Mosaïque de la façade intérieure de la cathédrale Sta Maria Assunta

à Torcello, près de Venise, dite mosaïque du Jugement dernier

Le bâtiment est du VIIe siècle (fondation par Isaac, exarque de Ravenne, en 639, comme l’atteste une pierre gravée à gauche du chœur).

La mosaïque est du XII-XIIIe siècle. Les restaurations tardives sont facilement visibles.
Probablement effectuée par des ateliers byzantins, dont on retrouve le style contemporain, celui des Comnènes (dynastie byzantine entre 1059 et 1204).

Cette œuvre est un sommet de l’art de la mosaïque, caractérisé par son raffinement, ses formes classiques, des dégradés de couleur subtils permettant le rendu du modelé, des yeux en amande. L’harmonie de l’ensemble est recherchée. Plus on avance dans le temps, plus le style évolue vers une expression très dynamique, voire troublée. A Torcello, cette évolution est perceptible dans certaines figures.
La qualité de composition de la mosaïque de Torcello est remarquable dans la capacité de mettre en scène des figures tantôt sereines et hiératiques tantôt dynamiques et agitées.
Le sujet est lui aussi complètement byzantin. Il en marque même un aboutissement, puisqu’il comporte tous les éléments de l’iconographie du thème. Toutefois, quelques éléments plus occidentaux émergent (cf. dans le détail) c’est le type même de composition et de thématique qui perdure jusqu’à la Renaissance.
La situation, au revers du mur de façade est elle aussi d’origine byzantine. Le mur de façade permet de déployer un sujet en registres, étendu. Il rappelle aux fidèles qui sortent de l’église l’importance de leurs actions quotidiennes pour leur Salut. Le clergé a également sous les yeux, en permanence, un programme élaboré qui décrit la rédemption dans le Christ.

Dans le détail, de haut en bas.
Sources scripturaires : Apocalypse (+ quelques éléments du livre de Daniel), Matthieu 25.
Le Jugement dernier se lit de haut en bas, de façon hiérarchisée.

Premier registre : la crucifixion

Entre Marie et Jean. Pleinement byzantin, ce crucifix ne cache pas les souffrances de la Passion. La représentation du Christ mort, yeux fermés, n’arrive qu’avec le 12e siècle.

Deuxième registre : le Christ tire l’humanité de la mort

C’est le registre le plus important, comme la taille des figures le montre. Suivant un schéma traditionnel, le Christ, portant la croix, désigné par Jean-Baptiste, tire Adam par la main, tandis qu’Eve supplie. Derrière eux, tout le peuple d’Israël est symbolisé par David et Salomon. Le Christ glorieux (d’ailleurs, pas de stigmates visibles, c’est surprenant) marche sur les portes de l’enfer, piétinant le diable et divers clés et verrous. Derrière Jean-Baptiste, les prophètes. Autour, dans des tombeaux, l’humanité en attente, les bras en attitude d’orants. Les 2 archanges Michel et Gabriel qui entourent ce registre pour le solenniser ont été restaurés tardivement.

Troisième registre : le Christ et une foule d’intercesseurs

Au centre, le Christ, dans une mandorle, signe de vie et d’irruption du divin (cette fois, il a les stigmates), encadré de la Vierge Marie et du précurseur, Jean-Baptiste, c’est le thème de la deisis (i. e. prière, intercession). Autour, les 12 apôtres, les deux archanges, et une foule en vêtements blancs.
La mandorle semble soutenue par 2 séraphins aux ailes ornées d’yeux, et posés sur les symboles des 4 évangélistes. Les deux roues renvoient à la vision de Daniel. Le fleuve de feu s’écoule vers l’enfer, en dessous.

Quatrième registre : Triomphe de la croix qui ressuscite le cosmos

Au centre, le trône : l’hétimasie du trône (i. e. la préparation du trône). Ce trône vide attend la venue du juge qui siègera. Ce motif byzantin ne se retrouve quasiment pas en Occident (Venise et Ravenne étant considérées sous influence byzantine). En fait, ce motif n’est pas vide, mais plein d’une présence symbolique du Christ. C’est un trône complètement byzantin, avec son estrade, le coussin allongé.

La Parole y est exposée, scellée (on retrouve le thème de l’attente, ici l’attente du jour où le Christ brisera les sceaux) au-dessus du trône, la croix est représentée, autant dans son caractère de supplice (lance/ éponge) que dans son rôle glorieux (couronne de laurier). Selon le thème traditionnel, on retrouve Adam et Eve prosternés, et les archanges Michel et Gabriel.
De part et d’autre, conformément à l’Apocalypse, les anges rappellent les morts de la terre (à gauche) et de la mer (à droite). Un 3e ange déroule le ciel pour en faire tomber les étoiles.

