Mystique et dialogue interreligieux à travers l’expérience des moines de Tibhirine

Cette étude se donne comme objet d’aborder les impacts de l’expérience mystique sur le dialogue islamo-chrétien à travers la figure de Christian de Chergé, moine cistercien, de la communauté de Tibhirine dans l’Atlas algérien, assassiné avec six autres moines, le 21 mai 1996 [1]. En effet, la mystique apporte une contribution indispensable, à la rencontre des religions et à la rencontre entre croyants de différentes religions [2]. Après avoir fait quelques remarques sur la mystique et son rapport au dialogue interreligieux, j’essaierai de donner quelques éléments de réponse à partir de ce que je connais à ce jour de Christian de Chergé.

1. Mystique et dialogue interreligieux

La mystique est présente dans toutes les grandes traditions religieuses et en chacune d’entre elles, elle occupe une place de choix, en même temps que, paradoxalement, elle leur échappe. L’expérience de Dieu « qui n’est pas l’expérience de quoi que ce soit, ni de qui que ce soit » [3] ne peut être monopolisée par aucune religion ni aucun système de pensée. « Bienheureux celui qui est parvenu à l’ignorance infinie », dit Évagre le Pontique [4]. Elle est en revanche sous-jacente à toute expérience humaine si bien que Dieu est connu de ceux qui ne le connaissent pas et inconnu de ceux qui le connaissent comme l’exprime une Upanishad ou encore Grégoire de Nysse, pour qui ceux qui croient connaître Dieu ne le connaissent pas, et ceux qui ne le connaissent pas le connaissent.

La mystique contribue à corriger les dérives des religions. Comme chacun le sait et peut le vérifier, la religion est un phénomène ambivalent et dangereux. Les dérives et les pathologies des religions ne sont jamais très loin, pour deux raisons au moins : d’une part à cause de la part d’irrationalité liée au sacré constitutive de toute démarche religieuse et d’autre part à cause du risque de totalitarisme lié au fait de prétendre approcher de l’Absolu.

Dès les origines, la religion chrétienne a expérimenté ce risque. L’un de ses fondateurs, Paul de Tarse, était, à en croire le livre des Actes des apôtres, un « partisan farouche » [5] de Dieu et un zélé défenseur de la Loi… avec les conséquences que l’on sait. Son chemin de Damas [6] l’a libéré du fanatisme religieux qui lui faisait confondre le service de Dieu avec la défense de la religion. Il nous apprend – nous l’oublions souvent – que Dieu n’a pas besoin de partisans farouches, ni de zélés défenseurs de la Loi ! Il s’en passe fort bien… et nous aussi ! Le fanatique Paul est devenu le mystique que l’on sait, interrogeant par ses pratiques et par ses écrits l’institution religieuse naissante et l’appelant dès les origines à de grandes audaces en ouvrant les portes aux païens. Le pharisien est devenu l’apôtre des païens.
La mystique, dès les origines, interrogeait l’institution.

La mystique contribue à la régulation des institutions religieuses. Elle n’est pas seule. La théologie y participe en développant l’usage de la raison ; les prophètes en faisant valoir une radicalité évangélique qui inévitablement conteste les sécurités institutionnelles ! Mais en retour, les mystiques, grands ou petits, s’exposent à quelques inquiétudes institutionnelles. Les exemples ne manquent pas dans toutes les traditions religieuses : Maurice Zundel, qui a tant de succès aujourd’hui, était rejeté de son diocèse par son évêque ! François d’Assise a été marginalisé par les franciscains eux-mêmes ! Et que dire du sort des femmes, qui en plus d’être des mystiques étaient des femmes ! Je pense en particulier aux béguines. Marguerite Porète a même été brûlée, à Paris, en Place de grève [7], le 1er juin 1310. Il en va de même dans d’autres traditions religieuses. Chacun sait le sort peu enviable réservé aux soufis en islam, au cours de l’histoire. Al-Hıallâj est mort crucifié à Bagdad. Les mystiques, par leur manière d’être et d’exister, rappellent aux religions qu’elles ne sont que des médiations relatives et qu’elles ne peuvent jamais se prendre pour l’Absolu qu’elles sont censées désigner et qui, fort heureusement, toujours leur échappera.

