L’exégèse aujourd’hui

Conférence aux anciens des Carmes à Paris le 17 janvier 2005

Dans le domaine de l’exégèse comme dans tous ceux qui touchent à la foi chrétienne et à la vie en Eglise, la vocation de PSN n’est pas de publier des colloques savants et des études très érudites. Nous n’avons ni la compétence, ni le temps, ni même la mission pour cela. Mais lorsqu’un exégète patenté comme Charles PERROT nous fait l’amitié de nous autoriser à mettre en ligne une de ses conférences, c’est une aubaine pour les visiteurs de PSN. Elle vous demande sans doute une attention soutenue, mais que nous sommes heureux d’offrir à tous ceux que les escaliers du phare ne rebutent pas.
L’équipe éditoriale

Depuis plus d’un siècle, l’exégèse biblique des deux Testaments est devenue le lieu d’un étonnant retournement de perspectives. La manière de lire l’Écriture et donc la façon de penser la foi chrétienne s’est pour une part transformée. Le théologien d’aujourd’hui ne lit plus la Bible comme ses devanciers. Vous le savez, de nombreux facteurs expliquent ce renouveau biblique - mais, d’emblée, tempérons ce coup de trompette triomphale : le renouvellement en question est peut-être entrain de s’estomper faute, entre autres, d’exégètes, disons, professionnels en pays francophones surtout. Les travaux importants se font plus rares, ce qui, pour le moment, ne nuit pas trop aux nombreux groupes bibliques essaimés dans nos diocèses. A quelques exceptions notables près, il en est un peu de l’exégèse comme de la théologie contemporaine : on vit plutôt sur les acquis des anciens combattants de l’exégèse et la synthèse de leurs travaux. Mais, ne vous troublez pas, c’est là une réflexion de vieux, et je le sais, vous aurez à cœur de la démentir !

Nous n’aurons pas ici à nous attarder sur une série de conclusions exégétiques que vous connaissez déjà - des acquis de soi relatifs, comme en toute science de ce bas monde -, des acquis touchant, par exemple, la prise en compte du contexte historique des énoncés bibliques pour mieux les pénétrer. Vous le savez : on a toujours à faire à des textes situées dans l’espace et le temps dont la lecture et relecture se veulent, à la fois, fidèles et nouvelles en fonction du monde présent. Vous connaissez aussi l’essor toujours vif des sciences humaines, allant de la linguistique à la sociologie et autres, pour mieux distinguer la langue de ces textes d’hier, la nouveauté de leur premier jaillissement et l’étonnement de leur continuelle réception. Ces textes anciens deviennent les textes de notre présent par le biais d’une herméneutique usant des mots de notre temps.

Alors qu’au début du vingtième siècle "la question biblique" semblait fragiliser tous les discours d’hier, le retour à l’Écriture provoqua en fait un ressourcement et un enrichissement de la pensée chrétienne. L’Écriture reprit vie, et sa réception plurielle, disons sous le signe de l’Esprit Saint, inonda la catéchèse ; ainsi, le catéchisme de Colomb dans les années 50 et bien d’autres ensuite. Cela dit, le questionnement biblique continue toujours de fragiliser en partie nos discours religieux ou plutôt de les déplacer, tant la question du langage est de nos jours cruciale.

Cette évolution de l’exégèse n’alla pas sans peine au long du XXè siècle dans les milieux catholiques et ailleurs aussi, sinon plus encore. Aujourd’hui même, la lecture biblique semble parfois marcher comme à reculons dans certains milieux dits chrétiens. Voyez aux USA, comment par rapport aux grandes églises épiscopaliennes et méthodistes qui n‘y peuvent mais, des dizaines de millions de croyants, surtout évangéliques, baptistes ou pentecôtistes (pas tous heureusement !), en restent à une lecture de type fondamentaliste. Ce qui aboutit parfois à d’étranges comportements. Entre autres : de nombreux chrétiens de ce genre en appellent au soutien politique et financier des colons sionistes de Gaza et ailleurs, puisque le rétablissement entier d’Israël sur sa terre doit provoquer la conversion prochaine d’Israël, et donc une Parousie bientôt là ! Tout cela, comme l’aurait prophétisé Paul dans Romains 11,25-26...!

Bref, et c’est le catholique qui parle ici, une référence immédiate à l’Écriture - disons, sans le tamis ecclésial, sans la médiation de l’Église ou, dirait saint Paul, sans le discernement des esprits dont il parle dans 1 Co 14 -, bref, une référence et dépendance trop immédiates par rapport à l’Écriture ne permettent pas toujours de situer historiquement les textes bibliques, voire de les pénétrer spirituellement. Car les situer historiquement, c’est d‘abord les mettre à distance ; tant l’histoire appelle de soi une certaine mise à distance. Ou encore, une telle immédiateté par rapport au texte biblique ne permet pas suffisamment de tenir compte du langage alors utilisé, et donc ne permet pas d’estimer justement l’écart entre le langage d’hier et celui de nos contemporains. Saint-Paul pourrait nous dire : laissée à elle même, au raz de sa lettre, l’Écriture ne fait plus Loi, même si elle reste toujours la vive Révélation de Dieu, à la fois ancienne et actuelle. Notre foi est bâtie sur une personne, celle du Christ, et non sur un livre.

Chez des catholiques, nous le savons, une certaine réticence à l’endroit des assertions exégétiques subsiste encore. L’exégèse n’ouvre-t-elle pas la porte à un certain relativisme historique et théologique qui gangrène les solides vérités d’hier ? Comment concilier une approche exégétique, inscrite peu ou prou sous le signe de l’hypothèse à l’instar des autres sciences humaines, avec des certitudes théologiques énoncées pour toujours, in fide ? Avouons enfin qu’un certain écart, sinon une ignorance courtoise subsiste assez souvent entre, d’un côté, les produits de l’exégèse la plus généralement reçue et, de l’autre, la lecture pastorale de tels ou tels textes épiscopaux, sans trop parler de nos homélies - du moins, les miennes ! On cite parfois des textes bibliques pèle-mêle pour justifier notre propre pensée. Il faudrait au moins apprendre le silence en la circonstance.

