Sciences, clercs et religieux Moyen-Âge classique et tardif (v. 1000 - 1400)

Le présent compendium contient les noms des clercs ou des membres d’un ordre religieux dont la contribution historique au développement de la culture scientifique semble solidement avérée. Il ne prétend pas être exhaustif, et les informations rassemblées ci-dessous manquent parfois de précision du simple fait de leur concision. Certains des personnages mentionnés ont parfois négligé la théologie au profit des sciences, tandis que d’autres ont parfois fait le choix inverse, et que d’autres encore ont trouvé leur bonheur en parvenant à établir un certain équilibre entre toutes les dimensions de leur vocation.
La notice ci-dessous mentionne rarement ce qu’il en a été pour chacun, et ne cherche à juger personne. Le choix des noms retenus ici, qui se veut aussi objectif que possible, comporte malgré tout inévitablement une part de subjectivité et d’ignorance de la part de l’auteur.
 Ces articles sont publiés avec la permission de l’association Foi-et-Culture-Scientifique du diocèse d’Evry. Revue Connaitre- N° 39 - juillet 2013

La science arabe demeure particulièrement florissante au début du deuxième millénaire. Elle sait faire preuve d’originalité tout en continuant de s’intéresser à l’héritage hellénistique, toujours en partie grâce à la contribution de traducteurs juifs et chrétiens dont l’évêque jacobite Grégoire Bar Hebraeus (1226–1286). Grâce à la science arabe, l’Occident parviendra peu à peu à redécouvrir nombre des classiques grecs qu’il avait perdus et à s’approprier les innovations scientifiques arabes proprement dites. Parmi les pionniers de la diffusion du savoir arabe en latin, l’histoire a notamment conservé la mémoire des moines Hermann de Reichenau (1013–1054) et Constantin l’Africain (1015–1086).Ce dernier, d’origine carthaginoise,arrive à Salerne en 1065 après avoir acquis un solide fonds scientifique au cours de voyages en Orient, et se convertit au christianisme en 1070. Il entre ensuite au Mont-Cassin où il passe le reste de sa vie à traduire des textes. Ses traductions latines des œuvres d’Hippocrate et de Galien à partir de leurs versions arabes restaurent l’étude de la science médicale grecque en Europe.
Auteur lui-même d’un Glosario de Hierbas y Farmacos, il transpose aussi en latin le Kitab al–Itimad (De la Fiabilité des Drogues Simples) d’Ibn al-Djazzar (? –1004) sous le titre de Liber de Gradibus et, en collaboration avec son élève Johannes Afflacius ou Saracenus, le Kitab al-Malaki d’Haly Abbas sous le titre de Liber Pantegni.
À Tolède, l’armée de la Reconquista espagnole récupère une bibliothèque extrêmement riche. C’est dans cette ville que l’évêque Raimundo (? –1152) fonde vers 1140 une école de traduction dont le mode de fonctionnement interconfessionnel associe juifs, musulmans et chrétiens venus de toute l’Europe dans un même travail. Cette école dont la production est considérable alimente le mouvement que certains historiens comme C. Haskins, J. Le Goff et J. Verger nomment la « Renaissance du XIIe siècle ».

Parmi les clercs travaillant à l’école de Tolède figurent Robert de Chester archidiacre de Pampelune en 1143) qui traduit l’Algèbre d’Al Khwarizmi en 1145, le chanoine Marcos de Toledo (début du XIIIe siècle) et Herman Aleman (lequel devient évêque d’Astorga en 1266).

Ce dynamisme de traduction et d’ouverture bénéficie aussi à la technologie occidentale qui s’approprie peu à peu de nombreuses inventions d’origine chinoise, mongole et perse, sans toujours connaître clairement leur origine. Les abbayes bénédictines et cisterciennes, en développant l’utilisation de l’énergie des cours d’eau, jouent un rôle majeur dans le développement technologique et économique de cette époque. Nombre d’abbayes s’équipent également, à partir de la même époque, de moulins à vent à axe horizontal.