De ce point de vue, la mystique est un apport précieux au dialogue interreligieux, contribuant à ouvrir les institutions à l’altérité, les réinterrogeant constamment sur leur fidélité à ce qui les fonde, bousculant les considérations politiques de certains de ses dirigeants ou les trop grandes prudences institutionnelles. Il n’est pas difficile de constater combien au cours du 20e siècle, ce furent de grands mystiques qui se sont avancés sur les chemins du pluralisme religieux tels des pionniers qui défrichent des terres inconnues : Henri Le Saux, Jules Monchanin, Thomas
Merton, Louis Massignon, Christian de Chergé, Jean Paul II, dont les initiatives en ce domaine ont donné quelques frayeurs à certains membres de la curie [8]. Que serait le dialogue interreligieux sans eux ? Et que deviendrait-il aujourd’hui sans ces mystiques connus ou peu connus, d’hier et d’aujourd’hui, ces mystiques anonymes qui se risquent sur ces chemins ?

D’où l’intérêt pour la recherche actuelle de faire valoir les impacts de la mystique sur le dialogue interreligieux. Pourtant je dois avouer que ce n’est pas ainsi que j’ai traité la question. Je n’ai pas pu faire autrement que d’inverser la problématique ! En effet, si on peut se demander quel est l’impact de la mystique sur le dialogue interreligieux, on peut aussi se demander quel est l’impact du dialogue interreligieux sur la mystique ? Quel est l’impact du dialogue islamo-chrétien sur la mystique chrétienne ? Certes un mystique comme Henri Le Saux apporte une contribution précieuse au dialogue avec l’hindouisme mais ce fut la rencontre de l’hindouisme qui fit de lui le mystique que l’on sait. S’est imposé à moi le désir de faire valoir cet autre versant du rapport mystique/dialogue interreligieux en interrogeant Christian de Chergé. Je ne vais pas tant lui
demander en quoi le fait d’être un spirituel a contribué au dialogue interreligieux qu’en quoi sa relation avec des croyants de l’islam et plus largement avec l’islam a contribué à son expérience mystique.

Quel intérêt y-a-t-il à inverser l’ordre de la question ? Beaucoup de croyants ne se disent pas mystiques, n’ont pas le sentiment de l’être et n’ont même jamais imaginé que ce concept puisse un jour s’appliquer à eux ! Pourtant, la mystique ressemble à une échelle [9]. En christianisme comme en islam, de Jean Climaque [10] à Ghazâlî, l’image est traditionnelle. Et sur cette échelle, de toute manière, chacun est positionné, s’il est bien vrai que l’expérience mystique est le fond de toute expérience humaine. De cette échelle, on gravit les échelons sans même s’en apercevoir mais l’on est assuré de les redescendre sitôt que l’on estime les avoir gravis ! Bref, à mes yeux, le concept de mystique n’est pas un « concept réservé » même si je n’ai aucune peine à reconnaître des grands mystiques dans la tradition. Christian de Chergé aurait récusé le titre pour lui, tout comme
celui de théologien d’ailleurs, car ces deux titres ont ceci en commun que se les attribuer à soi-même suffit à faire la démonstration inverse. Saint Antoine, dans son désert d’Égypte, disait déjà des choses semblables pour la prière !

Il me semble qu’il y a un certain intérêt à faire valoir qu’aujourd’hui les chemins de la mystique, et plus largement de la vie spirituelle, si le mot mystique effraie, passent par la considération des autres croyants et aussi de leurs traditions et que cela vaut pour ceux qui vivent totalement immergés au milieu d’autres croyants comme ce fut le cas pour les moines de Tibhirine, mais que cela vaut désormais pour tous car d’une
façon ou d’une autre, chacun aujourd’hui baigne dans la pluralité
culturelle et religieuse.

2. Expérience du dialogue et expérience de Dieu

La question est donc : en quoi le dialogue interreligieux a-t-il contribué à la mystique de Christian de Chergé ? Pour tenter de répondre à la question, j’ai retenu quatre éléments parmi d’autres possibles : la place de la rencontre, l’échelle mystique, la prière et le martyre. Je les aborderai tour à tour en reprenant les événements sous-jacents à l’expérience, car, avec Christian de Chergé, on ne peut dissocier la réflexion théologique de
l’expérience existentielle.