Tous les espoirs étaient cependant permis après Vatican II. Le 18 novembre 1965, après bien des révisions, parut la Constitution dogmatique sur le Révélation divine, dit Dei Verbum. L’essentiel de l’œuvre porte sur des points touchant la théologie et la pastorale bibliques, et elle reste encore à approfondir. La théologie héritée d’hier portant sur les "deux sources" de la Révélation (L’Écriture et la Tradition) est reprise de nouvelle manière : non pas dans la confrontation ou la rivalité de l’une sur l’autre (La Tradition dépassant l’Écriture, etc.), mais en fonction même du lieu ecclésial d’où les deux surgissent et s’épanouissent, tout en réservant à l‘Écriture sa valeur référentielle fondamentale. En outre, les Pères du Concile mirent en relief le motif de la vérité de l’Écriture. Car il s’agit d’abord de la vérité du dessein sauveur de Dieu, dite sous la plume multicolore des écrivains bibliques ancrés dans leur temps, et non plus comme autrefois, d’une sorte d’inerrance biblique d’allure négative et prêtant à de continuelles confusions. Enfin, le Concile devait solenniser hautement la vénération et la procession liturgique des Écritures, en les situant à la base des homélies nouvelles.

L’avancée de Vatican II devait évidemment enterrer les fameux décrets de la Commission Biblique édictés au début du XXè siècle. Récemment, le Cardinal Joseph Ratzinger est revenu sur le sujet : la Commission Biblique d’hier, dit-il, a exagéré, en nuisant alors à la crédibilité du Magistère et en contrant la nécessaire liberté de la recherche en exégèse.Vous le voyez, l’Église officielle sait quand même dire pardon ou presque une centaine d’années après les tracasseries du début du XXè siècle... Mais, ajoute le cardinal, il faut reconnaître aussi la nécessité pastorale de sauver la foi des fidèles contre la soi-disant objectivité des conclusions exégétiques ! Les décrets d’alors ont donc permis à leur manière de corriger des conclusions abusives, allant à l’encontre de la vérité du message biblique. Il faut donc remettre l’exégèse à sa place, sans nuire à ce qui serait la bonne lecture. Vous le voyez (c’est moi qui parle), un théologien arrive toujours à s’en sortir ! Ajoutons vite que la dite Commission Biblique, renaissant de ses cendres, a produit en 1994 un beau dossier, L’interprétation de la Bible dans l’Église, fort bien instruit sur les diverses méthodes désormais empruntées par l’exégèse internationale.

Projetons-nous maintenant dans l’actualité du travail d’exégèse, en abordant les trois points suivants portant sur : les nouvelles données ou documentations ; les nouvelles méthodes d’investigation ; et enfin, les projets actuels de l’exégèse. A partir de quoi, comment et sur quoi travaille-t-on aujourd’hui ? Commençons par une série de remarques, sans grand lien entre elles, touchant la documentation.

I. De nouvelles données littéraires et archéologiques

Et d’abord de nouvelles traductions, fleurissant aujourd’hui en grand nombre -j’allais dire en trop grand nombre, suivant la convoitise des éditeurs. Pour ma part, je reste plutôt fidèle à Osty - Trinquet avec les notes de la TOB. Mais à chacun sa religion ! Faut-il énumérer la nouvelle BJ (Cerf, 1998) ; en attendant bientôt une BJ luxueuse entourée de commentaires à la manière de la Glossa Ordinaria de Nicolas de Lyre au 14è s. Mentionnons aussi une TOB révisée, avec un nouveau Pentateuque en 2003. Puis, la Nouvelle Bible Segond (1999), fort estimable assurément, avec maintenant des annotations (une nouveauté dans le monde protestant ; et cette fois sans la pesante mention de l’Éternel pour traduire le nom divin) : Ou encore, La Bible de Bayard en 2001, si du moins vous avez besoin d’être surpris et dérangés dans vos habitudes sémantiques ; sans trop parler de La Bible des Communautés chrétiennes, traduite de l’espagnol, qui défraya la chronique en raison de ses annotations à tonalité anti-sémite ; corrigée, elle vient de reparaître soue le titré de Bible des peuples, en 2002,... avec l’imprimatur des évêques du Congo Démocratique ! Ou encore, La Bible expliquée, 2004, en français courant (trad. 1996) avec de courtes explications marginales bien faites, mais en caractères trop petits pour mes yeux. Le titre ne me va qu’à moitié, car il s’agit moins d’expliquer que de comprendre, comme disent les herméneutiques, c’est-à-dire entrer dans le mouvement du texte. Tout cela, en attendant la parution peut-être prochaine d’une Bible de la Liturgie, sous la direction de Dom Delahougne de Clairvaux, dans la ligne du Lectionnaire liturgique francophone, et toujours sous le patronage de la Commission liturgique épiscopale - ce qui ne la rendra pas forcément plus inspirée ! N.B. J‘ai travaillé dedans !). Bref, un déluge de traductions, accompagnées d’une dizaine de Bibles Internet. sans toujours arriver à percer l’oreille de nos contemporains, malgré les efforts valeureux de la Bible, Parole de vie, en français fondamental. Peut-être des morceaux choisis, bien cadrés, seraient-ils parfois préférables. Où est la Miche de pain qui berça ma jeunesse en 1936 ? Je profite de l’occasion pour vous signaler ici la revue Biblia, publiée par le Cerf, avec des traductions prises dans la BJ 98, et voulant se situer au niveau d’une première initiation, ce qui est fort utile pour un groupe biblique de commençants. Cela dit, Évangile et Vie et Les Cahiers Évangile poursuivent leur chemin, s’adressant à un public de plus en plus averti.

Passons à la documentation. Dans le monde de la critique textuelle, le travail se poursuit patiemment, sans grand changement dans l’éventail des anciens papyri et autres. Dans le secteur néo-testamentaire, les textualistes arrivent de mieux en mieux à cerner l’état du texte ou plutôt les états du texte dès le IIè siècle de notre ère ; ainsi, au niveau des lectures dites occidentales ou palestiniennes, sans parler du Diatessaron de Tatien. Mais plus ça va, plus la situation se complexifie, comme si la diversité quasi originelle des recensions évangéliques et autres portait l’écho d’une non moins grande diversité communautaire à l’époque.

