au sens d’une plénitude (verbe plèroûn) de signification, mais la perfection (verbe teleioûn) de la même Écriture, désormais porteuse d’une valeur absolue et parfaitement indépassable [9]. Alors même que Jésus se retire de cette terre et qu’il n’y a plus rien à recueillir que son dernier souffle, émis en guise d’Esprit porteur d’une vie d’un autre ordre, les Écritures atteignent au sublime, dans un dépouillement qui paradoxalement ne fait qu’exprimer l’intensité du sens, dans l’excès même d’un message au-delà du pensable. De ce message incompris, parce que d’abord inaudible, seul le signe pascal du tombeau vide livrera le sens, aux yeux de la foi. « Il vit et il crut », nous dit l’Évangile (Jn 20,8) au sujet du Disciple bien-aimé, présent au matin de Pâques, mais c’est pour ajouter aussitôt : « En effet [10], ils (au pluriel, donc au moins le Disciple et Pierre, sinon tous les disciples) ne savaient pas encore l’Écriture, selon laquelle il fallait qu’il se relevât d’entre les morts. » (Jn 20,9.) On peut ainsi dire qu’à l’heure de la croix, l’Écriture elle-même s’avère impropre à l’expression d’un mystère aussi inouï que celui d’un Dieu pauvre et livré : dès lors il ne s’agit même plus d’accomplissement, au sens d’une plénitude de sens. En revanche, la radieuse évidence du tombeau vide ouvre à l’expérience d’une foi capable de discerner dans l’Écriture l’indépassable perfection du mystère pascal. « Accomplies » par les paroles et les gestes de Jésus constitutifs du récit évangélique, les Écritures se trouvent « parfaites » alors même qu’est « achevée » la carrière terrestre de Jésus. Tels sont les termes d’une relation complexe et infiniment riche, posée entre les Évangiles et les Écritures reçues de l’ancien Israël.

La langue de l’Écriture au service de la Parole nouvelle

Les énoncés d’accomplissement ici étudiés ne sont que la partie « émergée » d’une réalité sous-jacente à l’ensemble des textes évangéliques. Il n’est, en effet, aucune page des Évangiles qui ne soit un tissu de figures vétérotestamentaires. S’agit-il pour autant de références délibérées, soigneusement extraites d’un texte écrit, avec un souci de littéralité comparable au mode de citation aujourd’hui pratiqué dans des ouvrages à prétention scientifique ? Certes non. Même les allusions explicites, introduites par la formule « afin que s’accomplît la parole de l’Écriture », nous sont apparues le plus souvent divergentes à l’égard du texte-source. À plus forte raison lorsqu’il s’agit de vagues réminiscences ou d’allusions incertaines. Faut-il dès lors parler d’une influence inconsciente, en tout cas passivement subie ? Là encore, l’expression paraît inexacte, et il serait sans doute plus juste d’en appeler au modèle linguistique évoqué plus haut. De même que la langue précède nécessairement la parole, tout en étant elle-même enrichie de toute énonciation nouvelle - tel est bien le génie des grands auteurs, notamment les poètes, capables à la fois de faire jouer toutes les possibilités de la langue dans un savant dosage de fidélité et de nouveauté -, la tradition vétérotestamentaire est à l’égard des Évangiles dans la situation même d’une langue maternelle, à la fois spontanée dans son usage et ouverte à des effets pleinement conscients. Tel pourrait être le sens de la fameuse incise « selon les Écritures » [11] deux fois insérée au kérygme paulinien de 1 Co 15,3-4 : « Christ mourut pour nos péchés selon les Écritures ; il fut enseveli, et il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures. » En effet, que Jésus soit mort, cela relève du constat clinique et n’appelle en soi aucun commentaire. Mais la conviction que cette mort puisse avoir un effet salvifique au bénéfice de l’homme pécheur, appelle une énonciation inédite, à la mesure du caractère inouï d’une telle assertion. Or, cette parole neuve puise aux ressources d’une langue existant au préalable et pratiquée de façon naturelle par la communauté confessant le salut en Christ. Il n’est qu’à penser au « quatrième chant du Serviteur », selon Is 52,13-53,12, tout particulièrement Is 53,5 : « Il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui, et dans ses blessures nous trouvons la guérison », ou encore en Is 53,12 : « Il a été compté parmi les criminels, alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il intercédait pour les criminels » (traduction BJ). De même, la mise au tombeau de Jésus ne fait que confirmer la réalité et le caractère définitif de sa mort. En revanche, le fait que cette mort ne soit pas le dernier mot mais ouvre paradoxalement sur la plénitude d’une vie nouvelle (« il est ressuscité » ; litt. : « il s’est réveillé », sous-entendu du sommeil de la mort) constitue un renversement complet, selon la logique narrative du « troisième jour », honorée à plusieurs reprises dans les Écritures..