La rencontre mystique

Le point de départ de l’expérience de Christian de Chergé fut l’événement d’une rencontre, durant la guerre d’Algérie, alors qu’il se trouvait en garnison à Tiaret [11]. Il y fit la rencontre du garde-champêtre avec qui il devint ami au cours de discussions qui devaient, selon son propre aveu, contribuer à libérer sa foi en lui ouvrant les horizons par-dessus la mêlée. Or cette amitié connut le drame de la mort de Mohammed lorsque celui-ci, étant intervenu pour le protéger au cours d’un accrochage, fut retrouvé le lendemain assassiné au bord de son puits. « Dans le sang de cet ami, écrira-t-il plus tard, j’ai su que mon appel à suivre le Christ aurait à se vivre tôt ou tard dans le pays où m’avait été donné le gage de l’amour le plus grand. » [12] Christian de Chergé reçut sa vocation dans l’événement de la rencontre avec Mohammed le musulman, par lui et à travers le don de sa vie. De Chergé reçut dans cette relation et son dénouement tragique sa vocation à devenir moine. En effet, ayant assuré Mohammed de sa prière, il s’était entendu répondre : « Je sais que tu prieras pour moi, mais tu vois bien que les chrétiens ne savent pas prier ». Profondément atteint dans cette rencontre, il deviendra moine en Algérie, dans une vie monastique qui sera, selon ses termes, « un pèlerinage vers la communion des saints ». La rencontre des croyants de l’islam, mais aussi de l’islam lui-même, devint pour lui l’horizon de sa vie monastique et de sa quête spirituelle. Mohammed en effet « a donné sa vie comme le Christ et chaque eucharistie me le rend infiniment présent dans la réalité du corps de gloire où le don de sa vie a pris tout son sens pour moi et pour la multitude [13] ».

Tout commence pour lui dans l’événement d’une rencontre. Voilà déjà une première approche où s’esquisse une réponse à la question qui nous occupe. Cette simple évocation nous fait entrer dans la dimension mystique de la rencontre. Personne ne sait jamais ni ce qui va se passer ni où va le conduire la rencontre de l’autre. Henri Le Saux, partant en Inde
pour y fonder la vie bénédictine, pouvait-il prévoir les profonds bouleversements que la rencontre de l’Inde et de l’hindouisme opérerait en lui [14] ? Marie se rendant à la rencontre d’Élisabeth, dans le texte biblique, pouvait-elle prévoir que ce serait par cette rencontre qu’elle mesurerait sa vocation et qu’il faudrait Élisabeth pour délivrer son magnificat ? [15] Il y a un mystère de la rencontre de l’autre ! S’il est vrai que l’expérience mystique est le fond de toute expérience humaine, la rencontre y occupe une place de choix. Voilà pourquoi le dialogue avec l’autre croyant, mais plus largement cela vaut pour toute rencontre, est un lieu privilégié de l’expérience spirituelle, mystique. Ce n’est pas d’aujourd’hui que la tradition mystique chrétienne écrit sur l’amitié. Je songe aux traités du Moyen Âge et au plus connu d’entre eux, celui d’Aelred de Rielvaux [16]. La Visitation [17] est emblématique du mystère de toute rencontre et nous ouvre à son incroyable dimension mystique. Cette fête était considérée à Tibhirine comme une fête quasi-patronale. On comprend pourquoi…

Pourquoi la rencontre, et la rencontre de l’altérité, opère-telle un tel bouleversement ? Lorsque dans l’homélie du dernier Jeudi Saint [18] Christian de Chergé commence en écrivant : « Il m’a aimé jusqu’à l’extrême, l’extrême de moi, l’extrême de lui… », de qui parle-t-il ? De Mohammed ? Du Christ ? Impossible de séparer l’un de l’autre dans l’expérience qu’il en fit. Il est constamment revenu à cette rencontre. Il puisait là la force et le sens d’une vie qu’il accepta à son tour de donner jusqu’au bout. Parce que cette rencontre était celle d’un autre croyant sur le visage de qui il pouvait reconnaître les traits du visage du Christ, dans l’amitié de qui il recevait un Amour plus grand, il y entendit l’appel à se nourrir des mystiques de l’islam et à faire Lectio divina, aussi sur le Coran [19], plus loin que toutes craintes ou que la prudence que l’on ne manqua pas de lui rappeler.