Dans un autre domaine documentaire, plusieurs nouveautés ou soi-disant telles comme l’Évangile secret de Marc, ont fait long feu. Le travail avance, au contraire, dans le cadre des recherches gnostiques à partir des découvertes de Nag Hammadi en Égypte, dès 1945. L’Évangile de Thomas, regroupant 114 paroles de Jésus fait toujours parler de lui, surtout dans le cadre du Jesus Seminar américain, où l’on part à la recherche d’un Jésus qui ne serait plus qu‘un simple maître de sagesse, un rhéteur - et non pas, déclare-t-on, un prophète ou un Messie. Mais, hors les États Unis surtout, ces thèses radicales semblent peu reçues, sinon par des journalistes. Au premier siècle dans le monde juif, sagesse et prophétie font déjà bon ménage, et l’on assassine guère des maîtres d’éloquence ou de sagesse.

Par ailleurs, l’intérêt reste grand touchant l’édition et la traduction des écrits dits apocryphes. L’équipe de spécialistes, sous la direction de François Bovon et du regretté Pierre Géoltrain, ont déjà produit un volume des Ecrits Apocryphes chrétiens en 1997, indispensables pour comprendre le christianisme populaire des premiers siècles, ou encore, les groupes sectaires de ce temps.

Restent deux domaines importants où des spécialistes labourent tranquillement le terrain. Ainsi, La Bible d’Alexandrie, lancée sous la direction de Marguerite Harl, et de nombreux travaux sur les Septante, en France et à l’étranger. Quant à Qumrân, vous avez sûrement entendu parler de la récente tempête qui a secoué les manuscrits découverts dès 1947. Tout s’est maintenant apaisé, et apparemment rien de très nouveau reste à attendre des manuscrits non publiés officiellement. Les manuscrits de la Grotte IV sont en partie publiés, et désormais tous les fragments, la plupart minuscules, sont accessibles par le biais de la photographie. Les hurlements de certains anglo-saxons touchant des publications qui seraient, disent-ils, sous la coupe du Vatican semblent maintenant oubliés. Ce qui n’empêche la parution d’ouvrages, disons, extravagants, à la manière de Heinemann et Wise, selon lesquels ces manuscrits seraient judéo-chrétiens, avec un Jacques de Jérusalem comme Maître de Justice. Laissons-là ces extravagances que le temps efface d’ailleurs rapidement.

Reste le travail en profondeur, celui d’un examen patient de cet ensemble manuscrit (faut-il parler d’une bibliothèque ?), un ensemble un peu hétéroclite, engrangée sans doute à la va-vite dans les grottes de la Mer Morte. Des textes d’une haute valeur religieuse, voire mystique ; restent encore à mettre en valeur, tels les Chants pour l’holocauste du Sabbat, énoncés en suppléance des sacrifices du Temple le jour du Sabbat. Ces magnifiques chants de louange, continuellement ponctués par les mots ‘par la langue’, pourraient bien jeter un nouvel éclairage sur la prière glossolale de certains corinthiens, même si le passage de ce type de prière mystique juive en terre grecque en rendait la langue peu intelligible et devait provoquer les réactions de l’Apôtre selon 1 Co 12 à 14.

Passons à un autre domaine, celui de l’archéologie dont la revue Le Monde de la Bible permet de suivre l’actualité, malgré un champ maintenant élargi à l’iconographie ou autres représentations inspirées par la Bible. La revue n’en reste pas moins très belle.

Je ne saurais vous faire part ici des dernières découvertes en Israël, alors que le climat actuel n’est guère propice à de telles investigations. De plus, une certaine surenchère médiatique invite aujourd’hui à la plus grande prudence ; ainsi en Israël où l’on aurait découvert, dit-on, une grotte de Jean le Baptiste ! Restent solides heureusement le étonnantes découvertes faites à Jérusalem aux abords du Temple, entre autres. Quant à la maison dite de saint Pierre à Capharnaüm, malgré les efforts valeureux des franciscains de Terre Sainte, l’identification en question reste à mon avis dans le royaume du possible seulement. Mais la découverte d’un petit village de pécheurs en ce lieu est bien réelle, ainsi que l’existence d’une dévotion judéo-chrétienne à Pierre. La belle synagogue blanche que vous connaissez est probablement du Vè siècle de notre ère - sans qu’on puisse être sûr, à mon avis, de l’existence d’une synagogue antérieure sous-jacente. Bref, il faut éviter de trop vite charger des découvertes de ce genre, alors que l’archéologie engendre souvent plus de questions qu’elle ne résout d’énigmes.

Rapportons seulement deux scoops qui ont un moment agité les journalistes : l’un, anecdotique et l’autre, beaucoup plus sérieux.

  1. Vous avez tous entendu parler de la récente trouvaille d’une inscription en araméen sur un ossuaire en pierre, portant les mots : Jacques fils de Joseph, frère de Jésus. Dès le Ier siècle avant J.C., avec la conviction d’une résurrection des corps individuellement distincts, on rassemblait les os dans un petit ossuaire en pierre, avec le nom du défunt inscrit, gravé dessus. Cette pratique devait sans doute durer jusqu’en l’an 70, sinon en 135 après notre ère, et de nombreux ossuaires ont été découverts, hélas d’une manière souvent anarchique, sans un contrôle rigoureux du lieu de la découverte. Ainsi en est-il pour l’ossuaire en question, trouvé, dit-on, près de Jérusalem. S’agirait-il ici de Jacques, le frère du Seigneur, dont parle Paul dans Ga 1,19, c’est-à-dire le dirigeant de l’Église de Jérusalem, lapidé par un grand prêtre sadducéen en l’an 62 ou 66 de notre ère. Mais le problème porte surtout sur la datation de la taille de l’inscription ? N’avons-nous pas affaire à un faux, comme le déclare un important Institut archéologique israélien, et, un fois de plus, on voit qu’une découverte archéologique non professionnellement située devient quasi inutile, surtout lorsqu‘on tombe sur des fabricants de reliques anciennes !
  2. Le second point, qui s’appuierait d’abord sur l’archéologie, concerne l’histoire biblique dans son déroulé. Il est important, au point d’entendre parler ici ou là d’un ‘Pentateuque en crise’. L’Écriture de la Première Alliance n’étant pas mon royaume, je ne fais ici que résumer ce que j’ai cru comprendre. Touchant l’histoire d’Israël, les découvertes archéologiques ne surgiraient solidement qu’à partir du VIII-VIIè siècle avant notre ère. Tout ce qui précède relèverait d’un ouie-dire hasardeux, sans fondement très solide, et nos beaux tableaux chronologiques sur Abraham en 1850, Moïse en 1300 et David en 1000, etc. seraient désormais sujets à caution ; ainsi, dans I. Finkelstein et N.A. Silberman.

