Rendez à Dieu ce qui est à Dieu

Aujourd’hui est une bonne journée pour moi : je viens de gagner trois drachmes, et facile encore. Et ce qui contribue à augmenter ma joie, c’est que je les ai gagnées sur cet enfoiré de Jonas.

Celui-là, sous prétexte que son père est un peu parent avec le Grand Prêtre, se croit autorisé à nous faire la morale à mes copains et à moi. Et il est toujours plein aux as, parce que son père lui donne une drachme chaque fois qu’il sait un rouleau de la Thora par cœur. J’en ai parlé à mon père qui m’a dit que j’étudiais la Thora pour m’instruire et me faire plaisir à moi et pour rendre gloire au Tout Puissant, et que dans ces conditions, il n’était pas question de me payer. D’un côté, je le comprends, mais de l’autre je suis toujours sans le sou. Et l’autre se pavane et nous fait la nique.

Mais pour en revenir à mon gain d’aujourd’hui, il faut que je vous explique ce qui s’est passé.

Mon père avait accepté de recevoir à déjeuner quelques scribes de ses collègues ; ma mère sait bien recevoir, et mon père, de ce côté là est généreux. Moi j’avais été préposé au service. Et Jonas trônait au milieu de nos invités au prétexte qu’il a deux ans de plus que moi et doit être considéré comme un adulte. C’est son père qui l’avait amené naturellement. Pendant tout le temps, ils avaient discuté de la meilleure manière de mettre dans l’embarras un certain Jésus de Nazareth dont on dit qu’il est le Messie.

Actuellement, il y a un ou deux autres hommes qui, eux, s’attribuent ce titre, mais ils ne sont pas dangereux car le peuple n’a pas l’air de les suivre, tandis que ce Jésus draine des foules énormes pleines d’admiration pour les guérisons qu’il opère. Il aurait même rendu la vie à la fille de Jaïre, chef de synagogue. Les collègues de mon père n’y croient pas. Ils pensent que la gamine devait avoir une forte fière qui l’avait anéantie, et puis la fièvre l’a quittée brusquement, comme il arrive parfois aux enfants. Et ce Jésus en aurait profité pour faire croire qu’il l’aurait ramenée à la vie. Père a fait remarquer que ce chef de synagogue était un homme sérieux, peu enclin à prendre des vessies pour des lanternes ; mais les autres n’ont rien voulu entendre. Donc, il s’agissait de mettre ce Jésus dans l’embarras. Et à force de chercher, ils ont mis au point un stratagème : on allait demander à ce trublion s’il était ou non permis de payer l’impôt à César.

Qu’il dise oui, qu’il dise non, il serait en difficulté. Ils ont fignolé leur affaire, examiné ce qu’ils diraient en cas de réponse positive, ce qu’ils rétorqueraient en cas de réponse négative. Le repas s’est terminé dans l’euphorie.

Et tout le monde s’est apprêté à aller au temple où ce Jésus venait d’arriver. Jonas avait l’air tellement content que j’ai eu envie de le contrer, et lui ai proposé de parier que ce Jésus s’en sortirait - à trois contre un (j’ai une seule drachme comme fortune). Il a été entendu qu’on n’en parlerait pas aux grandes personnes, car les jeux de hasard sont formellement interdits. Le marché a été conclu. Nous nous sommes tapé dans la main en présence de nos copains, et on a rejoint le groupe.

Ce Jésus est bel homme, très sympathique d’allure. Je dirais qu’il est plein de dignité, mais sans aucune espèce de morgue. Je me sens attiré par lui, et il me semble que j’oserais sans gêne m’adresser à lui. Mais ses amis empêchent les gosses de l’approcher. J’ai quand même tout entendu.

Génial, il a été génial. Tout mielleux, les scribes ont posé leur question, et ont attendu la réponse avec une déférence simulée ; il les a regardés avec tristesse et un peu de colère, et a demandé à voir une pièce d’argent. C’est le père de Jonas qui s’est empressé d’en sortir une de sa poche. Entre parenthèses, ça n’a pas l’air de le gêner d’introduire dans le temple, une effigie de l’empereur romain qui se dit Dieu. Faudra que je le dise à Jonas un de ces jours où il essaiera de me reprocher je ne sais quelle peccadille.

Et la réponse est venue : claire, précise, inattaquable. « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Et il est parti. Les collègues de mon père étaient furieux. Mon père, lui, souriait un peu. Et moi, j’étais fou de joie. J’ai fait un signe à Jonas qu’il devait me payer ; j’ai vu qu’il avait envie de parler à son père de notre pari, mais il a compris à mon air qu’il n’avait pas intérêt à le faire parce qu’il a beau être plus vieux que moi, plus grand aussi et surtout plus lourd, je le bats facilement.

J’ai donc eu mes trois drachmes. J’en suis content pour moi et pour ce Jésus que j’aimerais mieux connaître. J’ai l’impression que je peux en parler à mon père. Je suis sûr qu’il ne s’y opposera pas. Ca serait chouette si je devenais son ami. Je suis tout prêt à lui faire confiance, à lui faire crédit et sûr, je commencerais par lui donner ces trois drachmes acquises dans les conditions que vous savez... ça ne serait que justice, n’est-ce pas ?

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Françoise REYNÈS

Laïque mariste († 2011).

Publié: 30/11/2001