Avant d’être liée au mystère pascal selon les termes initiés par Paul, la mention du « troisième » jour a d’abord pour fonction de marquer un tournant ou un moment décisif dans l’intrigue : ainsi en Gn 22,4 (Abraham arrive en vue du lieu indiqué pour le sacrifice d’Isaac) ; Gn 31,22 (la fuite de Jacob est annoncée à Laban, ce qui déclenche la poursuite du fugitif) ; Gn 32,25 (les frères de Dina libèrent leur sœur retenue par le clan de son agresseur) ; Gn 40,20 (Pharaon donne le festin au cours duquel se réalisent les prédictions de Joseph relatives au sort des deux dignitaires emprisonnés avec lui) ; Gn 42,18 (Joseph exige de ses frères qu’ils lui amènent Benjamin, resté auprès de leur père Jacob). Surtout en Ex 19,16, c’est le troisième jour - la Bible de Jérusalem traduit maladroitement « le surlendemain », interdisant ainsi tout effet d’intertextualité avec les autres troisièmes jours du récit biblique pris dans son ensemble - qu’advient la théophanie du Sinaï accompagnant le don de la Loi. Ainsi la chronologie en question se trouve symboliquement liée à l’événement central de l’Ancien Testament. Sa reprise dans le Nouveau Testament accorde à la résurrection de Jésus une importance comparable à celle de l’événement du Sinaï : dans les deux cas, il s’agit d’un tournant décisif au cœur des relations liant Dieu à son peuple.

Surtout, un texte prophétique (Os 6,2) conjugue déjà la chronologie symbolique du troisième jour et l’annonce d’une vie relevée et restaurée, au-delà d’une situation de ruine : « Après deux jours il nous fera revivre, le troisième jour il nous relèvera et nous vivrons en sa présence » (traduction BJ). Autrement dit, les Écritures sous-jacentes aux deux propositions du kérygme paulinien sont facilement identifiables. Il ne s’agit pas là d’érudition, au sens d’allusions savantes ou ornementales, mais de renvoi à la langue même du texte, tant la figure du Serviteur souffrant comme « paradigme » de la mort rédemptrice de Jésus que les promesses de restauration nationale en tant que « modèle » de la résurrection de Jésus, lui-même relevé d’entre des morts.

Donnons un autre exemple, pris dans le quatrième Évangile. La double chronologie, recourant soit au nombre ordinal (le troisième jour) soit au nombre cardinal (après deux jours), se retrouve exactement dans le récit johannique des deux signes de Cana : l’eau transformée en vin (Jn 2,1) et la guérison du fils du fonctionnaire royal (Jn 4,43). Dès lors, avant même d’envisager toute relation avec la Résurrection, les premiers actes du ministère de Jésus selon saint Jean se trouvent dotés d’une forte valeur symbolique. Le lecteur familier des Écritures est en mesure d’y reconnaître un avènement aussi décisif que le don de la Loi ou bien, à la lumière du texte d’Os 6,2, la réalisation d’une promesse attendue pour le jour où le peuple de Dieu se trouverait restauré dans la pleine maîtrise de sa prospérité. De plus, rien n’interdit au lecteur chrétien familier de l’ensemble de la Bible, à commencer par 1 Co 15 et les récits évangéliques de Pâques, de reconnaître dans le double signe de Cana une anticipation encore voilée de la Révélation christique, pleinement advenue dans le mystère pascal. D’ailleurs, l’évangéliste suggère une telle interprétation lorsqu’il définit le geste de Cana comme le « commencement » ou le « fondement » des signes manifestant la « gloire » de Jésus et suscitant la foi des disciples (Jn 2,11), alors même que « l’heure » de la croix (incluant la Résurrection) n’est « pas encore venue » (Jn 2,4).