Par ailleurs, nous avons autrefois appris (avec Wellhausen) comment le Pentateuque était tissé à partir des quatre sources suivantes : une tradition ancienne, dite yahwiste [d’après le tétragramme divin YHWH dont use cette source] et datant du IXè s., à l‘époque de Salomon ; puis, une tradition appelée élohiste [suivant le nom divin Elohim] qui serait du VIIIè s. ; ensuite, la tradition deutéronomique vers 621 [l’écriture du Deutéronome suivi des livres de Josué, des Juges, etc.] ; et enfin, la tradition sacerdotale de l’époque de l’Exil. Jusque-là, l’histoire du Peuple de Dieu débutait avec Abraham. Or, voilà que, depuis plus d’une décennie, l’accent est mis sur le travail des scribes à l’époque de Josias (VIIè s.), puis, durant l’Exil (586) et après. La tradition dite yahwiste - et a fortiori l’élohiste, plus nébuleuse encore -, apparaîtrait tardive et théologiquement marquée, sans qu’on puisse trop émettre des certitudes d’ordre historique à son endroit. La haute figure de Jacob semblerait même l’emporter sur celle d’Abraham... Ainsi, dit-on toujours, la religion chaleureuse de la tradition dite yahviste porterait surtout l’écho de la religion des Prophètes d’Israël, sans pouvoir remonter trop haut et a fortiori sans se perdre dans l’eau de la Mer Rouge ou les caravanes bédouines de l’époque d’Abraham.

Tout cela pose évidemment question au niveau de la catéchèse et obligerait en quelque sorte à mieux distinguer, d’une part, la connaissance de l’Histoire Sainte touchant Abraham, Isaac, Jacob, etc. - c’est-à-dire une connaissance religieuse et culturelle qui reste aujourd’hui nécessaire - et, d’autre part, ce que les données historiques permettent d’assurer, mais à partir des VIIIè-VIIè s. surtout. Bref, l’histoire, disons, événementielle, des Patriarches et même celle de Moïse paraît difficile à établir. Le langage de la légende et celui de l’histoire s’emmêlent, et l’historien n’est plus à même de cerner exactement les contours des événements d’hier. Cela dit, je me demande quand même si certains vétéro-testamentaires ne poussent un peu trop loin le bouchon en la circonstance ! Jusqu’à quel point les récits des patriarches bédouins n’apparaissaient-ils pas déjà bien vieux à l’époque de Josias ?

Un regard nouveau sur l‘Écriture, visant une lecture d’ensemble, sans se concentrer seulement sur l’originaire, permet heureusement de sauver les meubles. Les vétéro-testamentaires, et les néo- aussi, accordent désormais plus d’attention à chacun des livres bibliques, saisis en entier, dans leur mouvement d’ensemble, leur déroulé narratif et le jaillissement de leurs sens multiples. Ils s’intéressent aussi aux théologies plurielles qui traversent les écrits bibliques. L’exégète d’aujourd’hui cherche moins à déterrer quelques textes dits primitifs ou originaires. Il vise moins à reconstituer quelque document dit antérieur qu’à entrer dans le mouvement d’un ensemble aux sens multicolores. Par ce biais, une lecture pastorale de l’Écriture retrouve ses couleurs - à la condition de ne pas sombrer dans un nouveau fondamentalisme, car demeure grande la distance entre, d’une part, ces narrations bibliques pétries de soucis théologiques et pastoraux d’un autre âge et, d’autre part, la réalité souvent emmêlée des événements d’hier.

Mais nous venons à l’instant de passer au point suivant, portant sur le comment, c’est-à-dire sur les nouvelles méthodes d’investigation. Revenons aux eaux relativement plus calmes du Nouveau Testament.

II. De nouvelles méthodes d’investigation.

Nouvelles ou anciennes méthodes, les deux s’entrecroisent, et pour une part s’épaulent mutuellement, même si le regard exégétique actuel laisse désormais plus de place à la synchronie qu’à la diachronie. En 1994 la Commission Biblique Pontificale a publié un précis et précieux ouvrage sur L’interprétation de la Bible dans l’Église. En très gros : il faut respecter les diverses voies d’accès à l’Écriture, disons, les différentes méthodes de type synchronique (le texte dans son déroulé littéraire présent) et diachronique aussi (le texte dans sa gestation littéraire et historique), et cela, sans jamais oublier la dimension spirituelle et communautaire des Écritures : l’Écriture construit l’Église, et l’Église en construit l’interprétation. En outre, il est important de respecter aussi leur unité fondamentale par delà des divergences réelles entre ces écrits - non pas seulement apparentes, mais bien réelles.

En gros encore, sans nullement nier la valeur d’une exégèse dite historico-critique, les membres de la Commission en question avec l’appui du Cardinal Ratzinger relèvent l’importance des lectures de type synchronique, sans doute plus aptes à s’ouvrir à une compréhension spirituelle. Car, d’un côté, l’histoire appelle une sorte de mise à distance entre le texte et son lecteur et, de l’autre, le lecteur semble coller davantage au texte, comme entraîné dans le mouvement spirituel qui le traverse.

