Les vendeurs du temple

Quand mon père a hérité du cousin Ismaël, toute la famille a été ravie. Le cousin Ismaël a un étal de brebis, de colombes et de veaux dans le parvis du temple de Jérusalem. Il passait pour être très riche et c’était vrai ; or, nous, nous étions plutôt pauvres. Mon père était employé chez Gamaliel qui est propriétaire de je ne sais combien d’hectares de vignes et d’oliviers, et qui a la réputation, non usurpée, de payer ses gens avec des clopinettes.

Mais ce qui me faisait surtout plaisir à moi, c’est que nous allions habiter à Jérusalem et que toute la journée je serais au Temple. Je connaissais le Temple naturellement puisque nous y allions régulièrement pour toutes les grandes fêtes. Et chaque fois, j’avais été enthousiasmé par le culte rendu au Tout Puissant : ces milliers de personnes en procession, chantant les psaumes, toutes paraissaient transformées comme moi. On se sentait meilleur, plus près de toi, Seigneur, bien décidé à répondre fidèlement à ton Alliance. Et je pensais qu’en étant tout le temps dans le Temple, cette ferveur ne serait plus passagère, mais constante.

Il faut vous avouer que j’ai vite déchanté : cela fait quatre ans que nous sommes ici, nous sommes devenus riches, ça c’est sûr, mais moi je suis devenu désespéré et j’envisage même de quitter la famille pour ne plus continuer ce métier de voleurs.

En tant que fils aîné, mon père m’a tout de suite associé à son travail ; je devais attirer les pèlerins vers l’étal de mon père, et ensuite leur vendre, le plus cher possible, les animaux à sacrifier. Comme mon boniment laissait à désirer, mon père m’a dit de remplacer mon cadet, qui lui, allait dans les campagnes pour acheter les bêtes. Mais là aussi j’ai déçu ; j’achetais trop cher, je ne savais pas faire baisser les prix en faisant remarquer et en grossissant telle ou telle défectuosité... Alors, maintenant, mon père m’a dit de surveiller la caisse et de rendre la monnaie. C’est pas très fatigant, et ça me permet même de réparer les ventes les plus scandaleuses effectuées par mon frère.

L’autre jour, il a vendu quatre piécettes une colombe tout efflanquée à une pauvre femme ; j’ai quitté la caisse et suis allé la retrouver en lui rendant trois piécettes et lui disant que mon frère s’était trompé. Le sourire de cette femme m’a récompensé ; elle m’a dit qu’elle allait reverser une piécette dans le trésor parce qu’elle en avait prévu deux pour son offrande. C’est bien, c’est très généreux de la part de cette pauvre femme ; et mon père ne s’apercevra de rien, car tous les soirs, il y toujours un excédent de ressources sur le profit escompté. Mon frère n’a aucune vergogne à gruger le monde. Ça l’amuse même. Mais moi ça ne m’amuse pas, alors là pas du tout. Et je n’ai même pas la compensation d’être bien, près des chefs du Temple, près des lévites, des scribes et des pharisiens qui m’avaient tellement enthousiasmé quand je venais occasionnellement à Jérusalem. Eux aussi m’ont déçu. Il y en a beaucoup, mais alors là beaucoup, dont la ferveur est pure gloire ; si je m’écoutais, j’enverrais tout promener.

Hier au soir, il était assez tard, nous étions en train de remballer nos affaires, il est venu un homme accompagné par un certain nombre de personnes : il s’est promené de long en large, visiblement pas content. Et puis, il est parti. Ceux qui l’entouraient disaient que c’était un prophète. Moi, c’est la première fois que je le vois, mais mon père m’a dit qu’il était déjà venu et qu’il passait pour parler des Ecritures avec talent. S’il revient, j’irai l’écouter. Et ce matin, me voilà encore auprès de la caisse. Tout est calme. Mais bientôt j’entends un clac retentissant : ce doit être une planche qui est tombée ; mais les bruits se font de plus en plus nombreux et ce n’est pas une table qui tombe, mais toutes les tables des changeurs et des marchands qui sont renversées. Les pièces de monnaie roulent par terre, les chèvres, les brebis, les veaux, les poules courent dans tous les sens en piaillant à qui mieux mieux.

C’est un charivari indescriptible, et je vois le prophète d’hier, armé d’une corde, qui met tout par terre... « Cette maison de prière, vous en avez fait une caverne de voleurs ! »

Alors là, il a bien raison ; je partage entièrement son point de vue. Enfin quelqu’un qui y voit clair, qui voit juste. Je laisse mon père et mon frère courir après les animaux et ramasser les sous et je suis cet homme. Grâce à lui, je retrouve ma raison de vivre. C’est sûr, Dieu habite dans cet homme ; je l’ai enfin trouvé.

Merci mon Dieu, ah oui vraiment, merci, mille fois merci.

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Françoise REYNÈS

Laïque mariste († 2011).

Publié: 30/11/2001