En effet, la rencontre authentique est un lieu de grande pauvreté et de dépouillement constant dont le Christ lui-même a pris soin d’avertir ses apôtres, leur donnant comme ultime recommandation de ne rien « emporter pour la route » [20]. Y a-t-il une rencontre possible quand je mets des conditions, quand j’instaure la réciprocité comme une condition préalable, quand chacun compte les pas qu’il fait vers l’autre, quand j’y entre avec la peur et en défenseur de l’orthodoxie à laquelle je suis pourtant
attaché ? Cette pauvreté traverse la mystique dans toutes les
traditions religieuses. L’épouse du Cantique des cantiques, –
livre emblématique de la rencontre et tellement commenté par la
tradition chrétienne – ne pourra jamais accueillir le Bien-aimé
qui frappe à la porte sans un dépouillement d’elle-même. La
pauvreté de coeur est un incontournable, et de la rencontre et de
l’expérience mystique ... et de l’expérience mystique de la
rencontre.

Ce fut en tout cas dans cette rencontre, qui ouvrit la porte à toutes celles qui suivirent, que Christian de Chergé reçut lui-même son nouvel appel et ce fut en revenant sans cesse à ce premier appel, à cet amour premier de Mohammed vécu jusqu’à l’extrême du don de soi, qu’il trouva la force et puisa l’amour dont il eut besoin pour aller lui-même jusqu’au don total de sa vie.

Le dialogue apparaît alors comme un authentique lieu de conversion pour les personnes et les Églises. C’est pourquoi nous ne pouvons guère être étonnés des résistances qu’il suscite car il ne s’agit pas là de ces conversions que nous avons décidées, dans lesquelles nous cherchons à nous améliorer, conversions tellement à notre initiative, où l’on tente d’embellir son image au point que l’on est en droit de se demander s’il s’agit encore de conversions. La conversion de la rencontre vient de Dieu qui s’est lui-même tourné vers nous. Car la conversion de Dieu est le
préalable à notre conversion à nous. Cette conversion de Dieu vers lui, Christian l’a reconnue sur le visage de Mohammed. Il tentera d’y répondre en retournant en Algérie et en vivant en dialogue avec l’islam. « Que l’on se souvienne que ma vie était donnée à Dieu et à l’Algérie », dit-il au début de son testament [21].

L’échelle mystique

Le second aspect que je voudrais évoquer est celui que Christian de Chergé appelle l’échelle mystique. Ce thème se trouve aussi bien chez des mystiques chrétiens, dont saint Benoit [22] à la suite de Jean Climaque, que chez des mystiques musulmans, comme Ghazâlî. Il faut dire que cette échelle occupait déjà les rêves de Jacob [23] ! Christian de Chergé reprend cette figure mystique [24].

Pour lui, dans son contexte, l’échelle est constituée de deux montants : l’un est chrétien et l’autre musulman. Telle est la figure du dialogue islamo-chrétien. Le dialogue est une échelle mystique. Il s’agit bien pour les uns et pour les autres de gravir une échelle, une échelle qui est bien plantée en terre, dit-il, dans le quotidien du travail avec les voisins musulmans et qui est bien arrimée dans les cieux, dans une même communion des saints
dans laquelle nous sommes déjà réunis… même si cela reste encore voilé à nos yeux. Cette échelle nous pouvons la gravir en montant les mêmes échelons, car nombreux sont les échelons communs entre chrétiens et musulmans. Ces échelons ne sont pas ceux par lesquels on désignerait ce qui est commun aux chrétiens et aux musulmans dans la foi, même si nombreux sont les articles de foi que nous avons en commun et si le concile Vatican II a pris soin de les nommer [25]. Les échelons de l’échelle mystique ne sont pas les articles d’une foi commune mais des pratiques communes aux uns et aux autres que de Chergé prend soin d’énumérer [26] :

« Le don de soi à l’Absolu de Dieu, la prière régulière, le
jeûne, le partage de l’aumône, la conversion du coeur, le mémorial incessant de la Présence, la confiance en la providence, l’urgence
de l’hospitalité sans frontières, l’appel au combat spirituel, au
pèlerinage qui est aussi intérieur… En tout cela comment ne pas
reconnaître l’Esprit de Sainteté dont nul ne sait d’où il vient, ni où
il va, d’où il descend ni par où il monte. Son office est toujours de
faire naître d’en haut, d’attirer sur une voie ascendante. »

Le dialogue nous apparaît alors moins sous la forme de discussions et de débats sur des croyances que sous la forme de pratiques par lesquelles nous nous exerçons, les uns et les autres, à gravir cette échelle mystique. Sur ces pratiques que nous mettons en oeuvre dans nos foi(s) respectives, nous pouvons partager et nous encourager plutôt que nous perdre en de stériles joutes théologiques.