Une nouvelle culture européenne apparaît peu à peu. Dans la première moitié du XIIe siècle, la Description des Divers Arts du prêtre bénédictin Théophile (v. 1070–1125) révèle la maîtrise des techniques du vitrail, des pigments et colorants et de la métallurgie dans les ateliers monastiques. Le premier puits artésien européen est creusé en 1126 par des moines chartreux en Artois (d’où le nom de ce genre de puits).

La première mention d’une aiguille aimantée et de son usage par les marins en Europe se trouve dans De naturis rerum ("De la Nature des Choses") d’Alexandre Neckam publié en 1190

L’abbesse sainte Hildegarde de Bingen (1099– 1179), proclamée docteur de l’Église en 2012, décrit plus de trois cents plantes différentes en les nommant par leur nom allemand (le reste de son texte étant composé en latin). Entre 1175 et 1275, l’encyclopédisme médiéval connaît son âge d’or avec l’apparition de cinq grandes encyclopédies dont la première selon l’ordre chronologique est le De Naturis Rerum de l’abbé augustin Alexander Neckam (1157–1217).

Signe de changement des temps, le début du XIIIe siècle est témoin de l’éclosion de deux ordres religieux d’un type itinérant original, les franciscains et les dominicains, dont la mobilité s’avère très adaptée à la circulation des idées. C’est à ces nouveaux religieux que sont dues les trois grandes encyclopédies suivantes, le Liber de Natura Rerum du dominicain Thomas de Cantimpré (1201–1272) dont la rédaction s’étend de 1228 à 1244, le De Proprietatibus Rerum du franciscain Bartholomeaus Anglicus (v.1190–1250) composé entre 1230 et 1250, et le Speculum Majus du dominicain Vincent de Beauvais. Ce dernier ouvrage, qui vise à rassembler toutes les connaissances de l’époque en théologie, psychologie, physiologie, cosmographie, physique, botanique, zoologie, minéralogie et agriculture, est achevé vers 1257–1258. La cinquième grande encyclopédie de l’époque s’intitule Compendium Philosophiae. Sa rédaction, dont l’auteur nous est inconnu, s’est achevée vers l’année 1300. Toujours dans le même registre encyclopédique, la traduction de l’ouvrage de Thomas de Cantimpré en langue germanique, effectuée par Konrad von Megenberg (1309–1374), se distingue par ses illustrations botaniques.
C’est aussi à la même époque que sont fondées les premières grandes universités européennes qui deviennent très vite un vecteur majeur d’innovation dans le domaine des savoirs. De très nombreux clercs y joueront souvent un rôle moteur. Citons tout d’abord celui auquel la place Maubert, dans le quartier Latin de Paris, doit son nom, saint Albert le Grand (1200–1280) qui, tout en demeurant très fidèle à Aristote, effectue des observations plus personnelles en minéralogie et en botanique. Dominicain lui aussi, Dietrich de Freiberg (1250–1310) publie en 1304 une théorie de l’arc-en-ciel remarquablement précise pour l’époque. Le franciscain Robert Bacon (? –1248), élève de l’évêque Robert Grosseteste (1175–1253), domine l’ensemble du Moyen Âge par son génie scientifique hélas mal récompensé par la hiérarchie de son ordre religieux. Son confrère Jean de Sacrobosco (fin du XIIe s.–1244 ou 1256) compose un traité d’astronomie relativement simple qui connaîtra un grand succès et comptera plusieurs dizaines de rééditions. Le franciscain polonais Witelo (1230– ?) compose un traité d’optique et s’intéresse aussi aux rapports de ce que l’on n’appelle pas encore le subconscient avec l’intelligence. Le catalan Ramon Llull (1235–v. 1316), qui entre vers l’année 1295 dans le tiers ordre franciscain, innove en logique formelle. Le franciscain François de Meyronnes (1288–1328) compte parmi les très rares érudits ayant osé envisager une hypothèse héliocentrique depuis Aristarque de Samos et son émule Séleucus de Babylone [1]
. Le franciscain William d’Okham (v. 1285–1349) élabore une vision philosophique « nominaliste » qui demeurera une référence importante pour les travaux d’épistémologie des siècles suivants. Son élève Jean Buridan (1300–1358), clerc séculier, conçoit pour la mécanique la notion d’impetus,quantité proportionnelle à la vitesse et la masse d’un corps en mouvement. Le franciscain Giovanni di Casali (? –v. 1375) présente une méthode graphique d’analyse de l’accélération des corps.