Au fait, l’affaire peut paraître amusante : au moment même où de nombreux exégètes (en dehors des allemands, il est vrai) mettent plutôt l’accent sur les procédures synchroniques, il est curieux de constater l’intérêt d’un Père Sesbouë pour la diachronie. Dans son dernier livre Hors de l’Église pas de salut (Desclée de Brouwer, 2004) il plaide en théologie pour l’adoption d’une herméneutique historico-critique, une herméneutique historique des textes du Magistère y compris. Cela, pour dénouer l’imbroglio d’une devise, à la fois, infaillible et caméléon, qui change de sens au point de susciter aujourd’hui la réticence à son endroit.

Retrouvons notre sujet. Des années 1970 à nos jours, l’exégèse biblique devait se mettre à bouillonner d’une manière inattendue au regard des vétérans d’hier. Sans doute, après 1968 surtout, l’exégèse subit-elle le contrecoup du vacillement des certitudes d’autrefois, sinon des identités traditionnelles et bientôt des idéologies. Une lecture biblique quasi monopolisée jusqu’ici par l’historico-critique, va en partie voler en éclats. Mais en partie seulement, car le questionnement historique demeure toujours vif, sinon essentiel.

Toutefois, en dehors de l’Allemagne surtout, et donc dans les pays francophones ou chez les anglo-saxons plus pragmatiques, la guerre ne sera pas déclarée. Après un afflux massif d’études de type synchronique en tout genre, on devine mieux aujourd’hui l’équilibre à atteindre, les limites méthodologiques à respecter et l’importance de la recherche historique pour ne pas s’engluer dans une immédiateté fondamentaliste.

Bref, les sciences humaines envahissent le champ biblique, et particulièrement la linguistique, la sémiotique et autres recherches structurelles ou narratologiques, puis, la sociologie, voire la psychanalyse. Le champ est considérable, toujours en mouvement, et le "paysage biblique" d’aujourd’hui se présente en parfait contraste avec celui du début du XXè s. où l’horizon semblait comme bouché. La Bible se remet à bouger, à parler. Mais un exégète, trop souvent livré à lui-même, s’inquiète de ne pouvoir maîtriser tous ces domaines !

Je ne peux ici entrer dans le détail des procédures mises actuellement à l’œuvre. Ainsi, dès les années 1970, des travaux dans la ligne d’un structuralisme représenté en particulier par A. Greimas, Jean Delorme et l’équipe lyonnaise du CADIR (et beaucoup d’autres encore) devaient sensiblement révolutionner le regard exégétique francophone. Sans doute la recherche première des structures dites profondes, comme on disait à l’époque, a-t-elle quelque peu fait long feu, tournant parfois en rond autour d’un ‘carré sémiotique’. Mais les travaux actuels, privilégiant les problèmes de l’énonciation et de la réception, ont et auront certainement un impact important sur le ou les sens pluriels alloués à un texte. Comment s’opère la communication, la transmission du message ? Comment est-il reçu de fait ? Voilà des questions à dimension pastorale. Comment s’opère cette transmission ? Les travaux de Marcel Jousse sur la rythmique verbale ont ici leur intérêt, mêmes s’ils ont parfois été trop vite accaparés par les tenants d’un certain traditionaliste biblique. Comment ce message est-il reçu ? De ce que nous disons, qu’est-ce que l’autre entend réellement ? C’est la question que nous nous posons souvent, qui, chaque fois, nous oblige à décanter notre pensée et épurer notre langue. Par ailleurs, au niveau de l’histoire de la réception d’un texte biblique, on peut souvent récupérer de nombreuses perles précieuses, puisées chez les Pères de l’Église, les auteurs spirituels et autres. Comme pour les Encycliques, un discours biblique n’est réel que lorsqu’il est reçu, religieusement reçu.

Plus encore, la Bible n’est telle, que parce qu’à l’intérieur d’elle-même déjà, elle est le lieu d’une immense orchestration de la Parole, le lieu d’une réception en effervescence et celui d’un continuel jeu d’interprétations en miroir. Car Dieu parle toujours aux siens et sa voix est, à la fois, une et plurielle, comme au Sinaï selon l’ancienne tradition juive.

Ajoutons, sans plus, la mention d’autres recherches en train d’affiner les couteaux : ainsi les études dites structurelles (et non pas "structurales") qui veulent, disons, décortiquer l’ossature d’un texte à partir des procédures de composition littéraire, exploitées dans les civilisations de type oral [ainsi, à partir des parallélismes littéraires, des chiasmes, etc..]. Ou encore, les recherches dites rhétoriques dans la ligne des rhétoriques d’Aristote et beaucoup plus tard de Quintilien. Sans les récuser entièrement, j’avoue mon inappétence en ces domaines où les conclusions, sous le masque de l’objectivité, demeurent souvent bien fragiles. Les chiasmes (ou soit-disant tels), changent de couleur selon celui qui les produit. Et si la méthode historico-critique demeure toujours sous le signe de l’hypothétique (de l’histoire), il ne faut pas non plus surévaluer des conclusions relevant de la synchronie, au risque de sombrer dans un nouveau fondamentaliste.

Les travaux actuels mettant en relief les aléas de la narrativité et les règles d’une énonciation en continuelle jaillissement s’avèrent néanmoins s’imposer fortement. D’une certaine façon, avec le pragmatisme anglo-saxon surtout, ce type de lecture ramasse en termes plus compréhensibles l’apport de la sémiotique et autres lectures structurelles. Et cela, avec le double souci de mesurer l’effet produit chez le lecteur (Qu’est-ce que le texte produit chez le lecteur ?), et aussi avec le souci de le faire entrer dans le mouvement même du texte. Du point de vue pastoral,c’estpayant ! Pensez aux travaux de Jean-Noël Aletti ou de Daniel Marguerat sur le mouvement même de la narrativité et le déplacement du questionnement qu’introduit ce type d’analyse. Mais là encore évitons d’exagérer. En exégèse, tout est question d’équilibre et de mesure.