Priants parmi d’autres priants

Dans la rencontre de Mohammed, l’amitié et le don qu’il fit de sa vie, Christian de Chergé a reçu son appel à devenir priant dans les formes de la vie monastique, et cela le conduira en Algérie au monastère de Tibhirine. Peu de temps avant de faire sa profession monastique, il eut confirmation de sa vocation dans un événement singulier dont il entretint ses frères le jour même de sa profession [27]. Il raconta qu’il se trouvait en prière après complies et qu’un hôte musulman qui passait quelques jours à l’hôtellerie vint le rejoindre et ensemble ils unirent leurs prières trois heures durant, alternant prières chrétiennes et musulmanes. Cette expérience procura une grande joie au musulman qui, le lendemain, avant son départ de l’hôtellerie, avoua avoir fait trois fois le tour du monastère en dansant de joie, à l’issue de cette prière commune. De Chergé, pour sa part, reçut dans cet événement la confirmation de sa vocation à une vie de prière dans une communion avec les croyants de l’islam.

Avec ses frères moines, ils précisèrent cette année-là le sens de leur prière sur cette terre musulmane, se reconnaissant comme « des priants parmi d’autres priants ». Je vois là un des impacts majeurs du dialogue interreligieux sur la mystique. Je crois comprendre, à la suite de Christian de Chergé, qu’une mystique de la prière en notre temps, ne peut plus ne pas inclure cette dimension interreligieuse et que, ce faisant, la prière chrétienne elle-même en est transformée. On pourrait d’ailleurs souhaiter que la liturgie chrétienne intègre cet aspect [28].

À Tibhirine, cette attitude de « priants parmi d’autres priants » devait se concrétiser et se signifier dans les échanges réguliers avec une confrérie soufie au sein d’une association, le Ribât al-Sâlam, le lien de la paix, échanges au cours desquels ils partageaient leurs méditations respectives sur les thèmes de réflexion qu’ils s’étaient donnés en commun. Le partage les conduisait inévitablement à une certaine forme de prière commune. Cette prière commune lors des rencontres du Ribât-el-Salam ne pouvait avoir tout son sens que s’il était le signe et le moyen d’entrer dans une communion de prières le reste du temps.

Le fait d’avoir ouvert une pièce du monastère pour en faire une mosquée pour les gens du village faisait que du même enclos du monastère s’élevaient l’appel à la prière de la cloche et celui du muezzin. Christian dit qu’il a mieux compris alors que Dieu seul appelle à la prière. On comprend bien que la remarque n’est pas qu’anecdotique mais que c’est justement à travers ce petit signe, ce dialogue entre la cloche du monastère et le muezzin que Christian de Chergé était renvoyé à Celui qui appelle à toute
prière.

La dimension de prière est constitutive de toute existence croyante et donc de l’existence chrétienne. Sans doute est-elle centrale. Mais désormais, le dialogue conduit à être des « priants parmi d’autres priants » et non plus en opposition, dans l’indifférence ou la juxtaposition avec d’autres priants. Il y a là une voie royale du dialogue interreligieux en ce qu’elle est offerte à chacun quelle que soit sa situation et qu’elle ouvre un
espace dans lequel on laisse Dieu agir en acceptant de ne pas savoir ce qu’il en fera surgir.

Elle est dans le même temps une invitation à transformer profondément l’attitude mystique comme y ont été conduits d’ailleurs tous les grands pionniers. La mystique chrétienne est invitée à entrer dans cette posture nouvelle sans sacrifier la singularité de la prière chrétienne et en renonçant à toute supériorité. En effet nous avons reçu l’avertissement net que la seule prière qui ne peut pas être reçue est celle du pharisien [29] qui se considérerait supérieur à tout autre priant. Partant de là, il ne reste plus qu’à creuser une solidarité dans la prière qui tenant la main des autres priants, selon l’expression de Jean Paul II [30], ne perd pas sa singularité reçue de Jésus lui-même, d’être tournée vers le Dieu unique et miséricordieux, celui que Jésus ne cesse de nous apprendre à nommer Père, tant il est vrai que nous ne pouvons le nommer ainsi qu’à la mesure de la fraternité reconnue et acceptée avec ces autres croyants et tous les autres.