Conclusion

Ainsi, le rapport des Évangiles - et plus largement du Nouveau Testament tout entier - aux Écritures juives, appelées à devenir l’Ancien ou Premier Testament des chrétiens, est tout sauf une simple ressemblance formelle imputable au manque d’originalité des écrivains de l’âge apostolique. Bien au contraire, depuis Jésus lui-même, la langue des Évangiles n’est autre que l’Ancien Testament, ce qui ne veut pas dire que les nouveaux écrits se contentent de plagier ou répéter les anciennes Écritures. La parole, en effet, n’est jamais le simple décalque de la langue, telle que le lexique et la grammaire en exposent les contenus et les combinatoires. Toute parole neuve constitue une combinaison inédite opérée à partir des possibilités offertes par la langue. Or, cela suppose : d’une part, que l’on connaisse la langue, au moins partiellement, avant de prétendre la parler ; d’autre part, que l’on accepte que la langue soit elle-même vivante et ne cesse d’évoluer du fait même des multiples prises de parole. Dans le cas de la Bible chrétienne, il en résulte les deux conséquences suivantes : tout d’abord, une réelle familiarité avec l’Ancien Testament constitue le préalable indispensable à toute lecture des Évangiles qui se prétende autre chose qu’une pure projection des intérêts du lecteur, indépendamment de la lettre même du texte abordé ; ensuite, la lecture des Évangiles a forcément des effets sur la compréhension d’un Ancien Testament qui, justement, n’est pas le simple doublet des Écritures juives mais se trouve renouvelé, voire enrichi, du fait même de ses liens avec l’Évangile. Si donc il demeure parfaitement légitime qu’au niveau de la recherche exégétique on continue de distinguer les études vétérotestamentaires et néotestamentaires, avec les compétences propres à chaque domaine, il n’en demeure pas moins qu’au plan herméneutique les deux Testaments sont aussi étroitement liés que peuvent l’être la langue et la parole. Si la seconde est impraticable sans la maîtrise préalable de la première, à l’inverse la langue ne cesse de s’enrichir du fait même des innovations sans cesse introduites par la parole. C’est cela même que les rédacteurs évangéliques nomment « accomplissement », c’est-à-dire surcroît et plénitude de sens accordé aux anciennes Écritures du moment qu’elles constituent la langue propre de l’Évangile, lequel n’est jamais exprimé autrement que « selon les Écritures », de l’aveu même de Paul au cœur du plus ancien texte relatif au kérygme chrétien : « Je vous ai transmis au commencement, ce que moi-même j’avais reçu : Christ mourut pour nos péchés selon les Écritures ; il fut enseveli, et il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures. » (1 Co 15,3-4.) Les deux Testaments ne sont donc ni opposés ni indépendants : ils n’existent que l’un par l’autre. Les chrétiens feraient bien de s’en souvenir lorsqu’ils ouvrent l’unique livre, la Bible, et qu’ils entreprennent d’en lire l’un ou l’autre Testament.


Pour une première approche

  • Cahier Évangile, n° 12 : Selon les Écritures (par P.-M. Beaude) ; Cahier Évangile n° 25 : Les Psaumes et Jésus ; Jésus et les Psaumes (par M. Gourgues).

Pour une réflexion d’ensemble

  • Commission biblique pontificale, Le peuple juif et ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne (Paris, Éd. du Cerf, 2001. Voir Esprit et Vie n° 57, mai 2002, p. 13-15).

Lectures plus spécialisées

  • C. H. Dodd, Conformément aux Écritures (traduction française), Paris, Éd. du Seuil, 1968.
  • P. Beauchamp, L’un et l’autre Testament. T. 2 Accomplir les Écritures, Paris, Éd. du Seuil, 1990.
  • Id., D’une montagne à l’autre. La Loi de Dieu, Paris, Éd. du Seuil, 1999.
  • Y.-M. Blanchard, « Accomplissement des Écritures et liturgie dominicale », dans La Maison-Dieu n° 210, 1997/2, p. 51-65 ; « Ancien et Nouveau Testament dans le cycle liturgique » dans La Liturgie, interprète de l’Écriture, Conférences Saint-Serge, 48e semaine d’études liturgiques, Edizioni liturgiche, Rome, 2002, p. 221-233.
  • R. Meynet, Mort et ressuscité selon les Écritures, Paris, Éd. Bayard, 2003.

