L’année des fous

Les événements de la première semaine de l’année 2003 nouvelle suffisent à la caractériser : ce sera celle des fous. Seuls des malades mentaux, en effet, pourraient sans réagir laisser circuler des bateaux chargés de produits mortels près de nos côtes et y déverser leurs cargaisons. Seuls des dérangés pourraient apprendre placidement que leurs gaspillages bouleversent le climat, provoquant des catastrophes de plus en plus graves. Seuls des lunatiques pourraient laisser de soi-disant savants pratiquer des expérimentations sur des embryons d’êtres humains sans les faire arrêter sur-le-champ. Seule une démence absurde peut justifier que cinq centimètres de neige provoquent la panique dans des sociétés hypersophistiquées. Seul un dérèglement psychique collectif pourrait expliquer qu’on puisse à la fois préparer une guerre contre un dictateur, sous prétexte qu’il disposerait d’armes de destruction massive, et en laisser un autre annoncer qu’il va s’en doter.

De même, seuls des gens à l’équilibre mental incertain pourraient apprendre sereinement que circulent plus d’un demi-milliard d’armes à feu individuelles, dont plus de la moitié appartiennent à des civils. Ou lire que près de la moitié des jeunes Noirs américains passeront un jour par la prison, ou encore que 200 millions d’enfants travaillent dans des usines contrôlées directement ou indirectement par des entreprises occidentales. Et rien d’autre qu’un dérangement cérébral ne permet de comprendre qu’on puisse laisser mourir de faim devant des photographes le quart des enfants du sixième producteur agricole du monde. Ou laisser s’enclencher une guerre civile dans l’un des pays les plus paisibles d’Afrique, continent où le sida tuera bientôt des dizaines de millions de personnes, parce que personne ne veut y réduire le prix de médicaments déjà amortis.

Voilà pour les nouvelles de la première semaine. Pendant les cinquante et une suivantes, on en apprendra bien d’autres. On assistera à une guerre au Moyen-Orient ; on verra le terrorisme à l’œuvre dans les lieux les moins attendus ; se multiplieront les catastrophes climatiques ; proliféreront les crises sur tous les marchés. Folies annoncées et pourtant évitables, mesures de l’incapacité de notre monde à se concevoir, à se penser, à agir sur lui-même. Reflet de la folie d’un géant doté d’un trop petit cerveau.

Seule une folie plus grande encore pourrait permettre d’avoir le courage de lutter contre ces dérèglements. Et d’admettre que l’humanité n’a jamais eu autant que cette année les moyens d’échapper à sa dérive, de nourrir, loger, vêtir tous les peuples, de leur fournir du travail et de les faire ainsi sortir du désespoir et des fanatismes qui en sont les conséquences. Pour la première fois dans son histoire, l’humanité n’est, cette année, ni sous l’emprise d’empires totalitaires ni sous celle d’une immanente nécessité. Elle est libre de choisir entre le bien et le mal. Il lui faudrait écouter les fous qui proposeront de ne pas laisser passer cette chance. Comme l’écrivait Guillaume Apollinaire, "il est grand temps de rallumer les étoiles".

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Jacques ATTALI
Publié: 31/12/2002
Les escales d'Olivier