D’autres pistes encore sont actuellement suivies : non pas tellement dans le cadre d’une recherche psychologique ou psychanalytique [peu de travaux apparemment valables à ce niveau, du moins à mon point de vue], mais dans la coulée d’une investigation dite socio-religieuse (avec Theissen et autres.). De nombreux travaux de ce genre marquent l’exégèse d’aujourd’hui. L’éventail des recherches porte d’abord sur le ou les judaïsmes (ou mouvements juifs) du premier siècle, un judaïsme alors singulièrement éclaté et qui, pour une part, portait déjà en lui ce qui deviendra ensuite le christianisme. Ensuite, la recherche part des textes néo-testamentaires ; dans leur diversité parfois extrême, en les considérant alors comme le reflet des diverses communautés qui les soutiennent. La figure des premières communautés, judéo-chrétiennes et autres, est alors mieux distinguée, et s’affine aussi l’évaluation des liens et distance entre elles. Tout cela renouvelle l’intelligence des éléments néo-testamentaires et pose la question de leur historicité de nouvelles manières. Bref, la connaissance des contextes culturels, politico-religieux et communautaires, juifs ou non, permet de mieux jauger la valeur d’un élément donné. Nous ne pouvons hélas présenter un exemple. Car il reste encore à évoquer deux points importants, très rapidement : le problème synoptique et le bon usage de la tradition Q :

 La Question synoptique - mesurant les liens, distances et rapports de dépendance entre les évangiles de Mc, Mt et Lc - n’a guère évolué depuis des décennies déjà, et cela, malgré des coups d’annonce publicitaire qui règleraient définitivement l’affaire. Gardons-nous de céder à quelque surenchère médiatique momentanée. Par exemple : la priorité de Marc est largement reçue depuis plus d‘un siècle, et les travaux sur ce point semblent quelque peu taris, tellement la cause est entendue. Sur ce, on trouve toujours quelqu’un pour remettre l’affaire sur le tapis. En un sens, c’est bien, en obligeant alors à vérifier à nouveau les données de base. Mais, disons, vu de l’extérieur, hors du petit monde de l’exégèse, on a parfois l’impression que la maison s’écroule. Toutefois, la vague médiatique passée (il faut bien que les éditeurs vendent leurs productions), tout redevient calme. Et Marc résiste !

La priorité de Marc sur Mt/Lc demeure donc très largement acceptée, ainsi que la théorie des Deux Sources (Mc et Q). Hormis quelques auteurs plutôt marginaux, et donc suivant l’opinion presque commune des néo-testamentaires, la critique des sources continue d’attribuer à l’évangile de Marc une quasi priorité littéraire sur la rédaction grecque de Matthieu et de Luc. Ces deux derniers qui ne se connaissaient pas l’un l’autre ont en plus utilisé d’autres sources, dont une Seconde Source ou tradition dite Q (de l’allemand Quelle). On en trouve l’écho, par exemple dans le Discours sur la Montagne rapporté seulement par Matthieu et par Luc. Certes, çà et là, quelques exégètes en appellent toujours à la priorité littéraire de Matthieu, sinon à celle de Luc ; ou encore, embrouillent un peu tout. Mais la théorie dite des deux sources (Mc et Q) résiste toujours, quitte à assister aujourd’hui à un certain déplacement de la problématique. D’abord, l’argumentation devient en général moins systématique. En quelques cas, au moins, cette priorité de Marc pose de réelles questions (Mc 7,1). Mais si cette priorité marcienne ne saurait devenir une règle de fer, d’une manière pragmatique au moins, commençons d’abord par lire le récit de Marc avant les deux autres. Cela dit, le déplacement s‘opère surtout sur le point suivant. L’intérêt porte moins sur la systématique d’une reconstruction allant à la recherche de l’originaire, à la découverte du père ou d’un grand père littéraire - par exemple, à la manière de Boismard. Il porte surtout sur chacun de ces évangiles saisis au niveau de leur rédaction, en tant qu’elle reflète à sa manière, disons, la mère porteuse, la communauté d’où le récit a surgi.

La bataille actuelle porte plutôt sur le point suivant, déjà en partie évoquée. Mais, à nouveau elle agite surtout certains journalistes américains et une poignée d’exégètes seulement (ainsi, Mack). Voilà la question : Qui donc est Jésus, un Prophète ou une Sage ? Un prophète plus ou moins messianisé dans le contexte d’Apocalypse de l’époque ou un maître de sagesse, à la grecque, à la manière des cyniques ou des néo-stoïciens ? Cette fois, si, malgré son intérêt réel le problème synoptique ne captive guère les foules, la présente question devient brûlante. Le christianisme n’est-il qu’une philosophie ? Car évacuer la dimension prophétique de la figure de Jésus, c’est aussi ruiner sa dimension religieuse. Je l’ai déjà dit, l’argument des protagonistes d’un Jésus rhéteur veut s’appuyer sur l’Evangile de Thomas, avec ses 114 paroles de Jésus, dont un tiers environ trouve son parallèle dans les synoptiques ; d’aucuns l’ont appelé un cinquième évangile. L’expression est fausse, car il s’agit ici d’un amoncellement de paroles, et non pas du récit de la Bonne Nouvelle. L’argument s‘appuie surtout sur les éléments parallèles de Matthieu et de Luc, donc sans Marc, et encore en éliminant de Matthieu ou de Luc tous les éléments dits surajoutés tardivement.... Bref, cette tradition Q, savamment reconstruite et parfois d’une façon aléatoire, refléterait, dit-on, le milieu des charismatiques itinérants de Galilée, subjugués par la parole du Maître du sagesse.

Qui donc est Jésus ? Voilà à nouveau la question posée, selon le type de documentation que l’on se donne pour base, par exemple, à partir d’une tradition Q arbitrairement épurée de toutes connotations prophétiques. Et cela pourtant, à une époque où, en Israël même, la Prophétie et la Sagesse se côtoyaient largement. Néanmoins, indépendamment des exagérations susdites, l’intérêt porté à cette tradition demeure toujours vif. En d’autres mots, quelle était la figure des premières communautés galiléennes ? N’a-t-on pas commencé dans le premier cercle du Ressuscité en Galilée à ramasser et entasser les paroles du Maître, paroles de sagesse et paroles prophétiques ensemble, avant que ne s’impose l’anamnèse de sa Passion, puis, de tout son ministère ? Car c’est sa personne qu’il faut suivre, et non pas son enseignement seulement. Mais ouvrons maintenant nos regards sur l’avenir.

