Vendredi saint : Dieu signe d’une Croix

Il est là, tordu comme un cep de vigne, sur une croix de carrefour. Personne ne lève plus les yeux sur son corps rongé par la lèpre de la rouille ou les ulcères du temps. Souvenir d’une lointaine mission ; on l’a “planté là !”. "Oublié comme un mort effacé des mémoires." (Ps 31,13) Tout le monde passe sans le voir. Lui demeure.

L’envoyé de Dieu, le Fils bien aimé, est mort. Depuis Marcion, et même avant, beaucoup refusent cette évidence. Pourquoi ? la mort n’est-elle pas au bout du chemin de l’homme ? Mais c’eût été si bien s’il avait été un ange ou s’il n’avait eu que l’apparence d’un homme ! Cela n’aurait rien changé à la religion, ni aux mythes. On aurait continué à croire comme avant. Un avatar de plus dans nos mythologies... Mais il est mort comme un homme, dans la faiblesse et l’abandon, comme chacun de nous. Tout Fils qu’il ait été, il n’a pas dédaigné de naître, de vivre et de mourir dans notre chair (He 5,8). Alors, quoi qu’en aient pensé les Grecs et les gnostiques, et même si la chair a besoin d’être sauvée, le salut ne consiste pas à s’en évader mais à l’accomplir, à la transfigurer. Et bien que certains Juifs aient refusé de voir en lui le Fils bien aimé, en lui Dieu est présent à la chair, à la vie de l’homme. Scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs (1 Co 1,23).

Or il n’est pas seulement mort, mais il est mort en croix, légalement assassiné à la suite d’un procès bâclé. Né dans une étable, venu d’une ville dont il ne peut rien sortir de bon, il a marché sur les routes sans une pierre où reposer la tête et il meurt hors de Jérusalem, enterré dans un tombeau d’emprunt... Il meurt, ni lapidé comme un Juif aurait dû l’être, ni décapité comme le sera Paul, citoyen romain, mais crucifié entre deux parias comme les esclaves en fuite ou les étrangers, les “sans papiers”, les non-hommes. "Ce qui dans le monde est vil et méprisé, ce qui n’est pas, Dieu l’a choisi pour réduire à rien ce qui est." (1 Co 1,28) Scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs.

En lui, Dieu irradie à partir des marges de l’humanité. Vidé de sa divinité, à l’extrême de son humanité, il nous libère de nos idées toutes faites sur la divinité et sur l’humanité. Or s’il nous en libère c’est en ayant pris lui-même la place de celui qui crie : "Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ?" (Mc 15,33 ; Ps 22,2) En aucune façon Dieu n’a abandonné le Fils bien aimé dans sa détresse et dans son humanité exténuée. C’est lui, Jésus, qui doit vivre la foi jusqu’au bout et abandonner la représentation habituelle de Dieu pour dire dans une confiance nue : "Père, entre tes mains je remets mon esprit." (Lc 23,46 ; Ps 31,6) Ainsi est-il "l’initiateur de notre foi et celui qui la mène à son accomplissement". (He 12,2)

Devant la Croix, il faudrait se libérer aussi des surenchères insensées sur la souffrance expiatrice du Christ. Il ne s’agit pas de justifier la souffrance comme conséquence de la faute ou encore comme punition du péché, réparation de l’offense, remboursement d’une dette infinie envers Dieu. La souffrance ne plaît pas à Dieu ; même dans les sacrifices du temps biblique on ne faisait pas souffrir les animaux ! Dans son réquisitoire contre l’Eglise, Nietzsche dénonçait justement cette exploitation de la misère et du péché qui faisait de la croix le "signe de ralliement pour la conspiration la plus souterraine qu’il y ait jamais eue, contre la santé, la beauté, la droiture, le courage, l’esprit, la bonté d’âme, contre la vie même (...)" Mais il ne faut pas inverser les rôles : celui qui est mort sur la croix, c’est bien celui qui rendait la santé, qu’on appelait le “beau berger”, qui ne biaisait pas, qui pardonnait, qui redonnait la vie, et qui va traverser la mort pour nous conduire à la Vie ! Ce n’est pas lui qui a rejeté le monde et sa beauté tragique, ce n’est pas lui qui l’a condamné, c’est le “monde” qui l’a condamné et qui cherche encore à effacer de lui jusqu’à sa mémoire. "Tu n’as voulu ni sacrifice ni offrande, tu n’as demandé ni holocauste ni expiation, alors j’ai dit : “Voici, je viens (...) ta Loi est tout au fond de moi” » (Ps 40,7-9). Ce qui nous est donné à contempler c’est la présence de l’homme à Dieu jusque dans l’épreuve de la mort sur la Croix. S’il ouvre un chemin de salut c’est en allant jusqu’à partager les souffrances de l’homme non en en rajoutant mais en faisant qu’elles ne soient pas le dernier mot de la vie avec la mort.

Il est mort en refusant la violence et en ouvrant le pardon. Tout ce qu’il pouvait exprimer par les gestes et les paroles, il l’avait fait ou dit. Perdu par son interprétation de l’Ecriture, maintenant il n’a plus de mots ou ce qu’il doit dire ne peut plus passer par les mots. La manière dont il va mourir dira pour ceux qui acceptent de regarder et de voir. Dieu parmi les hommes n’a plus d’autre signature que la croix. Les pauvres qui n’ont pas les mots, les illettrés signent aussi d’une croix...

Toutes les explications rationnelles sont là pour nous permettre de lutter contre le mal et le malheur. Mais nous restons devant l’épais mystère non pas seulement de notre animalité persistante, si ce n’était que çà... mais de la possible perversion de tout. Auschwitz, la Kolyma, le Rwanda après le Cambodge, aucune culture, aucun peuple, aucun être humain n’est à l’abri de la course à l’abîme. Face à cette réalité, les théologies ou les théories de la mort de Dieu, de son absence, de son retrait sont des faux fuyants. Devant ce mystère, ou bien il n’y a pas de Dieu, et surtout pas de Dieu qui explique, ou bien Dieu s’implique jusqu’au bout. La foi chrétienne va jusque là... Ludwig Feuerbach pensait en livrer le secret en écrivant : "Pour enrichir Dieu, l’homme doit se faire pauvre ; afin que Dieu soit tout, l’homme doit n’être rien. Mais il n’a pas besoin d’être quelque chose pour lui-même, puisque tout ce qu’il se retire, loin de se perdre en Dieu s’y conserve." L’auteur de l’Essence du Christianisme n’a rien compris ou bien l’Eglise de son temps n’a pas su dire la foi qui la faisait vivre car c’est tout le contraire. De riche qu’il était, Dieu s’est fait pauvre pour nous enrichir par sa pauvreté. Pas pour que nous devenions riches, mais pour que nous découvrions la liberté dans la pauvreté, le détachement dans la pauvreté, la solidarité dans la pauvreté, la compassion dans la pauvreté.

Une faute d'orthographe, une erreur, un problème ?   
 
Jean-Marie PLOUX

Prêtre de la Mission de France.

Publié: 31/03/2004