Sur l’accomplissement en Matthieu

  • Dossier complet dans M. Dumais, Le Sermon sur la Montagne, Paris, Éd. Letouzey et Âné, 1995, chapitre X : « L’accomplissement de la Loi (Mt 5, 17-20) », p. 171-180.
  • M. Quesnel, « L’accomplissement des Écritures », dans Jésus Christ selon saint Matthieu, Paris, Éd. Desclée, coll. « Jésus et Jésus-Christ » n° 47, 1991, p. 114-130 ; avec la bibliographie relative au sujet, note 2, p. 116.

Sur le quatrième Évangile

  • Y.-M. Blanchard, Des signes pour croire ? Une lecture de l’évangile de Jean, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Lire la Bible » n° 106, 1995.

[1Sauf mention contraire, les textes du Nouveau Testament sont présentés au travers d’une traduction littérale, d’abord attachée à suivre le texte grec de façon aussi exacte que possible.

[2Dossier complet dans M. Dumais, Le Sermon sur la Montagne, Paris, Éd. Letouzey et Âné, 1995, chapitre X : « L’accomplissement de la Loi (Mt 5, 17-20) », p. 171-180. Voir également M. Quesnel, « L’accomplissement des Écritures », dans Jésus Christ selon saint Matthieu, Paris, Éd. Desclée, coll. « Jésus et Jésus-Christ », n° 47, 1991, p. 114-130 ; avec la bibliographie relative au sujet, note 2, p. 116.

[3On peut aussi penser au texte johannique de la Samaritaine : « Il lui fallait passer par la Samarie. » (Jn 4,4) Quelques explications géographiques ou historiques qu’on puisse apporter à cette contrainte décidant de l’itinéraire de Jésus, rien n’empêche d’y voir également - ne serait-ce qu’au titre de l’ironie johannique ou stratégie littéraire du double sens - la mention d’une nécessité théologique s’imposant à Jésus dès le début de son ministère, en raison même de la finalité universelle de sa mission (voir Jn 3,16 : « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique. »).

[4À titre d’illustration de la recherche ainsi entreprise, on pourra se reporter aux deux articles suivants : « Accomplissement des Écritures et liturgie dominicale », dans La Maison-Dieu n° 210, 1997/2, p. 51-65 ; « Ancien et Nouveau Testament dans le cycle liturgique » dans La liturgie, interprète de l’Écriture, Conférences Saint-Serge, 48e semaine d’études liturgiques, Rome, Edizioni liturgiche, 2002, p. 221-233.

[5Le verbe plèroûn est relativement fréquent chez Luc. On peut aussi bien combler un ravin (Lc 3,5) qu’être rempli de sagesse (Lc 2,40). Dans tous les cas, l’idée de « plein » est présente, qu’il s’agisse d’une somme de paroles constituant un discours (Lc 7,1), d’une durée bien remplie (Lc 21,24) ou encore d’un ensemble de rites intégralement suivis (Lc 22,16). De même, dans les Actes des Apôtres, on peut être « rempli » de joie (Ac 2,28), de tentation (Ac 5,3) ou d’Esprit Saint (Ac 13,52). De même pour ce qui est de « remplir » une durée (Ac 7,22.30 ;9,23 ;24,27), une tâche ou une mission (Ac 12,25 ;13,25 ;19,21), voire une somme d’événements (Ac 19,21).