III. Les terrains et projets actuels de l’exégèse.

Les terrains et projets actuels de l’exégèse sont nombreux et considérables, mais bien des points restent en suspens, dont certains, sinon tous, dépassent l’ouvrage exégétique, même si leur départ surgit de l’Écriture. Ainsi en est-il largement de l’herméneutique, à la suite de Ricœur et autres, c’est-à-dire fondamentalement du problème du langage dans le monde de la Bible, de la Théologie ou de la Pastorale.

Avant d’effleurer ces sujets fondamentaux, citons seulement quelques problèmes aujourd’hui plus sensibles :

  1. Le rôle des femmes selon l’Écriture fait toujours l’objet de nombreux travaux dans les milieux anglo-saxons surtout et particulièrement dans le monde américain. Une lecture féministe de la Bible fait florès, parfois avec exagération, mais sans que nous puissions en deviner aujourd’hui les points d’aboutissement. La documentation reste fragile, souvent implicite, alors que tous les écrits bibliques sont rédigés par des hommes [à l’exception peut-être du Cantique des Cantiques !]. Bref, on ne voit pas trop où les femmes nous mènent ! Mais la figure de madame Phoebé désignée comme diakonos (au sens de ‘serveur de la parole’) et prostatès (dirigeante) de l’Église de Cenchrées ne saurait trop vite être effacée (Rm 16,1).
  2. Autre sujet d’une grande actualité : à la suite des travaux basés sur les écrits qumrâniens et les apocryphes juifs, une perception nouvelle du Judaïsme au premier siècle se fait jour dans sa grande diversité. Ce qui pose à nouveaux frais la question des rapports entre le Judaïsme et l’Église - comme nous disons aujourd’hui. Ce qui débouche sur une interrogation herméneutique brûlante : même si les premiers écrits judéo-chrétiens ne peuvent être taxés d’antisémitisme - puisque des Juifs confessant Jésus interpellent ici d’autres Juifs -, jusqu’à quel point la relecture liturgique de ces textes brûlants peut-elle maintenant échapper au danger d’un certain antisémitisme larvé ou virulent ? Car il ne s’agit pas seulement de corriger une réception ultérieurement dévoyée de ces textes litigieux - chez Jean, par exemple. En fait, certains éléments du Nouveau Testament lui-même semblent peu... chrétiens ! Faut-il, comme Paul VI, expurger les psaumes imprécatoires ? Mais où s‘arrêter alors ? D’une manière plus large, c’est la question d’Israël qui est directement posée. Vous le savez, elle l’était déjà chez Paul, surtout dans Rm 9 à 11. D’autres milieux judéo-chrétiens (Matthieu par exemple, sinon Luc) avaient à ce sujet un regard différent. Malgré ce qu’en disent certains, la théologie dite de la substitution (signant quasiment la mort d’Israël) apparaît aussi dans le NT. Alors qu’en faire ? Et jusqu’à quel point le discernement des esprits dont parle l’Apôtre dans 1 Co 12 à 14 doit-il s’exercer jusque dans le NT lui-même. De plus en plus, le temps passant, nous peinerons à en lire certaines pièces. Dès lors comment doit s’opérer notre rapport à l’Écriture, lieu de notre référence première ?
  3. Je ne m’attarderai pas sur les travaux actuels portant sur Jean ou plutôt la tradition johannique avec des communautés en effervescence, au sein d’un judéo-christianisme teinté par l’essénisme et menacé par une gnose déjà naissante. La figure du Christ selon le Bien-aimé, sa parole et ses gestes, semblent tellement différents de la tradition des autres Églises.
    Je ne m’attarderai pas, non plus, sur les nombreux travaux portant sur Paul, dans le monde juif israélien y compris. Si le motif du soi-disant anti-féminisme de Paul paraît maintenant mis quelque peu en veilleuse, des milieux juifs surtout entendent souvent désigner l’Apôtre comme ‘le fondateur du christianisme’. Ce qui est vrai d’une certaine manière, tant Paul a bien été au principe d’une nouvelle figure du christianisme, alliant judéo- et helléno-christianisme, mais faux aussi, en reconnaissant combien l’Apôtre trempe sa foi dans la première tradition chrétienne en confessant ce qu’on appellera plus tard la divinité de Jésus. Ce qui amène au point suivant.
  4. Un autre champ considérable touche en effet la question de l’unité et de la diversité dans le Nouveau Testament. On s’intéresse alors aux judaïsmes (au pluriel) du premier siècle, ainsi qu’à la diversité des premières communautés serrées autour de telles ou telles figures apostoliques ; Pierre, Jacques et autres. Si l’on peut continuer de parler du judaïsme (au singulier) en raison d’une orthopraxie commune ou presque, les mouvements juifs de l’époque témoignent cependant d’un monde en plein ébullition. Or, d’une certaine manière, il en est de même au sein des premières communautés chrétiennes : à partir de la communauté de Jérusalem, direz-vous, si vous êtes lucanien, ou encore, à partir de la première rencontre du Ressuscité avec les siens en Galilée selon Marc et surtout Matthieu. Je ne puis entrer ici dans ce sujet considérable avec des communautés judéo-chrétiennes de type divers et des communautés helléno-chrétiennes non moins diverses aussi - avec une manière propre à chacune de désigner le Messie, le Fils de David, le Seigneur, le Fils de Dieu, etc., dans le cadre d’une christologie encore en gestation.
    Je me contenterai d’une seule réflexion. Par-delà toutes ces diversités originelles, le Nouveau Testament qui les reflète devient le lieu d’une réelle tension ou visée d’œcuménicité, dont le Canon des Écritures sera ensuite le sceau. Le mouvement œcuménique commence dès le départ des premières traditions orales traversant ensuite l’Écriture. Ainsi, selon une lecture socio-religieuse, l’Écriture redevient plurielle, une pluralité à toujours respecter. Et en même temps, comment ne pas être saisi par ce mouvement unitaire qui la traverse, au point de voir l’auteur des Actes en arriver jusqu’à réconcilier Paul et Pierre ? Luc voudrait-il effacer l’incident d’Antioche de la mémoire chrétienne (Ga 2,11s) ?
    Faut-il ajouter que ces derniers points ne sont pas toujours bien saisis par quelques théologiens, sans parler des hauts échelons hiérarchiques, dont la tendance à niveler les textes et les traditions risque parfois de voiler une part du message - bref, une unité qui écrase la pluralité langagière de la Révélation nouvelle. On emmêle tous les textes bibliques sous motif de leur unité canonique, pour mieux vérifier ensuite quelques assertions théologiques découpées à sa mesure. Mais c’est d’abord en reconnaissant ces différences premières qu’on peut tendre vers l’unité, et non pas en les écrasant dans l’œuf. Ou encore, une théologie qui ferait fi de l’histoire, avec son corrélat d’hypothèses y compris, est-elle aujourd’hui acceptable ?
  5. Ce qui nous mène aux points suivants, d’une actualité brûlante, portant sur la question du langage et celle de l’histoire (les deux en partie connexes). Ces questions dépassent largement la compétence d’un exégète isolé. Le travail en équipe regroupant diverses compétences devrait de plus en plus s’imposer. Ce qui n’est guère le cas en France. Nos moyens sont trop pauvres.