Je veux croire que ce que je dis de la singularité chrétienne vaut pareillement pour les autres croyants, invités eux aussi à creuser le sillon de leur propre singularité. Je veux croire aussi que sur ce chemin, on s’enrichit de la mystique des uns et des autres. Cette expérience n’est pas nouvelle. L’histoire du dialogue interculturel et interreligieux reste à faire. Mais la mystique féminine que j’évoquais précédemment, celle des 13-14e siècles, fut essentiellement une mystique de l’amour de Dieu, marquée par l’amour courtois. Or il semble bien qu’elle fut profondément inspirée et même héritée du soufisme [31], et reçue à travers la médiation de la spiritualité cistercienne. La proximité entre le traité de l’amour de Dieu d’Ibn ‘Arabî [32] et celui de saint Bernard est étonnante [33]

Le martyre

S’il est un point où l’expérience du dialogue a profondément transformé l’approche spirituelle et mystique de Christian de Chergé, ce fut la question du martyre. Je ne peux détailler tout l’argumentaire sur cette question [34]. Si le don de sa vie, jusque dans une mort violente, pour témoigner du Christ reste un sommet de la vie mystique, les martyrs sont nombreux dans l’histoire de l’Église et de la spiritualité à avoir donné leur vie jusqu’au martyre. Le martyre est défini dans la théologie chrétienne comme « l’acceptation volontaire de la mort pour la foi au Christ ou pour tout autre acte de vertu rapporté à Dieu ».

Mais la situation est changée dès lors que l’on intègre le dialogue avec d’autres croyants dans sa démarche spirituelle. L’idée qu’un frère d’une autre tradition religieuse puisse devenir un meurtrier devient intolérable. Christian de Chergé se savait menacé mais il ne pouvait envisager qu’un musulman puisse être accusé de son meurtre éventuel, à cause même de l’amour même qu’il portait à ce frère et à sa tradition religieuse.

« Je ne vois pas en effet comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C’est trop cher payé ce que l’on appellera, peut-être, la "grâce du martyre" que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’Islam. Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les caricatures de l’Islam qu’encourage un certain islamisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes. L’Algérie et l’Islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme… » [35]

À cause de sa vocation et de son attachement à l’islam, il ne peut vouloir que cette grande tradition religieuse soit une nouvelle fois montrée du doigt à cause d’un crime de quelqu’un qui n’aura pas su ce qu’il faisait [36], comme dit Christian de Chergé citant une parole de Jésus dans les Écritures.

C’est la raison pour laquelle le dialogue interreligieux invite la tradition chrétienne et sa tradition mystique à un approfondissement. Il ne s’agit plus simplement d’un martyre de la foi, où on verse son sang parce que face à ses bourreaux, on témoigne de sa foi au Christ. Il s’agit désormais aussi d’un martyre de l’amour. Ce fut ainsi que Christian de Chergé a pensé le martyre. « Il a fallu attendre Maximilien Kolbe qui n’est pas mort martyr en témoignage de sa foi au Christ mais par amour, comme le Christ. » C’est dans ce prolongement que s’inscrit la démarche de Christian de Chergé. Leur martyre est moins un martyre de la foi qu’un martyre de l’amour, vécu en fidélité au peuple algérien, à des amis, à des voisins. Ce martyre n’est pas arrogant. Il inclut le pardon, le don parfait. « Et qu’il me soit donné de pardonner de tout cœur à celui qui m’aurait atteint… »

On voit là comment le dialogue interreligieux qui invite à considérer l’autre croyant comme un frère que l’on tient en « estime », selon la recommandation de l’Église, conduit à dépasser une conception certes juste mais limitée du martyre. Ce faisant, il permet de rejoindre le martyre comme identification à la figure du Christ, « lui qui ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’à l’extrême » [37]. Ce martyre en fidélité au Christ dans la fidélité à des frères, Christian de Chergé va l’appeler le martyre de l’amour, empruntant l’expression à Jeanne de Chantal, pour le distinguer du martyre de la foi.