[6L’accomplissement de perfection se trouve exprimé à quatre reprises dans les Actes des Apôtres. Dans tous les cas, il est fait allusion aux événements de la Passion : trahison de Judas (Ac 1, 16) ; condamnation et souffrance de Jésus (Ac 3, 18 ; 13, 27) ; descente de croix et mise au tombeau (Ac 13, 29). La référence scripturaire désigne successivement David, c’est-à-dire les Psaumes (Ac 1, 16), les Prophètes dans leur ensemble (Ac 3, 18 ; 13, 27), voire « tout ce qui était écrit au sujet de Jésus » (Ac 13, 29). En Ac 13, 27, il est fait explicitement mention de la liturgie synagogale du sabbat, confirmant le lien entre la prédication chrétienne de l’accomplissement et le contexte juif originaire : « Les habitants de Jérusalem et leurs chefs, ayant ignoré Jésus, ont en le condamnant accompli aussi les paroles des prophètes qui sont lues chaque sabbat. »

[7La formulation la plus classique figure en Jn 12,38 : « Comme il avait fait tant de signes devant eux, ils ne croyaient pas en lui, afin que s’accomplît la parole qu’avait dite le prophète Isaïe. »

[8Les exemples les plus frappants se trouvent dans les Évangiles selon Matthieu et selon Jean, avec deux prétendues citations dépourvues de tout référent vétérotestamentaire : « Il vint habiter dans une ville appelée Nazareth, afin que s’accomplît la parole par les prophètes : il sera appelé nazôréen » (Mt 2,23) ; « Celui qui croit en moi, comme dit l’Écriture, des fleuves d’eau vive couleront de son sein » (Jn 7,38). Bien sûr, il s’agit là de deux cas extrêmes, mais la majorité des citations présentent de réelles difficultés d’identification du texte-source. Outre le fait que nous connaissons mal l’état précis des textes disponibles dans les milieux chrétiens du ier siècle, il faut considérer un mode de relation valorisant la tradition vivante, donc l’actualisation permanente et audacieuse, plutôt que la fidélité formelle à telle version écrite. De même, les citations sont souvent confluentes, associant des passages distincts. Ou bien encore, on peut penser que, au-delà du bref fragment reproduit, la citation a pour fonction d’ouvrir à un texte plus étendu. Ainsi, dans le récit de l’entrée triomphale à Jérusalem, la citation de Zacharie est d’autant plus parlante que, référée à une section plus large que le seul verset Jn 9,9, elle dessine les traits d’un roi non violent et jouissant d’une souveraineté quasi universelle

[9Autant il pourrait être contestable de forcer la valeur absolue de chacun des termes, souvent tenus pour quasiment synonymes et indifféremment rendus par le français « accomplir », autant la combinaison de mots différents dans un même contexte proche induit forcément des effets de différenciation, qu’il serait alors coupable d’ignorer. De plus, on le voit, l’abandon du verbe plèroûn en faveur de teleîn et teleioûn a lieu dans un contexte hautement signifiant, à savoir le récit des derniers instants de Jésus, justement tenus comme le sommet indépassable d’une existence déjà considérée comme ayant accompli les anciennes Écritures.

[10La valeur de la conjonction gar (« car », « en effet ») dans ce contexte est souvent passée sous silence par les commentateurs. Or, à moins d’y voir la simple accroche d’une note rédactionnelle, forcément explicative (ce qui n’est pas exclu...), on peut se demander en quoi la méconnaissance des Écritures peut être tenue pour une cause de l’acte de foi pascal, né d’une vision sans autre objet que la béance d’un tombeau vidé de la dépouille funèbre de Jésus. Peut-être faut-il comprendre que, s’ils avaient connu l’Écriture (ce qui sera de règle pour les générations chrétiennes à venir ; voir la valeur de l’adverbe « pas encore », ainsi que la parole à Thomas : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu ! » Jn 20, 29), il n’y aurait même pas eu besoin de leur accorder le signe du tombeau vide. Pour qui possède l’Écriture (au sens où l’on « possède » une langue, c’est-à-dire qu’on en connaît les rouages), la mort de Jésus parle d’elle-même. Ainsi Paul pourra, sans même évoquer le tombeau vide, parler de Jésus « mort pour nos péchés selon les Écritures, enseveli et ressuscité le troisième jour selon les Écritures ».

[11La traduction française « conformément aux Écritures » risque de durcir quelque peu la valeur de la préposition kata, « selon ». En réalité la parole évangélique est d’abord une libre mise en œuvre de la langue scripturaire ; on peut dire qu’elle en constitue l’effectuation, dérivée en même temps que normée, selon l’acception de la préposition kata.

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Yves-Marie BLANCHARD

Professeur à l’Institut catholique Paris, directeur de l’Institut supérieur d’études oecuméniques.

Publié: 01/07/2005