Langage et histoire : quel type de langage est utilisé dans telles ou telles strates des récits évangéliques - et ils sont nombreux ! -, et en quoi cela touche-t-il notre appréciation historienne, je veux dire, le jugement de valeur historique portant sur ces histoires racontées littérairement ? Les exégètes, comme J.P. Meier et autres, s’affrontent continuellement à ces questions, par exemple lorsqu’ils étudient les miracles évangéliques. Et l’affaire devient particulièrement sensible au niveau catéchétique. Comment mettre en lumière des valeurs religieuses exprimées dans le langage sémitique de l’image, sinon celui du mythe - à la manière des récits de Gn 1-11, le péché d’Adam y compris ? Comment faire percevoir l’historicité fondamentale de ces récits par-delà une lecture de type disons historiciste, devenue incroyable ? L’affaire se trouble plus encore, lorsqu’un auteur emmêle ces divers types de langage - j’allais dire à la manière de Jacques Duquesne. Marie, dit-il entre autres, serait-elle libre d’exprimer son fiat, si son Immaculée Conception devait l’obliger à une telle réponse ? On en arrive alors à un certain cafouillage, entremêlant le récit littéraire de l’annonce angélique à des expressions fidèles, in fide, portant sur la radicale sainteté de Marie. L’exégèse consiste d’abord à lire les textes tels qu’ils sont, sans en rajouter et sans les réduire, non plus, sans même s‘immerger dans la soi-disant conscience des personnages du récit.

Sans accepter le radicalisme d’un Bultmann, d’ailleurs largement tempéré par ce qu’on appelle les deuxième et la troisième quêtes historiques de Jésus, la question du langage et de son rapport à l’histoire s’avère de plus en plus aiguë. Comment respecter ces divers niveaux de langage dans leur spécificité et en même temps jauger l’historicité des événements ainsi racontés ? Car il y a toujours une distance à respecter entre le récit littéraire et l’objet de ce récit, à savoir la distance instaurée par la parole qui déclare et construit de quelque manière l’objet en question.

Comment donc faire de l’histoire ? Puis-je seulement ramasser quelques suggestions à ce propos :

D’abord, il importe de se situer au niveau de l’histoire racontée littérairement (son organisation, ses rouages littéraires, sa pointe, etc.), sans d’emblée sauter dans l’histoire alors désignée ou référencée. Et a fortiori, sans reconstruire une autre histoire à notre mesure. Ou encore, sans se projeter indûment dans la conscience des personnages du récit, en croyant se mettre à leur place.

Ensuite, il ne faut pas négliger les travaux de type historico-critique (École de l’histoire des Formes littéraires, celle de la Rédaction et de la Tradition), qui peuvent plus ou moins nous désigner les diverses étapes des rédactions et traditions successives. Mais, sans pour autant, identifier immédiatement cet état ou ces états premiers d’une ancienne tradition avec ce qu’on appelle la/les réalités. Même si pour beaucoup Marc est le premier écrit évangélique, cela ne signifie pas qu’il soit toujours le plus historique. Le recherche d’historicité réclame d’autres instruments qu’une étude de sa tradition littéraire.

Ensuite, il importe de situer, autant que faire se peut, ces rédactions et traditions dans le contexte pluriel de l’époque. A partir des groupes et communautés chrétiennes qui répercutent la mémoire de Jésus et des siens, il faut voir comment les croyants les désignent en leurs gestes et paroles. Bref, à travers le prisme des médiations linguistiques et sociales dont les textes portent encore la trace, il s’agit de cerner les points historiques les plus solides ou, du moins ceux que notre documentation littéraire et archéologique d’aujourd’hui permettent de mieux distinguer. L’historien n’est pas un magicien, il ne recrée pas l’histoire, toute l’histoire d’hier ; il ne peut qu’en repérer quelques traces et suggérer les déplacements littéraires ensuite opérés.

Cela dit, l’exégète chrétien, ce théologien de l’incarnation de la Parole de Dieu, et avec lui tous les lecteurs de l’Écriture appelés aussi à ce travail de lecture, ne saurait oublier le sens, la fonction de cette Parole de salut. Et si l’opération d’exégèse est toujours une opération de mise à distance, encore lui faut-il entrer aussi dans le mouvement de cette Parole et la faire résonner de nouvelle manière. Si nos auditeurs risquent parfois d’être heurtés par nos dires, même en évitant des jugements péremptoires, l’affaire, dans le cadre d’un cercle biblique ou autres, deviendrait sans doute plus acceptable, si l’on a à cœur de faire résonner religieusement ce message et d’instaurer progressivement un climat de prière.

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Charles PERROT

Professeur de l’Institut catholique de Paris, France, † 2013

Publié: 01/03/2005