Mais il faut aller plus loin. Si Christian de Chergé a vécu le don ultime de lui-même, il l’a fait en revenant sans cesse à la source de l’amitié avec Mohammed, que chaque eucharistie lui rendait présent. En effet, le don total, Mohammed, le musulman, l’a vécu. Il a donné sa vie comme le Christ. Il l’a donnée par amour. Ainsi le martyre chrétien qui est imitation du Christ jusque dans le don de sa vie par amour pour les hommes et pour
des frères, Mohammed l’a vécu. Ce martyre d’amour n’est donc pas réservé aux chrétiens. Nous arrivons au paradoxe selon lequel le martyre chrétien n’est pas réservé aux chrétiens. Nous serions-nous égarés ? On pourrait le penser. Pourtant, il semble bien que l’on rejoint une grande affirmation du concile, si on en croit le n° 22 de Gaudium et spes, que Jean Paul II tenait comme étant la clef du concile Vatican II. Ce qui est dit des chrétiens qui sont associés au mystère pascal,

« cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le cœur desquels agit invisiblement la grâce. En effet puisque le Christ est mort pour tous… nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal » [38].

Y a-t-il manière plus grande d’être associé au mystère pascal que celui de donner sa vie par amour ? Cela ne devrait pas nous surprendre que ce qui est authentiquement chrétien soit justement ce qui peut être vécu par tous… mais le dialogue appelle aussi bien la théologie que la mystique à cet
approfondissement.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur le Christ auquel le dialogue interreligieux nous appelle. De Chergé cite Teilhard de Chardin : « L’Église est encore une enfant, le Christ auquel elle croit est démesurément plus grand qu’elle ne l’imagine ». Christ plus grand, dit de Chergé, Christ Akbar ! N’est-ce pas un chemin de la mystique que de s’ouvrir ainsi à celui qui est l’Alpha et l’oméga et dont Panikkar [39] dit que s’il est l’alpha et l’oméga, il est aussi beta, gamma, delta, epsilon, etc.

Conclusion

Le dialogue interreligieux m’apparaît comme une chance nouvelle ; offerte à notre temps pour la mystique chrétienne et donc pour tous ceux qui, dans le christianisme, essayent de vivre à la suite du Christ, les grands mystiques… et les petits ! Les pionniers, don fait à notre temps, ont ouvert la voie. On pourrait penser qu’il n’y a, au fond, que deux formes de dialogue : le dialogue existentiel et le dialogue mystique, encore ne sont-ils
pas étrangers l’un à l’autre. Le dialogue existentiel parce qu’il est dialogue appelé par la vie. En principe nous ne le choisissons pas. La vie nous donne des nouveaux membres dans la famille, des voisins, des amis, des collègues de travail, de nombreuses occasions d’ouvertures culturelles. Le dialogue spirituel, lui, est offert à chacun, qu’il rencontre ou non des musulmans, un peu à la manière de Thérèse de l’Enfant Jésus, patronne des missions… sans avoir jamais quitté son cloître ! Le dialogue spirituel est offert à tous ceux qui se pensent et veulent vivre leur vie comme des « priants parmi d’autres priants ».

Ces deux dialogues sont incontournables soit parce qu’ils sont des nécessités de la vie, soit parce qu’ils s’imposent comme des nécessités de la foi. L’invitation est grande à prendre ce chemin, à gravir l’échelle en restant à portée de voix de ces autres frères qui eux aussi se savent assis à la table des pécheurs et ne mettent leur confiance que dans le Dieu de miséricorde.

[1Sur la vie de Christian de Chergé et des moines de Tibhirine, on peut lire : Marie-Christine RAY, Christian de Chergé, Paris, Bayard, 1998. John KISER, Passion pour l’Algérie, les moines de Tibhirine, Paris, Nouvelle Cité, 2006. Sur les écrits : Christian de CHERGÉ, L’invincible espérance, Paris, Bayard, 1996. Sur sa spiritualité, Prier 15 jours avec Christian de Chergé, Paris, Nouvelle cité, 2006. Sur sa théologie, Christian SALENSON, Christian de Chergé, une théologie de l’espérance, Paris, Bayard, 2009.

[2Sur ce sujet on peut consulter le revue de l’ISTR de Marseille, Chemins de dialogue, en particulier dans le numéro 18 (2000) les contributions de Pierre GIRE « Le christianisme en dialogue avec ses mystiques », de Roger MICHEL, « L’islam en dialogue avec ses mystiques » et de Michel RONDET «  Expérience mystique et discernement ».