Cinquième registre : la psychostasie, la pesée des âmes

Motif très petit, mais placé dans le champ visuel…
L’archange Michel tient la balance, et deux diables, munis de crochets et de lests, sont prêts à fausser la pesée.

A gauche (donc à droite, du point de vue des protagonistes) : les élus, sagement ordonnés en 4 groupes : évêques (pallium), martyrs (manteau de pourpre), moines et femmes pieuses.

A droite (donc à gauche !) : deux anges de feu gardant les damnés, réduits à leurs têtes, ce qui suffit à représenter toutes les conditions sociales ou religieuses.

Au milieu trône un Lucifer servant lui-même de trône à l’Antéchrist, volontairement représenté dans une posture faussement sage. Lucifer est assis sur Léviathan, qui a deux têtes. Les petits diablotins sombres personnifient les 7 péchés capitaux (orgueil, avarice, luxure, colère, gourmandise, paresse et envie).

Sixième registre : la Vierge intercédant, entre les élus et les damnés

La figure centrale, au-dessus de la porte est celle de la Vierge orante, intercédant. C’est une figure protectrice et rassurante.

A droite de la Vierge (donc à gauche) : les élus
Le paradis est assimilé à un sommeil paisible, représenté par les fleurs de pavot.

St Pierre et St Michel ouvrent évidemment la porte, ornée d’un séraphin. Dans le paradis, on trouve Abraham et ceux qui sont dans son sein, qu’on peut assimiler, de façon non exclusive, aux croyants de l’Ancienne Alliance ; la Vierge marie, et le bon larron.

A gauche de la Vierge (donc à droite ) : les damnés

Au XIIe s, la littérature occidentale sur les fins dernières introduit l’idée que les tortures infernales sont “adaptées” à chaque type de péché. (On est toujours puni par là où on a péché !)
Ainsi, en 6 “cases” (2 péchés ont été réunis, sans doute par commodité de composition) :
Les luxurieux et les orgueilleux, jetés dans les flammes
Les gourmands : nus, se rongent les mains
Les coléreux : jetés dans l’eau froide (ça les calmera)
Les envieux : leurs yeux sont dévorés par des vers
Les avares : ont la tête tranchée
Les paresseux : sont démembrés
Ce type de représentation violente, au XIIe siècle, est tout autant appliqué à l’idée de purgatoire, donc non définitive, qu’à celle d’enfer. La notion de purgatoire apparaît au XIe et connaît une diffusion plutôt rapide.

Quelques pistes de lecture d’ensemble

Une verticale se dessine nettement, superposant la Vierge Marie intercédant, le trône, le Christ dans la mandorle, le Christ tirant l’humanité des enfers, le Christ sur la croix. Cet axe souligne surtout l’action salvatrice du Christ et la dimension d’intercession de l’Eglise dont Marie est la figure majeure. Parce qu’elle est la plus proche, juste au-dessus de la porte, on peut aussi voir en Marie celle qui nous donne accès à ce projet de Salut. Au sommet, la croix couronne, culmine, en même temps, elle est peu visible : mystère central pour le Salut, elle reste un mystère difficile à comprendre et à contempler en tant qu’événement de Salut.

Pas de figure du Christ juge. Le « jugement » stricto sensu est limité à un petit motif. Le motif dominant, par hiérarchie visuelle, est celui du Christ tirant l’humanité des enfers. C’est une bonne nouvelle. Finalement.

Si l’on reste sceptique… ou enfermé dans la peur de son péché, observer combien à chaque niveaux presque, des intercesseurs sont placés, en nombre. Solidarité, communion des saints, intercession sont représentés avec insistance.

Cette immense paroi peut s’appréhender de près ou de loin. Si on s’en rapproche, on peut être effrayé par la figure du diable ou la description des supplices. Si l’on prend du recul, on voit l’ensemble du projet se déployer. On perçoit mieux combien l’événement central est la résurrection du Christ venu nous tirer de la mort, combien ce cœur de la foi irrigue toute la paroi. En résumé, si on garde trop les yeux sur notre péché, on risque de ne pas voir la vie et le Salut que le Christ nous offre. (Amen !)

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Venceslas DEBLOCK

Prêtre du diocèse de Cambrai, responsable de la Commission d’art sacré.

Publié: 01/04/2023