Nicolas Oresme « Einstein du XIVe siècle » 
précurseur de la géométrie analytique


Au plus haut niveau de la hiérarchie catholique, outre le pape Sylvestre II et l’évêque Robert Grosseteste déjà cités, Thomas Bradwardine (1295–1349) (chef de file des Mertoniens d’Oxford), Albert de Saxonie (1316–1390) et surtout Nicolas Oresme (1323–1382), précurseur de la géométrie analytique, comptent aussi parmi les grandes figures intellectuelles du Moyen Âge, comme c’est encore le cas du condisciple parisien de Roger Bacon Pedro Juliao Rebello dit Petrus Hispanus (1213/1223–1277), né vraisemblablement à Lisbonne au Portugal. Petrus Hispanus écrit en 1270 le Thesaurus Pauperum (Trésor des Pauvres), ouvrage qui renferme une compilation de nombreux conseils issus des médecines hippocratique et arabe ayant pour but de permettre aux plus pauvres de se soigner eux-mêmes. Le chapitre huit du Thesaurus Pauperum constitue une véritable somme des connaissances ophtalmologiques du moment. Petrus Hispanus devient le 187e pape en 1276 sous le nom de Jean XXI. Son règne dure moins d’un an, car Jean XXI succombe le 20 mai 1277 aux blessures occasionnées par l’effondrement du toit de l’appartement qu’il a fait construire pour y poursuivre ses études.
En médecine, l’évêque dominicain Theodoric Borgognoni (1205– 1298) publie un important manuel de chirurgie. Un siècle plus tard, le chanoine et médecin des papes d’Avignon Gui de Chauliac (1298–1368) publie en 1363 son traité Chirurgica Magna, rédigé avec un grand sens critique et dans un style concis et clair. C’est le premier traité donnant un aperçu complet de toutes les connaissances médicales et chirurgicales du XIVe siècle.
Cet ouvrage traduit dans toutes les principales langues européennes servira longtemps de référence en chirurgie et connaîtra d’innombrables rééditions jusqu’au XVIIIe siècle.

[1Dans son ensemble, la science arabe du Moyen Âge ne s’est pas intéressée ou n’a pas retenu l’hypothèse héliocentrique. Cependant, il existe au moins une exception : en Mauritanie, à Chinguetti, se trouve dans la bibliothèque Al Halott un manuscrit du XIVe siècle contenant un diagramme montrant les planètes du système solaire tournant autour du Soleil (cf. Sahara, Michel PALIN, ed. Weidenfeld and Nicholson, 2002, référence citée par Peter Hodgson dans son ouvrage Theology and Modern Physics, ed. Ashgate, 2006, p. 43).

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Info

Le présent article ne contient aucun bilan, aucune statistique globale. C’est là l’une de ses limites les plus manifestes. Il ne s’aventure à tirer qu’une seule conclusion : le nombre de clercs et religieux ayant contribué au développement des sciences, ainsi que l’importance scientifique de leur contribution, apparaissent a posteriori bien plus significatifs que ce que beaucoup de nos contemporains semblent la plupart du temps s’imaginer, et il n’existe pratiquement aucun domaine scientifique duquel ils aient été absents.
L’ordre retenu pour la présentation de ces personnages correspond globalement à celui de l’histoire des sciences. Dans certains cas, notamment pour le XVIIe siècle, il a paru naturel de regrouper certains ensembles de
personnages non seulement par grandes disciplines (sciences physico‑
mathématiques, sciences de la vie), mais aussi par pays (Italie, France,
Royaume-Uni, États germaniques, etc.) du fait des fortes dynamiques régionales de cette période, aboutissant à la fondation d’un bon nombre
d’académies scientifiques. Á partir du XIXe siècle, en revanche, les
communications internationales entre les chercheurs s’accélèrent à un tel point qu’il a paru plus judicieux de regrouper les acteurs en fonction de leur seule spécialité scientifique, sans tenir compte de critères géographiques ayant perdu leur pertinence.

François BARRIQUAND

Prêtre du diocèse de Créteil, scientifique et sinologue.

Publié: 01/11/2013