[3Raimon PANIKKAR, La experiencia de dios, iconos del misterio, 1998 ;
traduction française, L’expérience de Dieu, Paris, Albin Michel, 2002.

[4Voir Orientia Christiana Periodica, 25, 1959.

[5Actes des apôtres 22,3.

[6Actes des apôtres 9,1-19.

[7On pourra lire G. EPINEY-BUGARD et E. ZUM BRUNN, Les femmes
troubadours de Dieu, Bruxelles
, Brépols, 1988. Dieudonné DUFRASNE,
Libres et folles d’amour, les béguines du Moyen âge, Bierges (Belgique),
Thomas Mols, 2007.

[8Il s’est lui-même expliqué de certaines de ses initiatives en particulier dans le « Discours du 22 décembre 1986 aux cardinaux et aux membres de la curie », Chemins de dialogue, n° 20 (2002), p. 163-173.

[9Christian de CHERGÉ, « L’échelle mystique du dialogue »,
Islamochristiana, n°23 (1997), p. 1-26.

[10Jean CLIMAQUE, L’échelle sainte, (Spiritualité Orientale, 24), Paris, Bellefontaine, 1997.

[11Christian de CHERGÉ raconte lui-même cette rencontre et ses conséquences dans « Prier en Église à l’écoute de l’islam », Chemins de dialogue, n° 27 (2006), p. 17-24.

[12Idem, p.19.

[13Ibidem.

[14Henri Le SAUX, La montée au fond du coeur, le journal intime du
moine chrétien-sannyasi hindou
, Paris, O.E.I.L., 1990.

[15Luc 2.

[16Aelred de RIELVAUX, L’amitié spirituelle, (Vie monastique ; 30), Paris, éd. Bellefontaine, 1997.

[17Sur ce sujet, on pourra lire avec intérêt ce qu’en dit le prieur de Notre-Dame de l’Atlas à Midelt, Jean-Pierre FLACHAIRE, « Notre-Dame de l’Atlas, une Présence de Visitation », Chemins de Dialogue, n° 26 (2005), p. 165-176.

[18Christian de CHERGÉ, L’autre que nous attendons, Cahiers de Tibhirine, Abbaye d’Aiguebelle, 2005, p. 234.

[19Ouvrage collectif sous la direction d’Isabelle CHAREIRE et Christian SALENSON, Le dialogue des Écritures, Bruxelles, Lessius, 2007.

[20Luc 10,4.

[21L’invincible espérance, op. cit., p. 221.

[22Benoît de Nursie, Règle.

[23Gn 28,10-22.

[24Christian de CHERGÉ, « L’échelle mystique du dialogue », Islamochristiana,
op. cit.

[25Nostra Aetate, n° 3.

[26Islamochristiana, op. cit., p. 11.

[27RAY, op. cit., p. 112

[28Christian de Chergé souhaitait que l’on introduise dans le missel romain une messe pour la compréhension entre croyants. Islamochristiana, n° 27, p. 24.

[29Luc 18,9-14.

[30Jean Paul II, « Discours aux cardinaux et aux membres de la curie du 22 décembre 1986 », Chemins de dialogue, n° 20.

[31Dieudonné DUFRASNE, Libres et folles d’amour, op. cit., p. 116.

[32Ibn ‘Arabî, Traité de l’amour, (Spiritualités vivantes), Paris, Albin Michel, 1986.

[33Saint Bernard, Œuvres mystiques, Paris, Le Seuil, 1953.

[34Christian SALENSON, « Le martyre selon Christian de Chergé »,
Spiritus n° 182, mars 2006, p. 39-51.

[35Voir son testament, L’invincible espérance, op. cit., p. 221.

[36« Et toi l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais,
je veux pour toi aussi ce Merci... ». L’invincible espérance, op. cit., p.
226.

[37Voir Jean, chapitre 13.

[38Gaudium et spes, n° 22.

[39R. PANIKKAR, L’expérience de Dieu, op. cit.

Une faute d'orthographe, une erreur, un problème ?   
 
Info

Cet article de Christian Salenson est tiré de Michel Younès (dir.) L’expérience mystique et son impact sur le dialogue islamo-chrétien, Lyon Profac-CECR 101, 2009, p. 95-112.

Christian SALENSON

Directeur de l’Institut de sciences et théologie des religions à Marseille, France.

Publié: 01/10/2010